Lorsqu’on évoque le cas Youri Djorkaeff, des dizaines d’images servent à remonter le temps comme son retourné acrobatique avec l’Inter Milan face à l’AS Rome ou la Une de L’Équipe du 13 juillet 1998 qui immortalise l’instant où il célèbre avec Zinédine Zidane le deuxième but de la finale sacrée. Des dizaines de questions surviennent également. Était-il un pur avant-centre ou un neuf et demi ? Était-il seulement un compétiteur ou ses petites phrases piquantes relevaient de l’arrogance ? Un surnom enfin : Snake.
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A ses débuts du côté de Grenoble, le jeune lyonnais d’origine arménienne, est pourtant affublé d’un autre surnom par la presse locale, encore plus glorieux : le petit Mozart. Fils de l’illustre Jean Djorkaeff, il entend faire ses propres classes sans tuer le père. Jean est son premier conseiller, Denis, son frère, son agent. D’un naturel calme -sauf au moment de célébrer une victoire- Youri se démarque très tôt comme un artiste ultra-réaliste. A Grenoble et Strasbourg, en deuxième division d’abord, puis à Monaco, premier grand club de sa carrière.
Pas encore prince
A 22 ans, Youri Djorkaeff signe dans la principauté et goûte aux joies du football de très haut niveau. Épaulé par Arsène Wenger, qui se montre intransigeant et sévère à son égard, sur le banc mais aussi par Jean-Luc Ettori, Claude Puel ou Marcel Dib, tous plus expérimentés. Grâce à un groupe soudé dans lequel Youri va se faire deux amis, Emmanuel Petit et Lilian Thuram, l’AS Monaco remporte la Coupe de France 1991 face à Marseille.
C’est accompagné de George Weah ou de Gérald Passi, unique buteur de la rencontre, que le jeune milieu de terrain soulève son premier trophée professionnel. Positionné dans l’entrejeu ou en tant qu’ailier, il n’est pas encore utilisé à bon escient dans le dernier tiers du terrain mais impressionne déjà par sa force face aux buts. Marc Delaroche, gardien remplaçant du club de la principauté a dû subir tellement de frappes flottantes à la trajectoire qui peut sembler aléatoire qu’il a été le premier à le qualifier de Snake. Ses tirs sont puissants, partent à gauche avant de terminer à droite, ou inversement, et touchent souvent leur cible, à la manière d’un serpent.
Même si Arsène Wenger manifeste de la réticence au moment de le faire débuter, celui dont on aurait pu attendre des débuts plus précoces tente de saisir le plus souvent possible sa chance. Il assiste tout de même presque impuissant à la défaite de son club en finale de Coupe des vainqueurs de Coupe 1992 face au Werder Brême. De la même façon, l’ASM échoue à la deuxième place du championnat en 1991 et l’année suivante. Malgré son poste de milieu de terrain qu’il n’a jamais connu avant, Youri Djorkaeff va ensuite se révéler être un grand buteur en terminant premier du classement des réalisateurs 1993/94 à égalité de buts de Roger Boli et Nicolas Ouédec.
En haut de l’affiche parisienne
Son efficacité commence à faire rage. Les frappes qui ont traumatisé Marc Delaroche font désormais peur à de nombreux gardiens de l’élite et même d’Europe. Face à Montpellier, par exemple, l’enchaînement râteau et frappe de trente mètres terminant en lucarne impressionne le jeune Thierry Henry alors en tribune du stade Louis II. « Plus tard je lui en ai parlé : il ne s’en souvenait même plus ! », témoignait-il encore incrédule dans l’autobiographie du principal protagoniste.
Ses performances lui valent l’honneur d’être recruté par le Paris Saint-Germain de Luis Fernandez à l’été 1995. A 27 ans, Youri joue régulièrement en coupe d’Europe, est désormais un international à part entière dans le groupe d’Aimé Jacquet mais entend maintenant être le taulier de son club dans lequel évoluent pourtant Raí, Bernard Lama, Alain Roche, Paul Le Guen, Bruno Ngotty, Patrice Loko, etc. Une seule et unique saison suffira pourtant à faire entrer l’attaquant français dans la légende du PSG.
