A une époque où la Super Ligue semble avoir été tuée dans l’œuf par le monopole de l’UEFA, il existe un sentiment pour le moins particulier. Si le coup d’Etat qui a tenté de l’apporter a choqué son monde et n’a pas permis sa mise en place, il n’en reste pas moins que son issue semble inévitable. Alors que la majorité des clubs européens sont endettés, un nouveau mode d’exploitation et une nouvelle façon de penser le football européen semble inexorable.
Au travers de cette mise en perspective, l’objectif ne sera pas de déterminer normativement ce qui serait le mieux pour le futur de notre sport, mais d’esquisser, d’un point de vue juridico-légal les perspectives les plus plausibles, pour le meilleur ou pour le pire. En effet, le basculement vers un football élitiste, de plus en plus guidé par la seule logique économique, ne cesse de creuser les écarts entre clubs modestes et multinationales. Alors, il est inévitable que plusieurs intérêts s’opposent et que des institutions divergentes ne se mettent en place.
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Mise en contexte
Le 19 avril 2021, coup de massue sur l’UEFA quand, à la surprise générale, douze des plus grandes institutions du monde du ballon rond – vainqueurs de 40 des 65 éditions de la compétition – annoncent la mise en place d’une Super Ligue, compétition fermée ayant pour but de remplacer les compétitions européennes et mettant en péril le monopole institutionnalisé de l’UEFA. Alors que la Ligue des Champions elle-même, qui a succédé à la Coupe des clubs champions, avait changé la vision économique du football en prônant un sport bien plus élitiste, surtout lorsque couplée avec l’arrêt Bosman tombé en 1995. But de cette Super Ligue selon ces clubs : une lutte pour le partage de la valeur, car majoritairement captée par l’UEFA, alors que les clubs la produisent.
3.3 milliards d’euros, ce sont les recettes commerciales générées par la compétition. La pandémie ayant rendu les finances des clubs instables, ceux-ci reprochent à l’UEFA de s’accaparer la valeur qu’eux-mêmes créent et de mal la redistribuer au football dans son ensemble. Ces clubs estiment qu’une nouvelle compétition en comité restreint, avec une majorité de grosses affiches, entraînerait une hausse de la notoriété, permettant alors de négocier des contrats de sponsoring et des droits télés à la hausse, ainsi que de renforcer les parts de marchés provenant d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Nord.
Vincent Chaudel, économiste du sport, estime que de par son monopole sur la compétition, l’UEFA est en situation d’abus de pouvoir, car elle dépossède les clubs du fruit de leur travail et de leur notoriété. Nous comprenons alors que la création d’une possible Super Ligue fermée divise et met en confrontation deux conceptions de l’économie du sport : d’un côté un modèle pseudo-égalitaire promu par l’UEFA via la redistribution de la valeur créée, de l’autre un modèle pseudo-entrepreneurial promu par ces douze clubs mercenaires, souhaitant capter eux-mêmes la valeur qu’ils créent. Toujours selon Chaudel : « Le problème, du point de vue des clubs dissidents, c’est que si la compétition est globalement très redistributive envers les fédérations, elle l’est très peu envers les clubs qui font son succès. Elle n’a qu’une faible reconnaissance pour le mérite, les investissements qu’ils consentent et l’audience qu’ils drainent. Et pourtant, ce sont eux les locomotives de la compétition. C’est grâce à eux qu’elle vaut ce prix sur le marché des droits.»
Sur les près de 3.5 milliards d’euros générés par la compétition annuellement, seuls 1.95 milliard sont redistribués aux clubs participants à la Ligue des Champions, le reste étant utilisé pour couvrir les frais d’organisation de l’UEFA et aux dotations des autres compétitions. Le club vainqueur de la Ligue des Champions touche alors, au maximum, 120 millions d’euros. En outre, la compétition passera de 32 à 36 clubs en 2024, ce qui diluera encore plus le profit généré par la compétition. Comme estimé par ces douze clubs, la Super Ligue leur garantirait environ 200 millions annuel par tête. Ce nouveau contrôle du marché, en temps de crise financière, apporterait donc des revenus financiers non-négligeables.
La forte corrélation entre revenus et résultats dans le football européen permet une remise en question de l’argument entrepreneurial propre au groupe pro-Super Ligue. Une redistribution encore plus égalitaire permettrait, dans l’hypothèse, aux clubs en manque de résultats de ne pas entrer dans un cycle d’endettement afin de se redresser sportivement. Cependant, cette même redistribution égalitaire ne permettrait alors pas aux clubs ayant de bons résultats de se rembourser de leur investissement : débat bien plus éthique que purement financier, en somme.
Une chose est sûre, aucune solution ne mettrait tout le monde d’accord. Bien que la participation à la Ligue des Champions soit permise pour les clubs dits « modestes », l’équité sportive prônée par l’UEFA n’est-elle pas au moins tout autant menacée par ces disparités financières ? Suffit-il à l’UEFA de garantir la participation à ces clubs pour que le jeu soit « plus juste dans son éthique et sa solidarité » ? La remise en question est permise, du moins tant qu’aucune régulation financière ne sera mise en place. Il en va du maintien de la glorieuse incertitude du sport, qui n’a pourtant jamais été autant certaine.
