Salvador Artigas est un homme qui a eu plusieurs vies. D’abord footballeur prometteur, puis pilote de chasse, il devint réfugié, puis de nouveau footballeur mais handicapé par une blessure au genou, et enfin entraîneur. Un homme décrit comme distingué et affable, mais surtout un homme de conviction. Dans une époque où il est plus reposant et rassurant d’appréhender le monde et sa complexité par le prisme de la dichotomie, Salvador Artigas fait office d’entraîneur « défensif ». Voici le portrait d’un homme de football, plus solide sur les appuis que bon nombre de joueurs.
Salvador Artigas Sahún est né le 23 février 1913 à Talavera de la Reina une commune proche de Tolède, et située dans la comunidades autónomas Castilla La Mancha, à un peu plus d’une centaine de kilomètres au sud-est de Madrid.
Le footballeur
Il débute en première division espagnole au F.C. Barcelone en 1932 puis signe en faveur de Levante en 1934. Sa carrière est inévitablement interrompue par les débuts de la guerre d’Espagne en 1936. Il décide alors de rejoindre une nouvelle formation, mais surtout d’embrasser une cause : il s’engage comme pilote de chasse dans les forces républicaines qui luttent avec acharnement contre les forces armées du général Franco, dont les rangs sont grossis par des européens fascisants.
Mais les franquistes avancent inexorablement, poussant toujours plus à l’exode vers la France. Salvador Artigas fuit à son tour son pays, et rejoint la France en 1938. Comme bon nombre de ses compatriotes, il doit intégrer l’un des camps d’internement construits à la hâte par le gouvernement Daladier. C’est là-bas, qu’il est repéré par un compatriote alors entraineur du Girondins de Bordeaux F.C. : Benito Diaz.
Il signe son contrat professionnel avec les Girondins de Bordeaux à l’été 1938. Mais lors de son premier entraînement en marine et blanc, il se blesse grièvement au genou. Il ne se remet jamais totalement de cette blessure. Chaque tir est un supplice et il ne peut exprimer pleinement son potentiel. Par ailleurs, la réglementation alors en vigueur impose aux clubs professionnels de n’aligner que deux étrangers sur la feuille de match. Bordeaux compte alors déjà dans ses rangs plusieurs compatriotes espagnols. Deux en particulier : Mancisidor et Urtizberea. Deux joueurs emblématiques et de grand talent, indéboulonnables.
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Alors pour ne pas gâcher plus encore ce talent brut, il sera décidé par les deux parties de négocier un prêt vers Le Mans. Il reviendra un an plus tard, mais toujours barré par la règle des quotas alors en vigueur, et la présence de Mancisidor, Urtizberea mais aussi « Paco », il doit se résigner à quitter de nouveau le stade des Chartrons pour le Stade de la route de Lorient. Il quitte donc définitivement le maillot au scapulaire pour rejoindre Rennes où, malgré l’instabilité de son genou, il effectue une carrière tout à fait honorable. En rouge et noir il est allé plus haut que ces montagnes de douleur. Un pari gagné. En 1949, il quitte le Stade Rennais Université Club pour revenir dans son pays natal. Un départ qui ne manque pas de faire réagir les amateurs de ballon rond, dont François Thébaud, qui titrait d’ailleurs dans le journal Ce Soir « le départ d’Artigas, un coup dur pour Rennes », avant de rajouter ces mots :
« Sans jamais essayer de briller personnellement, le petit Espagnol, qui aurait pu se tailler une facile réputation de jongleur de balle, démontra alors de la façon la plus parfaite qu’il était la véritable clé de voûte de l’édifice rennais. Grâce à ses qualités d’équipier modèle qui s’efforce de mettre son talent au service de ses partenaires, au lieu d’exploiter leurs efforts pour se mettre en valeur. »
Après cet exil français de 11 ans, il rejoint la Real Sociedad jusqu’en 1952. Pour finir en beauté il regagne les bords de la Vilaine seulement 3 ans après son départ, et revient fouler les terrains de la Piverdière. A son arrivée le club est en plein tumulte en coulisse : l’entraineur François Pleyer est remercié contre la volonté de bon nombre de joueurs alors en place, puis c’est au tour du président Marcel Delisle de partir dès le mois de septembre. C’est donc dans une relative instabilité et dans un costume d’entraîneur-joueur que Salvador Artigas effectue ses premiers pas d’entraineur. En ce début de saison 1952-1953 l’effectif des stadistes est largement remanié, avec des départs importants et non compensés, tels que : Jean Prouff, milieu de terrain international et métronome, mais aussi Jean Grumellon et Juan Callichio prolifiques buteurs, etc.