C’est une nouvelle fois sur la scène européenne que le soliste marque autant les esprits que des buts importants. En coupe des vainqueurs de Coupe, ses réalisations permettent de passer chaque échelon petit à petit. De retour de convalescence pour les demi-finales, il fait entrer le club parisien dans une nouvelle ère. Face au Deportivo La Corogne, il climatise l’enceinte espagnole d’un missile hors de la surface de réparation, terminant sa course une nouvelle fois en lucarne.
Lors de la demi-finale retour, il offre une passe décisive à Bruno Ngotty. C’est ce dernier qui va permettre au Paris Saint-Germain de remporter la première coupe d’Europe de son histoire -la seule pour l’heure- face au Rapid Vienne. Dans une atmosphère mystique où plane l’ombre de Yannick Noah, Youri Djorkaeff semble voler sur le terrain et peut désormais s’envoler vers les cieux étrangers.
Djorkaeff, individualiste adoré
« Ou il est fou, ou c’est un dieu. Le Barça ne se refuse pas », déclare Joan Gaspart à Jean Djorkaeff en parlant du fiston. Le vice-président de l’institution catalane essuie un de ses rares échecs sur le marché des transferts : Youri Djorkaeff préfère partir à l’Inter Milan plutôt que dans le club qui a marqué son enfance, entraînée par son idole de jeunesse, Johan Cruyff. Ce dernier a, en réalité, averti le joueur d’une éventuelle fin d’aventure pour lui. Celle-ci aura même lieu plus tôt que prévu dans la saison au moment où le Français aura déjà conquis San Siro.
Dans le championnat européen le plus relevé de l’époque, Djorkaeff va prouver qu’il n’a besoin que de quelques ballons pour transpercer les filets transalpins. Pris sous l’aile du président Massimo Moratti, il fait fi des commentaires à propos d’un prétendu égoïsme sur le terrain et préfère parler de confiance en lui. Plus que sa frappe de balle, sa principale force réside dans son réalisme au moment de la prise de décision. Une fois dans les trente mètres adverses, celui qui avait le numéro 6 floqué dans le dos du maillot nerazzurro gardait certes souvent le ballon mais faisait surtout toujours le bon choix. Tir dans la majorité des cas ou passe le reste du temps, l’action était constamment dangereuse. De Weah à Zidane en passant par Raí et Ronaldo, ce n’est pas un hasard si la plupart de ses coéquipiers sur le front de l’attaque loue son travail.
Qu’importe la pensée collective, il estime avant tout faire briller l’orchestre dans lequel il surnage en tant que soliste. Ou en tant que « DJ » comme le surnomment les journalistes italiens après avoir lutté, en vain, à prononcer correctement Djorkaeff. Sa première saison à l’Inter est triomphante avec une bagatelle de quatorze buts et une finale de Coupe de l’UEFA. En janvier 1997 il inscrit une de ses plus belles réalisations de sa carrière en propulsant une incroyable retournée acrobatique dans les filets du portier de l’AS Rome, Giorgio Sterchele. Preuve de l’amour que lui témoigne le club, ce but sera représenté sur l’ensemble des cartes d’abonnement lors de la saison suivante. Une solution de repli seulement car Massimo Moratti voulait d’abord construire une statue à l’effigie de l’attaquant français.
Ronaldo et Zidane symboles d’un orchestre huilé
Durant l’été 1997, le président convoque son poulain pour lui demander son avis à propos d’une prochaine transaction. Il veut faire venir le jeune Ronaldo alors avant-centre du Barça mais attend l’accord de la vedette de l’équipe par crainte d’une guerre d’égo. Évidemment Djorkaeff encourage Moratti à faire venir l’un des joueurs les plus talentueux de son époque. La discussion se conclut ainsi selon le Français :
« Si le transfert se conclut, j’aimerais, compte tenu de ton tempérament, que tu t’occupes de Ronaldo. Que tu facilites son intégration. Il est jeune. Cela va être dur pour lui. Si tu acceptes de le guider dans ses premiers pas en Italie, je serai plus en confiance ».
