Il y a de cela plusieurs semaines, la décision était prise quant à un retour des joueurs de Ligue 1 sur les terrains d’entraînement. Depuis, la feuille de route gouvernementale concernant le déconfinement a été dévoilée. Celle-ci annonçait la fin des championnats de France de football. C’était officiel, après les débats et les polémiques, la reprise de cette saison 2019/2020 n’aurait pas lieu. Une saison qui restera dans les annales du sport à n’en pas douter. Cette absence désormais actée, pour un laps de temps auquel nous ne sommes pas habitués, interroge notre pratique du football.
Alors que certains attribuent cette fin de saison prématurée à un manque de recul, d’autres veulent y voir une décision avant-gardiste au vu de la situation sanitaire toujours critique du continent européen. Au-delà des polémiques et des échanges de saillies, la reprise hypothétique des championnats d’Europe occidentale s’annonce compliquée. En effet, alors que la compétition en Allemagne se doit de reprendre en fin de semaine, il a été annoncé que plusieurs joueurs du Dynamo Dresde furent testés positifs au COVID-19. Conséquence ? L’ensemble de l’équipe est en quarantaine pendant 15 jours, repoussant alors les matchs qu’elle devait disputer dans le cadre de la reprise du championnat de deuxième division allemande.
Il y a cent ans, c’est une autre pandémie, bien plus grave, qui empêchait le football, et par extension tout sport, de se dérouler dans les meilleures conditions. Cette pandémie est celle de la grippe espagnole, qui advient au lendemain de la Première Guerre mondiale. On estime entre 20 et 100 millions le nombre victimes, ce qui pourrait représenter jusqu’à 5% de la population mondiale d’alors. Si cette grippe est présentée comme « espagnole », c’est parce que l’Espagne fut transparente dans ses chiffres. En effet, n’étant pas engagé dans le premier conflit mondial, le pays se permettait de communiquer sur la question sans prendre le risque d’affecter le moral de ses troupes. Le football, comme tous, s’adapte. par exemple, en 1918, devait se dérouler au Brésil la nouvelle édition de la jeune Copa América. Elle fut reportée et s’est finalement disputée l’été suivant, en 1919.
Après la Première Guerre mondiale, le sport affrontait donc une nouvelle crise. Cependant, celui-ci joua un rôle psychologique. Il devait aider au retour à la normale, après une guerre dite « totale ». C’est ainsi que les autorités sportives françaises, dont la grippe était pour elles un souci secondaire, permirent que se tienne la première édition de notre chère Coupe de France. Au mois de mai 1918, l’Olympique de Pantin devenait le premier vainqueur de l’histoire de cette nouvelle compétition. Après un conflit qui engagea toute une société et qui laissa différentes séquelles (les « gueules cassées » notamment), le sport affirmait de nouveau un rôle qui était le sien depuis de nombreuses décennies. Un rôle naturel, celui de l’exercice physique, vecteur d’un corps en bonne santé et d’une bonne hygiène. C’est un rôle qu’il a tenu au cours du confinement, accepté et encouragé par les autorités sanitaires et politiques. Comme il y a cent ans, et plus loin encore.
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La guerre en bonne santé
Le football dit moderne naît dans un contexte particulier. Alors qu’au cours du XIXème siècle la Révolution industrielle modifia le rapport qu’entretient l’ouvrier avec le travail, le sport, lui, se rationalise. Il adopte des règles universelles et se dote de fédérations qui ont pour but d’appliquer lesdites règles ainsi que d’encadrer les compétitions. La fédération anglaise de football, The Football Association (FA) est fondée en 1863 et demeure la plus ancienne du monde. C’est dans ce pays, au sein des Publics Schools (écoles privées de l’élite britannique), que le ballon rond prend ses marques et s’affirme en tant que sport à part entière.
Si au départ ce nouveau sport est mal considéré, il devient rapidement un outil éducatif. Un mouvement philosophique connu sous le nom de « chrétienté musculaire » encourage cet apprentissage, y voyant un moyen d’éduquer le corps, de le fortifier. De plus, cette éducation par le football semble mettre en avant des valeurs purement victoriennes que sont l’abnégation et le stoïcisme. Un jeune homme apprend à diriger ses camarades sur le terrain avant de commander ses soldats sur le champ de bataille. Une telle éducation militaire par le sport s’inspire notamment du prestige de la gymnastique prussienne. Cette dernière était considérée comme étant à l’origine des victoires militaires de celle qui motiva l’avènement de l’Empire allemand en 1870.
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La gymnastique est, en France, l’une des raisons de la légitimation progressive des exercices physiques à la fin de ce XIXème siècle. Le contexte patriotique au lendemain de la défaite face à la Prusse encourage un peu plus cette évolution. La Loi George de 1880 rend obligatoire la gymnastique en éducation physique, tandis que sous l’impulsion du Colonel Amoros, l’orthopédie s’installe dans le milieu militaire. C’est dans cet univers nouveau qu’apparaît justement le terme d’« éducation physique » – terme utilisé pour la première fois par le médecin genevois Jacques Ballexserd.
Le football, le sport de manière générale, éduquent les corps mais encouragent également des valeurs d’hygiène. Des campagnes vantant les mérites de l’exercice physique adviennent en France dés les premières années de la Restauration (années 1820), sous l’impulsion de médecins « hygiénistes ». Au lendemain de la déroute napoléonienne, la pratique physique à l’« air libre » devient un nouveau pilier de l’éducation intellectuelle et morale de la jeunesse dans les lycées. Un siècle plus tard, ces façons de faire et une partie de ces réflexions ont toujours cours.