La saison débute par des résultats satisfaisants à domicile mais décevants à l’extérieur (12 défaites au total !). Doucement mais sûrement les Rennais s’enfoncent dans le ventre mou puis dans la zone de relégation. Au soir de la dernière journée de championnat ils échouent à la seizième place, avec le même nombre de points (28) que le quinzième (Roubaix-Tourcoing) mais au prix d’un goal-average très déficitaire (-19 contre -7 pour Roubaix-Tourcoing). Ils doivent alors effectuer un tour de barrage et affronter le R.C. Strasbourg, relégué l’année d’avant, et présentement troisième de deuxième division. Une confrontation à sens unique qui se solde par un cinglant 7-1 sur les deux matchs.
Le S.R.U.C. est donc relégué à son tour en deuxième division, mais Artigas n’en fait pas les frais et reste à la tête des professionnels rouges et noirs. L’intersaison est encore mouvementée et voit une nouvelle fois l’effectif être grandement remanié. A l’issue de cette saison 1953-1954, au prix d’un nouveau bilan très décevant en dehors de ses bases, Rennes finit à la sixième place du championnat et repart donc pour un tour dans l’antichambre de l’élite. L’année suivante, le club subit une nouvelle et large revue d’effectif. Cependant, il est à noter le retour de Jean Grumellon, le buteur. Les résultats à domicile sont très bons, mais toujours pas à la hauteur à l’extérieur. Les Rennais voient rapidement le Red Star les distancer en tête du championnat, puis cèdent progressivement leur deuxième place à Sedan. C’est ainsi que les deux accessits directs pour la première division leur échappent, mais ils accrochent la troisième place synonyme de tour de barrage ! Ils affrontent Lille, étonnant seizième du championnat mais vainqueur de la Coupe de France face aux Girondins de Bordeaux (lui-même dix-septième du championnat et relégué). La différence de niveau est notable et le résultat, comme deux ans auparavant, est sans appel : les Rennais s’inclinent 7-1 au total. Il faut souligner que l’unique but marqué par les stadistes est l’œuvre d’Artigas, à 41 ans ! Un entraîneur-joueur pleinement engagé !
Au final pendant ces trois années où il a l’étiquette « d’entraineur-joueur », Salvador Artigas ne va rechausser que très rarement les crampons. Seulement pour dépanner, ponctuellement, parfois en défense, parfois au milieu, et pour une quinzaine de matchs au total.
L’entraîneur
Au sortir de cette désillusion, Salvador Artigas ré-empreinte la route Rennes-San Sebastian et revient une nouvelle fois à la Real Sociedad. Il s’y assoit sur le banc mais cette fois sans les crampons. Il dirige alors une équipe qui a fait son retour dans l’élite à l’été 1949 grâce à un titre de champion de deuxième division. Après cette remontée, le club est régulièrement classé entre la cinquième et la dixième place. Mais lors de son arrivée, la Real ne s’appuie pas sur beaucoup de certitudes et venait de terminer à une quatorzième place synonyme de barrages. Ils se déroulent sous la forme d’un tournoi engageant 6 équipes (2 de première division, 4 de deuxième division) et la Real conserve sa place dans l’élite en finissant à la deuxième place de ce mini championnat. Sous sa coupe, le club Txuri-Urdinak ne fera guère mieux que la huitième place. Il risquera même la descente lors de l’avant-dernière saison d’Artigas (1958-1959) avec une quatorzième place et un sauvetage lors d’un barrage de promotion contre Cordoba. Après l’ultime saison 1959-1960, le bilan est satisfaisant même s’il s’agit de résultats moyens et sans trophée. On peut cependant noter que le signe indien des barrages est enfin vaincu !
