C’est fait. L’Algérie a remporté la deuxième Coupe d’Afrique des Nations (CAN) de son histoire. Les scènes de liesse se conjuguent avec celles des manifestations massives et populaires. En effet, un large mouvement de contestation s’est déclenché au début du mois de février dans le pays. Au départ, les protestations visaient Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999. L’homme souhaitait briguer un énième mandat présidentiel. C’était celui de trop pour la société algérienne. Si la rue joue un rôle primordial dans la contestation, celle-ci emprunte la voie tracée par le stade. Le mécontentement s’est aussi et d’abord exprimé dans les tribunes algériennes.
Les stades dans le Monde arabe sont un lieu sans pareil de liberté d’expression et de bouillonnement social et politique. Il n’est pas inutile que de rappeler le rôle des supporters tunisiens et égyptiens durant le Printemps arabe. Pour ce qui est du Hirak (« mouvement » en arabe) algérien, on peut citer cette banderole des supporters du F.C Biskra qui exclamait la chose suivante : « Pour honorer un mort, il faut l’enterrer, pas l’élire ». Celle-ci fut déployée le 15 février 2019, une semaine avant les premières grandes manifestations, lors du match opposant le Football Club Biskra à la Jeunesse Sportive Madinet Béjaïa. Si la contestation se construit dans le stade, ce dernier déborde dans la rue et influence les pratiques des manifestants. Les chants, les chorégraphies et autres pratiques que l’on peut constater dans les rues algériennes émanent directement d’une culture propre au supportérisme.
Aujourd’hui le mouvement se poursuit et réclame la chute de l’ensemble d’un système verrouillé politiquement. En effet, sous la double pression de l’armée et du peuple, Abdelaziz Bouteflika annonçait le 2 avril sa démission. A l’annonce de la nouvelle, plusieurs vidéos sur les réseaux sociaux rapportèrent la réaction de manifestants qui entonnaient La casa del Mouradia. Ce chant est l’oeuvre d’un groupe de supporters, Ouled El Bahdja, appuyant l’un des plus grands clubs de football du pays : l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA). Son titre évoque à la fois la série espagnole à succès La casa de papel et le quartier El-Mouradia, dans lequel se trouve le palais présidentiel.
Ce chant, bien que sportif, n’oublie pas d’évoquer la situation politique ; les différents mandats de Bouteflika et la décennie noire (guerre civile des années 1990 qui suivit les élections libres de 1991), notamment. Ce chant est, par la force des événements, devenu l’hymne de l’ensemble des manifestants et de leur lutte.
Youcef Fatès, politiste et spécialiste du sport algérien, établissait l’analyse suivante dans un article du Monde Diplomatique : « depuis l’indépendance, en 1962, les stades sont la caisse de résonance des revendications sociales de toute la jeunesse masculine ». Le politiste rappelle aussi qu’ « historiquement, les clubs de football ont toujours été un espace de contestation (…) Ils revêtent une dimension sociopolitique de résistance et de lutte anticoloniale ». Cette dernière précision rappelle le rôle du football, et du sport en général, dans le quotidien de l’Algérie coloniale. Un rôle lié à la contestation et aux intérêts politiques.
Une guerre avant l’heure
Retour dans le passé, celui de l’Algérie française et de ses trois départements (Alger, Oran et Constantine). Dans les années 1950, la situation dans les stades algériens est critique : Nombreux sont les rapports policiers et préfectoraux qui relatent différents incidents ayant lieu durant les matchs de football. Avant cette période trouble, les autorités coloniales souhaitaient fusionner le football « musulman » (terme générique pour désigner les algériens) et le football « européen » (terme générique pour désigner les administrateurs coloniaux, les personnes possédant la nationalité française, etc.) au cours des années 1930 (différentes circulaires imposant la présence de joueurs et dirigeants européens dans les clubs musulmans). L’abandon d’une fusion complète entre le football musulman et le football européen intervient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui, de fait, n’était jamais vraiment advenu. Les autorités coloniales doivent faire face à la multiplication d’incidents communautaires (et à la connotation politique) dans les stades. En effet, les communautés s’affrontent sur le terrain, mais aussi, dans les tribunes. Cette inquiétude autour de la sécurité est confirmée par nombre de documents d’archives.
Par exemple, en 1953, un rapport fait état du dispositif renforcé de la sécurité des stades de Blida (ville se trouvant à une cinquantaine de kilomètres d’Alger). On y apprend que la gendarmerie et la police d’Etat assureront tour à tour le maintien de l’ordre dans les stades avec « une augmentation sensible des effectifs ». Il est précisé aussi, que ce renforcement se fera avec « l’entier esprit de collaboration » des dirigeants des clubs de football, dans le but de « mettre hors d’état de nuire les perturbateurs ». La sécurité est renforcée avec la participation étroite des autorités footballistiques. Parfois, l’autorité même du président de la Ligue d’Alger (M. Rivet) est requise pour régler un problème de sécurité. Ces dispositions prouvent que la situation se détériore grandement et que la sécurité dans les stades est un enjeu pas seulement sportif mais aussi politique.
