Le Pérou des années 1970 / 1980 subit deux dictatures militaires successives. La première dirigée par le régime militaire de gauche sous la direction de Juan Velasco Alvarado (1968-1975) puis de droite sous Francisco Morales Bermúdez Cerruti (1975-1980). Le football, à cette époque, était une manière de s’échapper de la terreur quotidienne. Cette période coïncide avec l’apogée du football dans le pays, avec comme tête d’affiche : el Nene Cubillas et el Cholo Sotil.
Après leurs carrières, lors de leurs rares sorties médiatiques, Cubillas et Sotil n’ont eu de cesse de répéter qu’ils étaient réciproquement leur partenaire favori sur un terrain de football. À vrai dire, les deux amis ne se sont jamais vraiment lâchés. Les deux gamins péruviens se rencontraient déjà dans les catégories jeunes de l’Alianza Lima, formant dès leur plus jeune âge un duo très prometteur. Pourtant, si l’ainé, Cubillas connaît une ascension fulgurante, le second disparaît quelque temps des radars pour revenir plus fort.
Teófilo Juan Cubillas Arizaga n’est né que deux mois avant son cadet Hugo Sotil, le 8 mars 1949 dans la capitale péruvienne, Lima. Il fait ses premiers pas sur le rectangle vert du petit club de son district de Puente Piedra, les Huracan Boys. Après un match dans les catégories jeunes contre l’Alianza Lima, il tape dans l’œil du club professionnel qui ne se fait pas prier pour le recruter. Déjà dominant chez les jeunes, Cubillas connaît des débuts virevoltants en équipe première. Il arrive dans une équipe de grands, par le talent et par l’âge. Lancé à l’âge de 17 ans dans le grand bain, il termine déjà meilleur buteur du championnat avec 19 buts. Cubillas découvre très jeune le maillot bicolore du Pérou. D’ailleurs, son surnom lui a été donné en sélection.
« Pendant un voyage en Bolivie avec la sélection, des hôtesses s’approchent de Perico León, et lui proposent une boisson. Celui-ci demande une boisson alcoolisée. Les hôtesses se dirigent alors vers Teófilo, qui était encore un gosse, et lui demandent ce qu’il souhaite. Perico León monte le ton et dira cette phrase » el Nene ne boit pas d’alcool, el Nene boit de l’eau ». Depuis ce jour là tout le monde l’appelle el Nene Cubillas. El Nene, c’est un mot affectueux qui symbolise la jeunesse », indique Miguel Villegas, journaliste de sport au journal péruvien El Comercio.
Des débuts bien différents
Son compère de la cantera n’a pas le même succès immédiat. Hugo Alejandro Sotil Yerén est né dans la ville panaméricaine de Ica. Sa famille déménage très vite dans la capitale pour vivre dans de meilleures conditions. Son surnom : « el Cholo », il le doit à son origine. Hugo n’est pas né dans la capitale. « Chaque fois au Pérou il y a une façon très affectueuse d’appeler le provincial qui est venu à Lima. C’est Cholito », confesse Miguel Villegas.
Tout comme Cubillas, il se fait repérer par le club de l’Alianza où il ne s’impose pas. Pour survivre, el Cholo travaille la semaine sur les marchés, et le week-end dans des tournois de foot rémunérés. Mais le gamin impressionne. En 1967, le Deportivo Municipal descend en deuxième division péruvienne, c’est une catastrophe pour cet autre club de la capitale. Les recruteurs se lancent à la recherche de jeunes talents dans les rues. Sotil fait parler de lui, est appelé pour des tests et impressionne l’année d’après. Le voilà reparti pour faire du football sa vie. À l’âge de 19 ans, il fait ses débuts en professionnels. Il est l’un des grands artisans de la remontée du club en première division. Sa première saison dans l’élite péruvienne plus que correcte (10 buts en 19 matchs) convainc Didi, légende brésilienne championne du monde 1958 et 1962, alors surtout sélectionneur du Pérou. Jusqu’ici pas satisfait par le niveau du jeune de 20 ans dans l’échelon inférieur, malgré les appels du pied de tout un pays, Didi appelle el Cholo Sotil, lui permettant de goûter aux joies de la sélection, et même de la Coupe du Monde. El Nene Cubillas et el Cholo Sotil se retrouvent.
La Coupe du monde 1970, une performance remarquable
Le Pérou tombe dans le groupe IV. Cubillas et Sotil joueront la Bulgarie, le Maroc et l’Allemagne de l’Ouest. En tribune lors du match d’ouverture Mexique-Union Soviétique, les joueurs péruviens apprennent une terrible nouvelle. Deux jours avant des débuts rêvés en Coupe du monde, un drame touche le pays. Le 31 mai 1970, un tremblement de terre s’abat sur le Pérou faisant près de 75 000 morts. Le pays est plongé dans un immense deuil, le football devient alors l’exutoire du peuple.