Salvador Artigas reprend alors la direction du nord, et s’arrête peu de temps après la frontière. Il signe un contrat d’entraîneur avec les Girondins de Bordeaux en mai 1960. Encore un retour. Il est intronisé en lieu et place de Camille Libar, joueur emblématique du club, qui faisait office jusque-là lui aussi d’entraîneur-joueur. Avec Libar, les Girondins de Bordeaux, qui étaient fraîchement promus en première division, viennent de terminer l’exercice à la dernière place après avoir encaissé plus de cent buts ! Artigas fera donc son retour dans le port de la lune au crépuscule d’une année très compliquée car outre ces résultats sportifs catastrophiques, la situation financière n’est guère plus resplendissante.
Les Girondins doivent même saisir l’opportunité de vendre l’un de leurs meilleurs éléments : Roland Guillas, pour une somme record à l’époque, qui se dirige vers l’A.S.S.E. de Roger Rocher.
En dehors de la perte de Guillas, l’effectif en lui-même est peu remanié. Salvador Artigas peut compter sur une colonne vertébrale intacte : l’incontournable Ranouil, l’infranchissable Moevi, l’inusable Abossolo et le prolifique et robuste Robuschi, pour ne citer qu’eux. Cette nouvelle relation entre Salvador Artigas et les Girondins de Bordeaux va durer plus longtemps que lorsqu’il était joueur : pas moins de sept saisons… à l’exception de quelques jours. En effet, alors qu’il a laissé épouse et enfant au pays, ainsi que la gestion de leurs trois magasins de chaussures à Saint-Sébastien, son contrat stipule qu’il est autorisé à les y rejoindre chaque lundi tous les quinze jours. Un autre temps… Lors de son premier passage, il jouait en position plutôt basse sur le rectangle vert (défenseur voire inter), mais il avait laissé le souvenir d’un joueur technique, élégant et porté vers l’avant. Mais à son retour comme entraineur, on lui prête l’intention d’instaurer un style de jeu porté sur l’engagement et la rigueur défensive. Le ton est donné :
« Si l’on veut être plus fort que l’adversaire, il faut travailler davantage individuellement et collectivement ».
Dès la première saison, les statistiques reflètent cette volonté de solidité, avec seulement une cinquantaine de buts encaissés (contre le double l’année d’avant). Cette saison-là, les hommes d’Artigas terminent à la huitième place, mais à seulement quatre points de la place de barragiste. La saison suivante (1961-1962), l’effectif est encore une fois peu remanié, et les certitudes s’accumulent. Cette fois la solidité est clairement manifeste et l’édifice d’Artigas n’encaisse que 31 buts en 36 matchs, soit moins d’un but par match. Avec une attaque qui tient elle aussi son rang, les Girondins se classent cette fois troisièmes du championnat de deuxième division, et accèdent directement à l’élite en compagnie du F.C. Grenoble (champion), de l’U.S. Valenciennes-Anzin (deuxième) et de l’Olympique de Marseille (quatrième).
Pour cette saison 1962-1963, Artigas voit un renfort de poids arriver à Bordeaux en la personne d’Andre Chorda. Il arrive en provenance de Nice et a déjà le statut d’international. C’est un joueur rugueux. Artigas a aussi le plaisir d’accueillir le bouillonnant mais non moins talentueux Didier Couécou dont l’association avec Robuschi fait des étincelles (et des ecchymoses). Des profils qui collent bien aux qualités recherchées par le coach. Ainsi armés, et malgré ce statut de promu, la troupe d’Artigas termine à une éclatante quatrième place en championnat. Les Girondins possèdent la meilleure défense (un seul but encaissé par match en moyenne, soit 38 en autant de journées), et une bonne attaque (63 buts marqués). Cette même saison ils se hissent jusqu’en quarts de finale de la Coupe de France.