Même si la méthode par laquelle ces clubs ont amené le projet est discutable, il n’en reste pas moins que leur motivation soit justifiable selon ce point de vue entrepreneurial. Ces douze magnats du football européen ne sont pas moins que des entreprises qui se développent sur un marché. Elles ont pour but de faire du profit, afin de s’accaparer de nouveaux biens – les joueurs – dans un marché en concurrence, qui leur permettraient d’accumuler des profits supérieurs. Pour ce faire, il faut donc attirer d’avantage d’audience, et c’est selon cet argument que la Super Ligue prône des affiches de statut plus élevé, afin de générer de plus grandes audiences et donc de plus hauts revenus.
Cette transformation du football en un monde du « spectacle » est donc le point de discorde majeur concernant la compétition. Ces nouvelles dimensions stratégiques ne sont – a priori – pas dans les objectifs de la fédération sportive qu’est l’UEFA. Mais ces clubs ont-ils réellement le choix ? Bien qu’une remise en question du format élitiste de cette ex néo-compétition soit permise, il n’en reste pas moins que certains clubs soient dans l’obligation d’investir massivement pour espérer atteindre des résultats ; si ces mêmes résultats tardent à venir, alors ces clubs se retrouvent criblés de dettes, créant alors un large déséquilibre financier. En somme, une large incitation à l’investissement massif, qui ne saurait garantir un retour sur investissement viable.
Il y a alors conflit entre ces objectifs de maximisation du profit des grands clubs et celui de « promotion du football en tant que sport pratiqué par le plus grand nombre » de l’UEFA. Mais alors, cette divergence d’objectif ne devrait-elle pas créer un duopole, laissant la possibilité tant aux spectateurs qu’aux clubs de choisir derrière quel clan se ranger ? Une scission pacifique, où chaque club s’organise selon le modèle qui lui convient n’est-elle pas envisageable ? Pourquoi est-ce tant difficile d’imaginer pareil scénario, dans un monde où la décentralisation des pouvoirs est de mise ? Le nerf de la guerre, encore plus au XXIe siècle qu’au Moyen-Âge, reste encore et toujours le même…
Cependant, au-delà de cette lutte économique, il y a une claire lutte de pouvoir qui se dessine. Alors que l’UEFA domine et monopolise le système organisationnel et institutionnel du football européen depuis sa création en 1954, c’est un nouvel acteur qui se positionne dans ce marché qui était jusqu’alors fermé ne serait-ce qu’à une idée de partage. Bien que le projet de la Super Ligue ait été rejeté et jeté aux oubliettes, il ne fait aucun doute que ce désormais marasme médiatique sur le sujet ne soit que temporaire. En effet, une nouvelle lutte pour les pleins pouvoirs sur le marché du football européen ne saurait tarder.
Cette volonté de « créer une sorte de cartel, de contrôle du marché » (Chaudel V.) est donc attaquable. « Le football ne sera pas vendu à la sale douzaine » déclarait le président de l’UEFA Aleksander Ceferin à l’annonce de la création de la compétition. Il menace même ces clubs d’exclusion immédiate de toute compétition organisée par l’UEFA ainsi que les joueurs y participant d’exclusion de l’Euro et de la Coupe du Monde, en plus de sanctions pécuniaires. En revanche, l’UEFA est-elle réellement en position de force dans ce dossier ? Ou tente-t-elle simplement de bluffer son monde en menaçant de sanction ces clubs dissidents ?
Quid du point de vue juridique ?
Comme affirmé par Antoine Duval – spécialiste du droit européen du sport – l’UEFA aurait pu attaquer la Super Ligue pour « entente illégale » : « La Super Ligue vise à distribuer des revenus à ses membres et exclure de cette opportunité commerciale d’autres participants potentiels ». C’est donc, sur les bases de la loi anticartel, une entente « contraire au droit de la concurrence ». Alors, il en revient à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’en décider : l’UEFA abuse-t-elle de sa position dominante en menaçant de sanctionner les clubs participants à la Super Ligue ?
Même si neuf des douze clubs se sont quasiment instantanément retirés de ce projet de harakiri suite à la pression des instances du football et de leurs supporters, Florentino Pérez n’en démord pas. Le patron du Real Madrid et du projet Super Ligue, en compagnie de la Juventus et du FC Barcelone, s’entête. Le but : savoir si l’UEFA peut menacer et sanctionner les membres du projet. Florentino Pérez et un juge espagnol ont d’ailleurs déposé, en mai 2021, une plainte à la CJUE pour violation des articles 101 et 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) interdisant les monopoles : « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits […] toutes décisions d’associations d’entreprises […] qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre et de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché. » (art.101 TFUE), « est interdit […] le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur » (art.102 TFUE). Le juge dans son ordonnance indique que « l’opposition à ce championnat fermé entrave la concurrence potentielle du marché et limite le choix du consommateur ».
