En décembre 1966, sous un épais brouillard, l’Ajax Amsterdam reçoit le Liverpool FC au deuxième tour de la Coupe des clubs champions. Devant plus de 50 000 spectateurs, le club néerlandais colle une fessée aux hommes de Bill Shankly. Quelques années avant leur suprématie européenne, les Amstellodamois n’étaient encore qu’en rodage de leur football total.
Venue de la mer du Nord, la nappe de brouillard a rapidement gagné toute la ville d’Amsterdam. Le stade olympique n’y fait pas exception, tout comme le stade De Meer où devait se jouer la rencontre avant la demande trop importante de supporters. Dès leurs premiers pas sur le tarmac, les joueurs de Liverpool ont senti le traquenard arriver. Impossible d’y voir à un mètre. Même leur emblématique entraîneur, Bill Shankly, est imperceptible au cœur de cette brume.
Un report envisagé
Plein de confiance après leur victoire 5-0 face à Leeds United, les Reds arrivent aux Pays-Bas avec l’ambition de prouver leur valeur à l’ensemble du Vieux Continent. Mais l’Ajax Amsterdam ne compte pas se faire dicter quoi que ce soit chez lui après leur victoire face à Besiktas lors du tour précédent. Surtout, « les fils de Dieu », comme on les surnomme déjà, connaissent ces conditions climatiques sur le bout des doigts et sont prêts à mener une véritable guérilla. Ce 7 décembre 1966, les Amstellodamois n’ont aucun mal à enfiler leur maillot blanc et rouge, tandis que leurs adversaires sentent la moiteur s’accrocher à leurs vêtements.
Dans le long couloir qui mène au rectangle vert, Bill Shankly redoute la météo néerlandaise. Une fois sur son banc de touche, le technicien britannique ne peut toujours pas apprécier le paysage. Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez, commence à étouffer et n’entend que le bruit incessant des 55 000 personnes massées dans le stade olympique d’Amsterdam ainsi que leur manie de faire trembler les grilles de fer où trônent un long fil de barbelés .
« Je ne vois rien du tout, grommèle-t-il. On ne peut pas jouer ce match, il faut le reporter. » (Toutes les citations sont tirées de l’ouvrage Rouge ou Mort, de quoi renforcer le mythe autour de la rencontre.) Antonio Sbardella, l’arbitre, acquiesce. Il ne voit pas d’un but à l’autre et estime que les acteurs devront revenir le lendemain, même endroit, même heure. Impossible toutefois pour les Liverpuldiens de rester à Amsterdam plus longtemps puisqu’ils doivent affronter Manchester United dans une rencontre capitale en fin de semaine. C’est le 7 décembre 1966 ou la semaine suivante.
« Qui a déjà entendu parler de l’Ajax ? »
Qu’importe les états d’âmes de Bill Shankly et d’Antonio Sbardella, l’observateur de l’UEFA explique que le match se tiendra bien à la date initiale, pour le plus grand plaisir des 55 722 néerlandais venus voir leur équipe triompher. Les règles néerlandaises sont effectivement différentes quant au brouillard puisqu’il suffit de voir les deux buts depuis le rond central. Le regard grave, l’entraîneur de Liverpool annonce à ses joueurs que la rencontre est maintenue :
« Il va falloir jouer. Eh bien, autant les prendre à leur propre jeu, voilà mon avis. Cette équipe-là, on leur ferait voir 36 chandelles sans ce satané brouillard. Alors, ces 36 chandelles, c’est eux qui vont en avoir besoin ce soir pour voir clair dans notre jeu. Parce que, franchement, qui a déjà entendu parler de l’Ajax Football Club, les gars ? Personne de ma connaissance. »
Deux saisons auparavant, les Lanciers terminent treizièmes du championnat, à seulement deux places de la relégation. Une année galère qui propulse Rinus Michels sur le banc de l’équipe alors que l’ancien joueur faisait ses gammes d’entraîneur dans des clubs amateurs d’Amsterdam. Dès la saison suivante, sous l’impulsion du tacticien qui a mis à l’œuvre un savant mélange entre jeunesse comme Johan Cruijff, et expérience comme Sjaak Swart, l’Ajax remporte l’Eredivisie et revient en coupe d’Europe. De l’autre côté, le Liverpool FC est l’un des favoris à la victoire finale.
Un récital invisible
Une fois assis sur le banc, Bill Shankly ressasse cette journée dans le brouillard. Si son plan de jeu expliqué dans les vestiaires est clair, il ne peut pas savoir s’il est appliqué par ces joueurs à cause du temps. Alors il commence à imaginer. Puis, rapidement, il voit les maillots blancs de l’Ajax fendre la brume devant lui. Comme s’ils étaient dotés de lunettes infrarouges, les coéquipiers de Johan Cruyff se trouvent les yeux fermés. Jugeant mieux la trajectoire d’un ballon haut que le gardien des Reds, Tommy Lawrence, et son défenseur, Chris Lawler, Cees de Wolf catapulte le ballon au fond des filets, que lui seul a pu distinguer.