La saison d’après, Hector de Bourgoing, en provenance de Nice lui aussi, vient renforcer et compléter le trio offensif Marine & Blanc avec Robuschi et Couécou. Bordeaux termine à une décevante septième place avec un bilan de but négatif : 58 encaissés pour 55 marqués ! Des statistiques inhabituelles jusqu’ici pour Salvador Artigas, mais qui ne se reproduisent plus jamais. En Coupe de France, Artigas mène ses troupes jusqu’en finale. Mais malheureusement ils s’inclinent 2-0 face à Lyon, la faute à un Nestor Combin inspiré et double buteur. Une place d’honneur pour Artigas, la première mais malheureusement pour lui, pas la dernière, car cela deviendra une sale habitude, tenace, comme ses équipes.
En 1964-1965, c’est encore avec un effectif peu bouleversé qu’Artigas attaque les échéances à venir. En cette nouvelle saison il peut même compter sur le retour d’un joueur emblématique du club au scapulaire : Roland Guillas. Il effectue son retour avec le statut d’international, et affublé d’un surnom flatteur « le petit Kopa ». L’équipe d’Artigas a une allure de véritable armada. Des espoirs qui ne sont pas déçus ou presque. Le parcours est exceptionnel : 16 victoires en 34 matchs. Seulement 32 buts encaissés (moins d’un par match), mais pour seulement 43 marqués. Cependant, ils tombent sur plus fort qu’eux : le F.C. Nantes d’Arribas. En Coupe de France, les Girondins sont stoppés dès les 32e de finale face à… Nantes. Une rivalité « atlantique » s’installe. A noter que la quatrième place lors de la saison précédente, permet aux Girondins de disputer leur première compétition européenne : la coupe des villes de foires (ancêtre de la Coupe de l’UEFA). Bordeaux affronte alors Dortmund dès le premier tour. Ils sont défaits 4-1 en Allemagne et remportent le match retour 2-0 en terre girondine. Insuffisant néanmoins pour prolinger l’aventure européenne.
En 1965-1966, l’équipe d’Artigas réalise une nouvelle fois un parcours exceptionnel en championnat : 22 victoires en 38 journées, 36 buts encaissés pour 84 marqués ! Mais… Bordeaux ne se place que sur la deuxième marche pour la deuxième année consécutive, derrière, oui, le F.C. Nantes. La malédiction du « Poulidor du football » fait son chemin. En coupe d’Europe, le parcours s’achève une nouvelle fois prématurément après un duel sans appel contre le Sporting Lisbonne (10-1 en score cumulé).
La dernière année d’Artigas aux Girondins se solde par une quatrième place, une nouvelle fois synonyme de qualification en coupe d’Europe. Après ce septennat riche mais frustrant, il est temps pour Salvador Artigas d’aller voir ailleurs.
Il quitte donc les Girondins, pour un club d’une plus grande envergure. Encore un retour : il rejoint le F.C. Barcelone, son club formateur. Un club alors habitué aux places d’honneurs en championnat, qu’il n’a plus remporté depuis 1960. Le dernier sacre en Copa del Generalismo (ancêtre de la Copa del Rey, Franco oblige) remonte quant à lui à 1963. Un mariage de circonstances pour conjurer le sort, ensemble, comme quand moins par moins font plus ? Ce n’est pas tout à fait vrai car le F.C. Barcelone a remporté l’avant-dernière Coupe des villes de foires en 1966.
Dès sa première année, Artigas mène son club jusqu’au sacre en Copa del Generalismo face au Real Madrid. Les partenaires de la jeune et future légende du club Carles Rexach, l’emportent sur l’équipe de Manuel Sanchis par la plus courte des victoires : 1-0. Quant au championnat, ils échouent comme l’année passée à la seconde place. Tous les signes indiens ne peuvent être vaincus en même temps. Mais Artigas, avec cette Copa, ouvre son palmarès personnel. Il gagne, enfin.