Ensemble, ils remportent la Coupe de l’UEFA 1998 face à la Lazio et débutent surtout une amitié sur et en dehors du terrain. La complémentarité entre R9 et le Snake va permettre au second d’ajouter encore plus de cordes à son arc déjà performant et se révèle être un neuf et demi de grande classe. Nous parlions précédemment des grands joueurs qui ont apprécié évoluer avec Youri Djorkaeff dans le dernier tiers adverse, c’est notamment le cas de Zinédine Zidane. Alors que le Brésilien de l’Inter est un pur avant-centre, le magicien français est véritable un meneur de jeu. Ainsi, le rôle de Djorkaeff évoluait au gré du profil de ses partenaires. Si l’on pointe du doigt son individualisme, on oublie parfois souvent qu’il est actuellement le quatrième meilleur passeur de l’histoire de l’Équipe de France avec 20 caviars, autant que Michel Platini à titre d’exemple.
Le cauchemar allemand
En 1999, alors que le président Moratti envisage de lui faire signer une chèque en blanc pour le faire rester à vie à Milan. « J’aurai pu, oui, mais je ne fonctionne pas de la sorte », confirmait encore le joueur dans son autobiographie sept ans plus tard. Au même moment, Marcelo Lippi est intronisé comme nouvel entraîneur et explique au Français préférer Roberto Baggio au même poste. Pour préserver son excellente image, il préfère partir sans faire d’histoire et pose donc ses valises dans les forêts germaniques de Kaiserslautern. Après Monaco, Paris, Milan et avant New-York, la destination est bien moins glamour.
Le choix se révèle finalement désastreux. Youri Djorkaeff voulait connaître les spécificités d’un nouveau style de jeu sous les ordres d’Otto Rehhagel, il va finalement passer trois longues années loin des sommets dont deux cauchemardesques à la frontière de la dépression. L’entraîneur allemand est remplacé par son compatriote Andreas Brehme. Dans l’ouvrage de Djorkaeff, les pages à propos de son aventure à Kaiserslautern sont dures, il écrit à propos du nouveau coach : « Il incarne le pire souvenir de ma carrière. Il veut me nuire, me faire du mal, ternir mon image. Il m’atteint dans ma chair, réussit à me déstabiliser – et pourtant je suis solide ». Ses entraînements se font seulement accompagnés d’un préparateur sportif et consistent à courir pendant près de deux heures dans les bois. Les deux anciens pensionnaires de l’Inter Milan auréolés d’un titre de champion du monde ne s’apprécient pas, pire ils se détestent.
Sous fond de jalousie et de rancœur, les rendez-vous dans le bureau du président Juergen Friedrich s’enchaînent sans jamais tomber d’accord et sans amélioration sportive. En trois ans, le Français ne joue que 70 matchs pour 18 buts. Des chiffres loin de ses standards pour celui qui va même s’absenter plusieurs fois pour cause de blessure, chose rarement arrivée lors des dix années précédentes. Pourtant, le président ne veut pas lâcher le joueur qui constitue la plus grosse masse salariale du club et qui ne satisfait pas sur le terrain.
Gloire perdue, sourire retrouvé
Moralement au plus bas, Youri Djorkaeff fait tout pour quitter le club. Son frère et agent contacte les clubs étrangers à la pelle. Qu’importe la prochaine destination, il faut à tout prix quitter l’Allemagne. Après avoir trouvé un accord avec le Bolton Wanderers FC de Sam Allardyce, il entrevoit le bout du tunnel. Friedrich, Brehme et de multiples juristes tentent de lui mettre des bâtons dans les roues mais le joueur en a assez et menace de faire imploser Kaiserslautern lors d’une dernière entrevue :
« Je sors un bout de papier de ma poche. Et je lui lis la déclaration préparée pour les journalistes rassemblés à quelques mètres de là. Je dénonce pêle-mêle le non-respect des promesses, les propos racistes de Brehme. J’évoque enfin certains transferts qui ne me semblent pas avoir été réalisés dans les règles de l’art : Croyez-moi, président, je vais taper tous azimuts sur le club ».