Les spectateurs les plus proches des grilles applaudissent et hurlent dès le but. Puis, le bruit monte au fil des secondes, les plus haut n’ayant pu voir l’ouverture du score. Sur l’autre banc de touche, Rinus Michels a sûrement les mêmes problèmes que son homologue du soir. À la 16e minute, ils voient tous deux les Ajacides réapparaître. Comme en plein jour sur un terrain goudronné d’Amsterdam, Sjaak Swart élimine trois adversaires avant de trouver Klaas Nuninga. Cette fois, Tommy Lawrence aperçoit le cuir et arrive à repousser la première frappe, il n’avait tout simplement pas vu Johan Cruyff suivre et doubler la mise.
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— MotherSoccer (@MotherSoccerNL) August 13, 2014
Une nouvelle fois, le bruit monte petit à petit une fois le but inscrit. Durant ce temps, Bill Shankly n’en peut plus. Pour la première fois de la soirée, il profite du brouillard et rentre sur le terrain. Il s’adresse à Tommy Smith, premier joueur trouvé sur son chemin, et lui demande de trouver Geoff Strong et Willie Stevenson au milieu de cette purée de pois. « Vous jouez comme des branques, comme des malades mentaux, assène-t-il à ses hommes de base. Il y a un autre match à venir, un autre match à Anfield. Bon sang, les gars. On n’est même pas à la mi-temps et on est mené 2-0. Alors, on va se contenter de 2-0. On va rapporter ce score à la maison. Donc, fermez les écoutilles et ne leur donnez pas un but de plus ! »
Fantômes, cauchemar et mauvaise foi
L’entraîneur de Liverpool regagne sa zone technique et ne voit pas les joueurs de l’Ajax d’un petit moment. Un bon signe sachant que les deux incursions précédentes avaient emmené des buts. « Mais à la 38e minute, Bill voit de nouveau les fantômes surgissant du brouillard », écrit David Peace dans son livre. Le coup-franc de Frits Soetekouw est mal dégagé et permet à Klaas Nuninga d’y aller de sa réalisation. Avant le retour aux vestiaires, le Néérlandais inscrit un doublé pour porter le score à un cinglant 4-0.
Après une nouvelle soufflante de Bill Shankly, qui commençait à entendre parler de l’Ajax Football Club, ses joueurs ont entamé la deuxième période d’une bien meilleur manière. Tommy Smith, puis Ron Yeats, manquent de réduire l’écart et tombent sur Gert Bals, le portier amstellodamois. Les Ajacides, conscients du privilège de mener avec une telle avance, malgré le fait que personne ne puisse vraiment lire le tableau d’affichage, laissent volontiers le ballon à leurs adversaires. Après avoir éblouis les spectateurs les plus proches de la pelouse par leur football total, ils agissent en contre et piquent une dernière fois Liverpool grâce à Henk Groot. Dans un ultime sursaut d’orgueil, Chris Lawler inscrit le seul but des Scousers, à une minute du coup de sifflet final. Le cauchemar se termine à 5-1 pour lui et ses coéquipiers, mais le brouillard n’a pas disparu.
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Le nul face à Manchester United (2-2) n’arrange rien, Liverpool tombe à la troisième place du championnat. Pourtant, Bill Shankly reste convaincu que les choses vont s’arranger lors du match retour, à Anfield, face à l’Ajax. « Bill Shankly a dit au laitier que le Liverpool FC allait battre l’Ajax Amsterdam 5-0. Bill Shankly a dit au facteur que le Liverpool FC allait battre l’Ajax Amsterdam 6-0. Bill Shankly a dit à des enfants croisés dans la rue que le Liverpool FC allait battre l’Ajax Amsterdam 7-0. Bill Shankly a dit aux journalistes, à ceux des journaux locaux comme à ceux des quotidiens nationaux que le Liverpool FC allait battre l’Ajax Amsterdam 5-0, 6-0, 7-0 ou même 8-0 », image David Peace.
Malgré toute la mauvaise foi qui le caractérise, l’entraîneur des Reds ne fait pas de miracle. Comme un symbole, le brouillard s’abat sur Anfield avant la manche retour. Le coup d’envoi a même été retardé à cause d’un mouvement de foule en tribune qui a entraîné la blessure de 200 personnes et l’hospitalisation de 31 d’entre elles. Une fois le calme revenu, le doublé de Johan Cruyff permet de refroidir un peu plus les ardeurs liverpuldiennes, même si les hommes de Bill Shankly sont revenus à deux buts partout. Pas suffisant évidemment pour le club qui attendra 1977 pour soulever sa première coupe aux grandes oreilles.
L’Ajax Amsterdam, quant à lui, le fait dès 1971 et réalise un triplé historique jusqu’en 1973. Rinus Michels dira que cette confrontation face à Liverpool fut le déclenchement de ce cercle vertueux. Désormais invités à la table des plus grands, les Ajacides allaient pouvoir démocratiser leur football total aux quatre coins du continent.
Sources :
« AFC Ajax 5–1 Liverpool F.C. (1966) », Wikipedia
« Rouge ou mort », PEACE David, 2014, Rivages
Crédit photos : Icon Sport