En 1968-1969, pour sa deuxième saison, les Blaugranas d’Artigas ne finissent que troisièmes en championnat. Pire, en Copa, pourtant tenant du titre, le F.C.Barcelone quitte la compétition dès les seizièmes de finale face à la Real Sociedad… Engagés en Coupe des vainqueurs de coupes, les hommes d’Artigas feront honneur à leur titre ou presque. Ils se hissent en finale et affrontent le surprenant Slovan Bratislava. C’est privé de quatre titulaires que les fougueux Espagnols font face à la froide et rugueuse équipe d’amateurs tchécoslovaques. Un comble. Et c’est une nouvelle désillusion : défaite 3-2. Une finale largement à leur portée, dominée, mais avec un buteur, Zaldua, qui a manqué l’immanquable en deux voire trois occasions d’après le compte-rendu de Paris-Presse du 23 mai 1969. Une immense déception. On note aussi un certain fatalisme dans l’attitude d’Artigas après le match.
À noter qu’en cette année 1969, Artigas devient également, le temps de 4 matchs, le sélectionneur de l’équipe d’Espagne ! Avec un bilan satisfaisant : 2 victoires, 1 nul, 1 défaite. Une expérience éphémère, un sommet qui précède cependant une période de résultats sur la pente descendante.
En 1969-1970, il entraine le club de Valence, finit cinquième et qualifie le club pour la Coupe des villes de foires. C’est la cinquième fois dans sa carrière qu’il arrive à s’y qualifier. Puis il signe en faveur d’Elche à l’automne 1970 mais est relégué au printemps 1971. Il change à nouveau de club pour mener l’Athletic Club dans le ventre mou à la neuvième place. Il achève finalement sa carrière au F.C. Séville, qui vient d’être relégué en deuxième division, et qu’il mènera à une quatrième place ne permettant pas une remontée dans l’élite.
Les convictions et les concepts de jeu
Dans une époque moderne où appréhender le monde et sa complexité par le prisme de la dichotomie est reposant et rassurant, Salvador Artigas fait figure d’entraineur ennuyeux car « défensif ». Mais le football est une affaire complexe, car humaine. Et Artigas est lui aussi humain, très humain même. Un homme qui a eu plusieurs vies. D’abord un élégant footballeur prometteur puis un défenseur de la République en devenant pilote de chasse, engagé dans un combat inégal. Il devint ensuite réfugié, interné. Puis de nouveau footballeur, mais gravement blessé, gérant de trois magasins de chaussures, et enfin entraineur.
Mais un entraineur « défensif » ! Comment pourrait-on expliquer cela ? On peut certainement mieux appréhender la conception du jeu selon Artigas, et identifier les leviers sur lesquels il aimait s’appuyer pour parvenir à ses fins, en se penchant plus particulièrement sur son septennat girondin. Dès 1960, sa tactique favorite est le 3-4-3, aussi appelée « W-M ». Une tactique encore très populaire dans le championnat de France. Mais un schéma qui peut aussi passer pour désuet, surtout après la démonstration du Brésil 58 et les innovations tactiques de son sélectionneur Feloa : un 4-2-4, qui peut se mouvoir en 3-3-4 voire en 4-4-2 « losange » selon les adversaires ou les moments d’un match. Mais pour Salvador Artigas et son immuable W-M, c’est une affaire de certitudes et de gammes inlassablement répétées. Le but est de toucher la maîtrise plutôt que la surprise.
Quant à ces leviers, il s’agit pêle-mêle de la rigueur, du marquage individuel, de l’engagement voire du duel, et le tout basé sur une condition physique et une hygiène de vie irréprochables. Dès son arrivée en 1960, les séances d’entrainement sont musclées, répétées. Les règles individuelles et collectives sont plus spartiates qu’à l’accoutumée. On dit à l’époque qu’il faisait la tournée des boîtes de nuit afin de vérifier que ses joueurs n’y étaient pas, et qu’il s’appuyait même sur un réseau d’informateur ! Un Guy Roux 1.0.
C’est un vrai travail de fond qui est mis en place et les résultats suivent. Mais Bordeaux n’est pas une équipe qui insuffle un enthousiasme débordant pour autant. De l’engagement certes, mais le « jeu » ne plaît pas et est régulièrement pointé du doigt. Une chose est sûre, il ne laisse pas indifférent, justement car les résultats sont là et les débats sont animés. Ces caractéristiques d’engagement physique, Artigas ne les renie pas, bien au contraire, elles sont assumées. Il confiait d’ailleurs en 1965, au journal Paris-Presse, après une défaite face au Red Star : « mes joueurs ont tellement envie de détruire leur réputation de « durs », qu’ils en de deviennent parfois tendres et vulnérables ». Le match d’après, les duels sont gagnés et l’A.S.S.E. se prend un cinglant 4-0.