Après un bras de fer long de deux ans, Youri Djorkaeff est libéré par le club allemand qui fait tout de même envoyer un patrouille de police chez lui le jour de son départ pour Bolton à propos d’un mandat d’arrêt duquel il sera finalement jugé innocent. De leur côté, Brehme a été licencié et le directoire a sauté avant que la justice allemande interpelle Friedrich condamné pour avoir versé des salaires occultes à certains joueurs.
A Bolton, Youri Djorkaeff retrouve le goût du football mais entrevoit déjà la fin de carrière. Arrivé en Angleterre en 2002 il va finalement y rester près de trois ans. Deux à Bolton, suivis de quelques mois à Blackburn. Dans l’optique de réaliser un de ses rêves d’enfance, il s’engage avec les Red Bulls de New-York pour une saison. Loin des sommets qu’il a connus avec Monaco, Paris, l’Inter ou l’équipe nationale mais de quoi retrouver un appétit perdu après les galères germaniques.
Le rêve bleu de Djorkaeff
Le fils de Jean, international français avec 48 rencontres rencontres dont 24 en tant que capitaine, avait à cœur de prendre le relai et d’être à la hauteur. Mission réussie ! Alors que son aventure avec l’Équipe de France avait débuté lorsque le 17 novembre 1993 Gérard Houllier appelle David Ginola plutôt que Youri Djorkaeff sur le banc pour entrer face à la Bulgarie. La suite, on la connaît. Quand Aimé Jacquet arrive en tant que sélectionneur, il a en ligne de mire l’Euro 96 et la Coupe du monde 98. Exit Cantona, Papin et Ginola, les nouveaux tauliers de devant se nomment Djorkaeff et Zidane, les « deux soleils » de Jacquet.
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Discrets dans la vie de tous les jours, les deux artistes se comprennent magnifiquement sur le terrain. Ensemble, ils rappellent les grandes heures du football français jusqu’alors et ses associations de maestros tels que Piantoni-Kopa ou Giresse-Platini. 49 fois alignés ensemble, ils ne perdent que trois rencontres et sont complémentaires : lorsque l’un est à la passe, l’autre est au tir, voire au but. Très utilisé durant les sacres de 1998 et 2000, le duo perd de la vitesse en même temps que Djorkaeff qui traverse le mondial 2002 comme un fantôme.
L’image extérieure d’un garçon introverti qui dégage une attitude hautaine par certaines phrases piquantes et des gestes individualistes sur le terrain semble loin de la réalité. Il aura finalement presque autant de buts que de passes décisives avec les Bleus (28 contre 20), de quoi casser le mythe. Le soliste savait plutôt bien magnifier son orchestre.
Amoureux de musique et de lecture, Youri Djorkaeff est vanté pour ses qualités de discussion autour d’un verre avant ou après les matchs. Son aventure avec le groupe France est symptomatique d’un joueur terriblement apprécié par ses coéquipiers. Autour d’un repas à Décines en famille, en dansant avec Yannick Noah, en écoutant Mes deux guitares de Charles Aznavour ou encore en lisant un ouvrage d’Ernest Hemingway, il n’a finalement que faire du regard extérieur. Stéphane Collaro dira alors : « Quand on lui marche sur les pieds, le serpent hausse les épaules ».
Sources :
- So Foot : « Youri Djorkaeff : « Quand j’ai commencé le foot en France, il n’y avait pas de problème de racisme »
- « Snake », DJORKAEFF Youri et RAMSAY Arnaud, 2006, Grasset
Crédits photos : Icon Sport