Pour Jean-Claude Darmon, précurseur du football comme objet du marketing et du business, la messe est dite. Leur dossier est « très solide » et irait « dans le sens logique de l’histoire ». Bien qu’opposé à la Super Ligue « pour des principes éthiques, philosophiques et surtout d’équité sportive », l’homme d’affaire ne se voile pas la face : « Je pense que ce big bang est inéluctable dans le temps, on y arrivera dans deux, trois, cinq ou dix ans (…) Les clubs ont le droit d’aller à la Commission européenne, de dire qu’il y a monopole, qu’ils veulent s’y soustraire et organiser eux-mêmes une compétition. Et il gagneraient ».
Le résultat de ce jugement sera fondamental pour le futur du football et la possible existence de ligues alternatives dans le futur : « il confirmera – ou non – que l’UEFA a le droit de réguler l’accès au marché organisationnel en opposant des restrictions dans l’intérêt public », selon Katarina Pijetlovic, maître de conférence en droits du sport. Ce jugement sera donc prépondérant bien au-delà du simple monde du football. En effet, la question est pertinente pour la régulation de tout le sport continental, car elle oppose la défense du monopole des instances et la possibilité d’acteurs privés de créer leur propres compétitions.
Le débat pourrait même se poursuivre sur le plan politique, car comme déclaré par le Premier Ministre britannique Boris Johnson à l’époque des faits, qui a affirmé son soutien et garanti l’appui total du gouvernement pour stopper ce projet. En revanche, le Brexit complexifie le dossier de ce point de vue car le Royaume-Uni ne dépend plus de l’Union Européenne. Emmanuel Marcon s’était d’ailleurs positionné dans le même camp afin de « protéger l’intégrité des compétitions nationales et européennes ». Cependant la loi est claire : l’UEFA n’a aucun droit « d’empêcher, de refréner ou de falsifier le jeu de concurrence au sein d’un marché » comme ils l’ont fait en menaçant d’exclusion les clubs fondateurs et en négociant – à l’amiable – des sanctions pécuniaires à hauteur de 15 millions d’euros pour les moins résistants. Alors, qui est en tort ? Violation de la loi anticartel ou alors abus de monopole de la part de l’UEFA ? A la Cour de justice de l’Union européenne d’en juger.
Il ne faut pas oublier que la CJUE n’en serait pas à son coup d’essai concernant une refonte du système d’exploitation du marché du football. La Cour est en effet déjà la raison de la plus grande révolution du football avec le fameux arrêt Bosman. En faisant sauter les limites du nombre de footballeurs étrangers provenant de l’UE, puis quelques années plus tard avec le moins connu arrêt Malaja – permettant la levée de quotas aux ressortissants d’autres pays ayant des accords avec l’UE comme la Pologne ou le Maroc – la Cour est déjà à la base de la bascule dans le football business. Un arrêt allant à l’encontre du monopole de l’UEFA signifierait donc un second échelon dans cette révolution du monde du football.
Toujours selon Jean-Claude Darmon, l’UEFA aurait meilleur temps d’inscrire le débat, non pas pour empêcher la création de cette Ligue, mais plutôt concernant les modalités de celle-ci : « C’est un rapport de force et d’argent. Ils sont condamnés à s’arranger, c’est le sens de l’histoire ». Et c’est bien dans ce sens-ci que va la réforme de la Ligue des Champions : dès la saison 2024 et la mise en place d’un nouveau format de poule et de playoff, l’UEFA estime une hausse des recettes de 40%, passant de 3.3 milliards à 5.1 milliards. Une hausse significative, certes, mais toujours bien loin des montants alors promis au clubs dissidents.
Entre possible organisation d’une Coupe du Monde tous les deux ans et organisation de cette Super Ligue, le monde du football semble être à un point de non-retour concernant cette bascule dans un marché institutionnalisé à part entière. Alors qu’il avait suffi à l’UEFA d’accroître ses dotations financières pour faire avorter le projet de Super Ligue proposé par Mediapartners en 1999 et défendant ainsi son monopole ; il semblerait que, près d’un quart de siècle plus tard, le développement prépondérant des intérêts économiques couplés à l’action en justice des clubs dissidents marque la fin d’un monopole instauré il y a 68 ans maintenant.
Sources :
- Julien Absalon, « Super League : Pourquoi la décision de la justice européenne sera très importante« , RMC Sport
- « Super Ligue : l’avis d’un spécialiste du droit européen du sport « , 24 Heures
- « Super Ligue : la bataille judiciaire s’engage » Le Matin
- Jean-Michel Cedro, « Super League: les cadors du football européen se retournent contre l’UEFA » Les Echos
- Emmanuelle Ducros, « Football : Super Ligue, la fin du monopole de l’UEFA ? », L’Opinion
- Marc Guyot & Radu Vranceanu, « Super League versus Uefa. Ethique ou abus de position dominante ? » La Tribune
- Simon Ruben, « Pourquoi l’UEFA a (presque) déjà perdu le bras de fer de la Super Ligue » Europe1
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