Le match contre la Bulgarie prend un nouveau sens. Médaillés d’argent des derniers Jeux olympiques de 1968, les Bulgares sont un adversaire de taille. Menés 2-0 à la mi-temps, le match semble joué d’avance. L’entrée du crack Hugo Sotil en début de deuxième période fait beaucoup de bien. Revenus à 2-2 par les intermédiaires de Gallardo (50ème) et de Chumpitaz (55ème), El Nene porte le coup de grâce d’un golazo dont tout le pays se rappelle (70ème). Le Pérou gagne le premier match de son histoire en Coupe du monde. Cubillas dira par la suite « Mon but le plus mémorable en Coupe du monde est celui que j’ai marqué contre la Bulgarie. C’était le premier et il a servi à réconforter les gens après la tragédie. »
Pour leur deuxième match, los Incas affrontaient une sélection marocaine moins imposante sur le papier. Sotil et Cubillas sont alignés d’entrée. Le Pérou pousse et ouvre la marque à la 65ème minute par l’intermédiaire d’el Nene Cubillas qui s’offre son deuxième but en deux matchs. Deux minutes après, Chale porte la marque à 2-0. Et à la 75ème, l’intraitable Cubillas scelle définitivement le score : 3-0.
Qualifié pour le tour suivant, le Pérou tient déjà son exploit. Le match contre l’Allemagne de l’Ouest de Beckenbauer et Muller n’est qu’un plus. Justement, celui-ci leur fait beaucoup de mal. Buteur par trois fois, le futur meilleur buteur de la compétition, ne laisse aucune chance à la formation de Didi. Seule étoile dans le ciel péruvien ce soir-là, la réduction du score de l’inévitable Teófilo Cubillas d’un superbe coup franc. L’essentiel était ailleurs, le quart de finale contre le Brésil des cinq numéros 10 est sur toutes les lèvres.
Le plus beau match péruvien en Coupe du Monde
14 juin 1970. Brésil-Pérou. Cubillas, Sotil, Mifflin face aux Pelé, Tostao, Jairzinho, Rivelino et autres Gerson. Estadio Jalisco de Guadalajara, 54 000 personnes, un stade en ébullition. Les Blanquirojos jouent leur premier match à élimination directe en Coupe du Monde. Et les hommes de Didi se font vite surprendre. Par l’intermédiaire de Rivelino (11ème) qui profite d’une glissade du défenseur péruvien, le Brésil ouvre la marque. Tostao double la mise quatre minutes après une terrible erreur de main du gardien péruvien Rubinos. À la 28ème, le Pérou revient dans le match avec le but de Gallardo sur, encore une fois, une erreur de main, cette fois-ci celle de Felix. Au sortir de la deuxième mi-temps, Tostao profite d’une erreur de jugement du gardien inca pour s’offrir un doublé. Vingt minutes plus tard, Cubillas reprend un ballon à l’entrée de la surface d’une superbe volée pour revenir dans le match. Mais le relâchement coupable des Péruviens aura raison de leur élimination. À la 75ème minute, soit cinq minutes plus tard, Jairzinho parachève la victoire brésilienne. Le Pérou est à terre. Pour certains, ce match-là est le plus beau match de l’histoire de la Coupe du Monde, et l’édition de 1970, la plus belle.
Cubillas inscrit cinq buts dans le tournoi, se plaçant à la troisième place du classement des buteurs. Véritable révélation de la Coupe du monde, il est nommé meilleur jeune joueur du tournoi. O’Rei, qui disputait là son dernier Mondial, répondait à une question sur une possible cinquième participation en Coupe du monde : « Non, mais ne vous inquiétez pas, vous verrez mon successeur. Teófilo Cubillas. »
« Le Pérou a présenté au monde une série de nom de famille, des véritables ambassadeurs du pays. Dans ce mondial, on a présenté au monde la façon dont on jouait au football, détaille Miguel Villegas avec émotion. Nous, dans notre sélection, on n’a pas de joueurs particulièrement physiques ni disciplinés tactiquement. Mais on ne peut pas nous enlever le fait qu’on manie très bien le ballon. Notre jeu est plus associatif que vertical. »
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La Dupla de Oro
Le terme de Dupla de Oro, comprenez « doublette dorée » a été inventé par la presse pour poser des mots sur l’association entre Cubillas et Sotil. Les deux journaux les plus influents du pays à l’époque El Comercio et Ultima Hora ont joué un grand rôle dans le mythe de cette appellation.