Cette augmentation des incidents s’accélère encore un peu plus à partir des années 1954 et 1955, coïncidant avec la montée en puissance du Front de Libération Nationale (FLN). Ce dernier s’oppose au pouvoir français dans ce qui va devenir la Guerre d’Algérie (1954-1962). On peut constater une sensible flambée des violences dans le football juste après le 1er Novembre 1954 (Toussaint Rouge : série d’attaques du FLN, une date admise comme le début de la Guerre d’Algérie). D’ailleurs, ces incidents ne se cantonnent pas aux grands clubs ou à la plus grande ville qu’est Alger. Les missives policières rapportent parfois des faits de violences dans les divisions inférieures, tandis que d’autres font état de problèmes similaires dans les villes d’Oran et de Constantine. Se sont les preuves d’un phénomène global.
Parfois, les incidents et la violence interviennent à la suite de faits de jeu purement sportifs. C’est notamment le cas durant le match qui opposa l’Olympique de Marengo et le Football Club de Blida, toujours en 1953. Les incidents débutent sur le terrain : « vingt minutes avant la fin du match, plusieurs joueurs se prirent de querelle et des coups étaient échangés » puis se déplacent dans les tribunes : « Une surexcitation atteignit les tribunes quand deux joueurs exclus refusèrent de sortir ». Le public finit par envahir le terrain, poussant les gendarmes à mettre à l’abri les arbitres et les joueurs dans les vestiaires.
Dans ce contexte de violence généralisée dans les stades, le club le plus souvent cité est le Mouloudia Club d’Alger (MCA). Ce club, considéré comme le premier « musulman » du pays, (il est fondé en 1921) est un porte drapeau du nationalisme algérien. Celui-ci jouit d’une très grande popularité dans les années 1950 auprès de la jeunesse algéroise. Une jeunesse qui se mobilise pour son équipe fétiche.
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En effet, les différents rapports préfectoraux et policiers indiquent l’effervescence qui entoure les matchs du MCA, aussi bien à domicile qu’à l’extérieur. Lors de certains matchs se jouant dans des stades d’équipes européennes, se sont bien souvent des milliers de supporters du Mouloudia qui garnissent les tribunes. De plus, les incidents revêtent majoritairement un caractère nationaliste. Les joueurs européens sont pris à partie, mais plus intéressant encore, il arrive que des joueurs musulmans jouant pour des équipes européennes opposées au MCA soient la cible de critiques et d’insultes. Cette attitude des supporters démontre une politisation du corps de l’adversaire. Le joueur musulman est visé, bien plus encore que les autres, car trahissant indirectement sa propre communauté en jouant pour une équipe estampillée comme « européenne ».
Le football de club algérien durant les années 1950 sert de terrain de politisation et de lieu d’expression des oppositions communautaires de la société coloniale. Ce phénomène est utilisé politiquement, à la fois par les autorités coloniales et par les nationalistes algériens, dans une logique de guerre et de propagande.
Révolution et contre-révolution footballistique
En 1956, la bonne tenue des compétitions de football en Algérie et dans l’ensemble de l’Afrique du Nord ne fait guère illusion. La situation est explosive. Un point de discorde déterminant intervient avant la finale de la Coupe d’Afrique du Nord 1956. L’affiche est composée par deux équipes de la même ville (algérienne), l’une européenne (Sporting Club Bel-Abbès) et l’autre musulmane (l’Union Sportive musulmane Bel-Abbès). Ce qui inquiète les autorités, d’autant que la violence dans les stades algériens est maintenant coutumière. Pour cette finale, le capitaine de l’équipe européenne est autorisé à jouer alors que celui-ci était sous le coup d’une suspension. Le club musulman se sentant floué, décide ne pas se présenter à la finale.
Dans la même année, un autre match fait parler de lui. Cette fois-ci, le club concerné est le Mouloudia. En mars, l’un de ses matchs tourne à la cohue générale et de nombreux supporters du club algérois sont blessés et emprisonnés. La direction du MCA menace de ne plus participer aux compétitions officielles suite à ces événements, ce qui advient effectivement. D’autres clubs de la ligue d’Alger se montrent solidaires du Mouloudia et le suivent dans cette décision radicale.
Le FLN profite du ras-le-bol général pour appeler les clubs musulmans à un boycott complet et collectif. Cet appel est un succès, les clubs se sabordent et ne réapparaissent sur les terrains que lors du premier championnat de football de l’Algérie indépendante.