En 2020, on retrouve ces données à la fois guerrière et physique dans les discours politiques et sanitaires abordant la pandémie et le confinement. La pratique sportive, même solitaire, est autorisé et encouragé dés les premiers jours. Certaines phrases et scènes sont d’ailleurs devenues sources de plaisanterie et de détournement.
L’une d’elles concerne la première allocution du président de la République, Emmanuel Macron, qui annonçait de manière martiale ; « Nous sommes en guerre ». La rhétorique est discutable mais dans le fond, c’est bien la guerre qui dans l’histoire empêche au football de mener sa vie. Cet arrêt appuie sensiblement l’important rôle social que notre sport favori endosse. Ce dernier rythme la société et les discussions des passionnés. Ces derniers s’écharpent d’ailleurs sur les leçons que le football se doit, où non, d’apprendre.
Une opportunité historique ?
Les tribunes, en temps de crise, sont monnaie courante, beaucoup n’y prêtent pas attention et se contentent de regarder les signataires afin d’en juger la teneur. Depuis les annonces gouvernementales qui provoquèrent l’arrêt définitif du championnat de France, les débats et les tribunes en question se multiplient pour notre plus grand bonheur. Certains clubs, Amiens en tête, se sentent floués par la tournure des événements. Les Picards sont relégués sans avoir pu se battre jusqu’au bout pour leur maintien dans l’élite. L’équité sportive est questionnée, d’autant plus lorsque certaines ligues européennes décident de procéder autrement.
C’est le cas au Pays-Bas, où une saison blanche fut actée ; ni champion à fêter, ni relégués à pleurer. L’autre grande question est d’ordre pécuniaire. Une bouffée d’air se fit sentir quand beIN Sport et Canal+ annoncèrent à la fin du mois d’avril qu’ils allaient remplir leur part du contrat en versant les droits télé de matchs déjà disputés. Il est à noter que les droits de diffusion se renouvellent à partir de la saison prochaine, établissant une nouvelle grille pour quatre ans – avec l’arrivée de Mediapro sur le marché. Ce qui complique encore plus l’hypothétique versement des droits manquants.
Rapidement, en plus des débats sur les droits télévisuels et autres pantalonnades de Jean-Michel Aulas, d’autres maux historiques du football moderne revenaient à la vie aussi vite qu’ils étaient partis. En effet, l’une des dernières informations ayant fait parler d’elle était celle du possible rachat de Newcastle par le royaume saoudien. Encore une fois, le football était mêlé à l’ambition d’un Etat, voulant par la même occasion user de ce moyen dans sa lutte d’influence avec le Qatar. Les rumeurs de transferts, notamment celles concernant Kylian Mbappe pour ne pas changer, les polémiques sur le salaire des joueurs professionnels durant la crise et autres faits, rappellent que les questions économique et politique ne s’éludent pas, même quand le ballon n’avance plus.
Certains acteurs du football, supporters en tête, avancèrent le tournant historique que pouvait représenter cette crise sanitaire. Un tournant permettant de remettre en question l’actuel cadre économique et institutionnel régissant le football en Europe et dans le monde. Le 13 avril, quand nombreuses sont les voix souhaitant reprendre coûte que coûte, nombre de groupes ultras français, via un communiqué commun, appelèrent de leurs vœux à ne pas reprendre la compétition de manière prématurée. Ledit communiqué pointait du doigt le « football inflationniste » et conseillait à ce dernier de profiter de « ce temps de pause et de confinement pour se repenser ».
En Italie, les banderoles et autres messages appelant à ne pas reprendre la compétition, alors que le virus sévit toujours, fleurissent. Par exemple, les ultras de l’Unione Sportiva Lecce affichèrent le message suivant devant leur stade ; « comment pouvez-vous exulter après un but quand il y a encore des cercueils à compter ? ». Les tribunes écrites et autres polémiques, nombreuses et creuses, s’opposent aux tribunes populaires des stades, plus proches de la réalité du football et du terrain.
Enfin, pour certains, les débats entourant cette non reprise du football sont les indicateurs parfaits de la « société du spectacle ». Ce besoin d’un retour des matchs et de leur diffusion peuvent en effet démontrer une aliénation par la consommation. Les paris sportifs chutant en Europe occidentale mais grimpant dans les zones ou les matchs ne furent pas arrêtés (Biélorussie notamment) sont là pour le démontrer. Cette constatation trouve un écho dans les mots de Guy Debord qui décrivait le spectacle comme un « rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Cette crise provoque également un débat philosophique sur notre amour pour le football. Ce sport, qui anime nos vies, doit-il s’aimer avec les yeux ou avec le cœur ? Répondre à cette question c’est comprendre l’aberration que représenterait un match sans public pour de nombreux passionnés et observateurs.
Le football est une donnée sociale de première importance de nos sociétés. Considérer ce bien commun simplement par le biais du divertissement et du marchandage serait tourner le dos à son histoire et à sa dimension humaine indéniable. Le public est loin des stades, les joueurs sont loin du terrain, mais la réflexion, elle, ne devrait s’éloigner. Le football vit en nous, même s’il s’arrête. Entrevoir ses défauts et ses manquements, mais aussi son apport et son importance, c’est le respecter et permettre de mieux le retrouver.
Sources :
- Adrien Pécout, « Il y a un siècle, la grippe espagnole s’en prenait aussi au sport », Le Monde, 21 mars 2020
- Olivier Hoibian et Serge Vaucelle, Les exercices au « grand air » des lycéens (1820-1880) : Un effet des campagnes hygiénistes du début du XIXème siècle ?, Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine », 2019/2 n° 66-2
- Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, 1967
- Sébastien Darbon, Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon, Maison des Sciences de l’Homme, 2008
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