Un an après la Coupe du monde, cette même Dupla de Oro est de nouveau réunie. Et ce n’est pas le fruit du hasard. Jouant dans deux clubs concurrents en championnat, leur exploit a émoustillé le pays entier. Tout le peuple les veut de nouveau ensemble, sous les mêmes couleurs. Les deux clubs s’allient pour refaire jouer ces deux stars ensemble. Les échéances : le Bayern Munich de Sepp Maier, Gerd Muller, Beckenbauer et le Benfica d’Eusebio.
Le 7 janvier 1971, sous la bannière de l’Alianza Municipal, el Nene et el Cholo se retrouvent. Le Bayern Munich se déplace à Lima pour y jouer un match amical contre l’union des deux clubs péruviens. Le Bayern est alors au top de sa forme, son attaquant vedette vient de rouler sur la Coupe du Monde. Ayant inscrit dix buts, Gerd Müller est prêt à affronter Sotil et Cubillas de nouveau. Il va s’en dire que les Péruviens sont imparables ce jour-là. La seule façon d’arrêter les attaques est de faire faute. À l’image de la sortie à la 25ème de Cruces côté péruvien. Néanmoins, les Incas ne peuvent pas être stoppés. L’ouverture du score survient à la 38ème minute. Au vu de la physionomie du match, elle n’est pas déméritée. Alianza Municipal ouvre la marque par Orlando Guzmán à la 38ème peu après son entrée en jeu. Puis Sotil se défait facilement de trois défenseurs allemands avant de lancer el Nene dans la profondeur. Plus rapide que le Kaiser, Cubillas se retrouve seul devant Maier et ouvre le score. Sur le deuxième but, le Tandem d’or du Pérou retrouve ses automatismes. Hugo Sotil trouve une nouvelle fois Cubillas qui brise les reins de Beckenbauer. Ça fait 3-0. La Dupla de Oro est intouchable. El Cholo Sotil y el Nene Cubillas sont injouables quand ils jouent sous la même bannière. Les Munichois sont démunis. Ils auront quand même un sursaut d’orgueil pour un but anecdotique à la 74ème avec Jurgen Ey. Julio Baylón entérine tout espoir bavarois à la 83ème. Score final : 4-1.
Un deuxième match contre le Benfica du Ballon d’Or 1965 a été organisé une semaine plus tard au même stade de l’Estadio Nacional. Mais les Péruviens n’enchainent pas. Eusebio ouvre la marque d’un golazo sur coup franc. Nene porte le score à 2-0. C’est Nemesio Mosquera qui réduira la marque à l’heure de jeu, le score ne sera plus touché. Pour l’anecdote, Cubillas rate un penalty. Score final 2-1.
« Le maillot utilisé par la fusion des deux équipes était bien particulier. La moitié était rouge et l’autre bleu. Pareil pour l’écusson. Il était scindé en deux avec la moitié de chaque écusson. Pendant plus de 50 ans, les collectionneurs de maillots l’ont recherché. Pour eux, c’est l’une des plus précieuses du football péruvien. Il y a tout juste un an, Miguel Angel Melgar l’a enfin retrouvé chez la famille d’un joueur », conte Miguel Villegas, auteur d’Amor a la Camiseta.
La saison 1972 est celle de la confirmation pour Teófilo Cubillas. En 1972, le joueur liménien termine la saison comme meilleur buteur de la Copa Libertadores. Plus que ça, el Nene s’accapare du titre de meilleur joueur sud-américain devant Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé. Forcément, son nom circule et arrive aux oreilles des recruteurs européens, dont ceux du Barça, avec Rinus Michels en tête de file. La délégation catalane se déplace donc pour le derby de Lima. Alianza Lima – Deportivo Municipal. Cubillas opposé à Sotil. Et contre toute attente, les recruteurs du FC Barcelone se prennent d’amour pour Hugo Sotil et non de son compère en sélection. En fait, ce jour-là, El Cholo joue divinement bien et fait même de l’ombre à son pote de toujours. Hugo Sotil s’envole vers l’Espagne, Teófilo Cubillas trouvera refuge en Suisse, du côté du FC Bâle…
La Coupe du monde 1970 a rendu fiers des millions de Péruviens pendant une des époques les plus sombres de leur histoire. En fait, au Pérou, le football, c’était l’opium du peuple. 1970 marque, aussi, le tournant de leurs carrières. Un nouveau défi les attend : conquérir l’Europe. La Dupla de Oro ne meurt pas en 1972. Bien au contraire.
À Suivre…
Sources :
- « Nuestro primer festejo mundial », Depor.com
- Jorge Moreno Peña, « Cubillas y Sotil, la ‘Dupla de oro’ que surgió con un baile al Bayern Múnich de Beckenbauer y Müller », Elcomercio.pe
- Arthur Jeanne, « Cubillas: « En 1970, le Pérou a regardé le Brésil dans les yeux » », Sofoot.com
- « México 70: El Mundial del que nunca nos fuimos », Elcomercio.pe
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