D’ailleurs, l’organisation indépendantiste ne s’arrête pas en si bon chemin. Cette dernière met en place une équipe de football qui se doit de représenter l’Algérie révolutionnaire à travers le monde. Cette équipe, qui est surnommée le « 11 de l’indépendance », dispute des matchs amicaux contre les sélections de pays passant outre les menaces de la FIFA. Celle-ci menaçait d’expulsion toute fédération acceptant de jouer contre cette équipe. Cette sélection algérienne est notamment composé de joueurs professionnels algériens qui menaient carrière en France. Le premier nom qui nous vient à l’esprit est l’inévitable Rachid Mekhloufi. Alors qu’il joue pour l’A.S Saint-Etienne, il décide de « s’évader »de France en compagnie de huit autres joueurs algériens en avril 1958. Ces joueurs ne verront pas les combats de près et passent la majeure partie de leur temps loin de l’Algérie. Mais ils sont des héros symboliques et exaltent le combat pour l’indépendance. Pendant ce temps, en Algérie, la guerre continue, ainsi que le football.
En effet, malgré le boycott des équipes musulmanes, les différentes ligues algériennes, bien que dépeuplées, continuent d’assurer le déroulement des compétitions. Les équipes européennes continuèrent de jouer, comme si de rien n’était. Cette attitude emboîtait le pas des autorités coloniales. Ces dernières utilisèrent aussi le football (et le sport en général) comme un outil de guerre. Afin de contrer la propagande du FLN, des tournées de clubs de la métropole, comme le Stade de Reims, furent organisées sur le territoire algérien.
Reims disposant de l’une des plus fameuses équipes européennes des années 1950 (finaliste de l’ancêtre de la Ligue des champions et plusieurs fois championne de France) ne pouvait qu’être la bienvenue. Un match en particulier fait sens. Celui opposant le Stade de Reims au Sporting Club d’El Biar. La rencontre a lieu au stade Marcel Cerdan, dans le quartier européen de Saint-Eugène à Alger.
Lors de cette rencontre on retrouve la fanfare du 9ème régiment de zouaves (Régime d’infanterie appartenant à l’Armée d’Afrique, fondé en 1914 et dissout en 1962) qui se charge sans doute de jouer l’hymne national. L’aspect militaire et solennel de la rencontre ne pourrait être plus complet. Dans la tribune d’honneur on trouve différents responsables coloniaux. Tout d’abord M. Rivet, le président de la Ligue d’Alger, qui fut précédemment cité. Ensuite, Raymond Laquière, le maire d’El Biar. Enfin, et c’est le plus important, Raoul Salan, Commandant supérieur Interarmées de l’Algérie, est également présent. Celui qui dispose des pleins pouvoirs militaires et qui termina comme chef de l’Organisation Armée Secrète (OAS) remet une coupe honorifique aux joueurs du Stade de Reims.
En temps de guerre, il faut tenter de mieux intégrer l’Algérie à la France, cela passe donc aussi par le sport. En plus du football, certaines étapes du Tour de France sont délocalisées en Algérie. Au niveau administratif, le football algérien intègre enfin le championnat national français. Les équipes participant encore aux compétitions algériennes intègrent le tout nouveau CFA (Championnat de France Amateur) en 1959. Les clubs algériens forment le sixième groupe en compagnie des cinq autres groupes de la métropole. Mais tous ces efforts sont vains. Le FLN et son équipe gagnent leur indépendance ainsi que la « bataille » du football.
Aujourd’hui comme hier, les victoires du football algérien riment bien souvent avec les victoires politiques de son peuple. Ce nouveau titre accompagne un mouvement historique qui n’a connu nul pareil depuis au moins la fin des années 1980. Il est à noter que la première victoire de l’Algérie à la CAN, en 1990, était intervenu lors de la libéralisation politique du pays. Celle qui donna les élections libres de 1991. Les événements terribles qui suivirent ces dernières ne doivent pas troubler ce renouveau du football algérien et les espoirs que suscite le mouvement contestataire ayant toujours cours. N’oublions pas cette phrase populaire pleine de malice : « On va gagner cette CAN, et ensuite notre liberté ! ». Premier voeu exaucé, en attendant le deuxième.
Sources :
- Didier Rey et Philip Dine, « Le football en Guerre d’Algérie », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2012/2 (n° 106)
- Pierre Lanfranchi, « Mekhloufi, un footballeur français dans la guerre d’Algérie », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1994
- « Le sous-préfet de Blida à Monsieur le préfet de la police générale d’Alger », 5 octobre 1953, Archives nationales de l’outre-mer, Aix-en-Provence (ANOM)
- « Le sous-préfet de Blida à Monsieur le préfet d’Alger », 30 mars 1955, Archives nationales de l’outre-mer, Aix-en-Provence (ANOM)
- L’Etablissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense (ECPAD), Ivry-sur-Seine, France
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