Evidemment un tel ensemble lui vaut inévitablement l’estampille de coach « défensif ». Mais Artigas va surtout souffrir de la comparaison avec un compatriote, réfugié comme lui, et un ami : José Arribas, le père du « jeu à la nantaise ».
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Arribas arrive sur le banc nantais en 1960, la même année qu’Artigas à Bordeaux. Ils évoluent tous les deux d’emblée en deuxième division. Mais en football, les points communs s’arrêtent là. Leur conception du jeu est différente. Les leviers ne sont pas les mêmes. L’opposition de style est flagrante, exacerbée par cette rivalité entre les clubs au milieu des années 60, et qui penchait du côté nantais. Raynald Denoueix, considéré comme le dernier gardien de l’héritage d’Arribas décrivait cette conception du jeu :
« L’idée, c’était de faire un jeu collectif. Récupérer le ballon pour l’utiliser dans le collectif. On n’est pas dans le duel. Ce n’est pas l’objectif de faire des duels ».
A noter que lors de la saison 1965-1966, Bordeaux termine dauphin de Nantes mais avec les mêmes statistiques de buts marqués (84) et de buts encaissés (36). Difficile de ce point de vue de distinguer l’équipe la plus offensive de la plus défensive. Des concepts donc probablement erronés. Car c’est bien dans la conception du jeu que la dichotomie est possible. D’un côté le concept de maîtrise individuelle de chaque poste avec une volonté d’aller au duel et de les gagner, de l’autre, le concept de progression collective en esquivant le duel. Les deux défendent, les deux attaquent, mais pas de la même manière.
On peut aussi comparer le parcours des coachs bordelais entre eux. Des journalistes bordelais, aidés par les données du site scapulaire.com, ont établi différents classements des entraîneurs bordelais jusqu’en 2014. On peut dire qu’Artigas y fait bonne figure, y compris face à d’autres coach qui eux-mêmes n’ont pas été affublés de l’adjectif « défensif ». Une fois de plus la vérité est plus complexe qu’il n’y paraît. Concernant le nombre de points par match, avec une moyenne de 1,64 points , Artigas se situe à la huitième place, derrière entre autres, Blanc à 1,92, Jacquet à 1, 81, et Baup à 1,69. Un bilan tout à fait honorable. Si l’on prend maintenant la moyenne de buts marqués par match, Artigas vient se positionner sur le podium avec 1,64, ex aequo avec Blanc, et derrière Bakrim à 1,85 et Bunyan à 1,71. Quant au pourcentage de matchs sans encaisser de but il est de 39%, ce qui le place à la neuvième position seulement (Ricardo premier avec plus de 51%, et Baup se situe dixième avec 37,56%) ! Les adjectifs « ennuyeux » et « défensifs » en prennent un coup.
Artigas, est également surnommé le « Poulidor du football », la faute à ses nombreuses places d’honneur. A ce titre, si l’on regarde une dernière statistique intéressante, à savoir le classement moyen des coachs bordelais : Artigas se situe à la troisième place avec un classement moyen de 3,8, derrière Blanc à 3, et Jacquet à 3,4, excusez du peu ! Mais à la différence notable que ces deux camarades font office de « gagnants », étant donné leur palmarès avec les Girondins. Difficile cette fois de se défaire de cette réputation : il n’a gagné aucun trophée en marine et blanc. Pour l’histoire, la saison suivante, alors que les Girondins sont entrainés par Jean-Pierre Bakrim, ils s’inclinent en finale de Coupe de France face à l’A.S.S.E. L’année d’après (1968-1969), les hommes au scapulaire sont deuxièmes du championnat derrière l’A.S.S.E. et sont défaits encore une fois en finale de Coupe de France par l’OM. Au final, de 1960 à 1970, les Girondins sont « maudits », cantonnés aux places d’honneur. Dans ce contexte, difficile d’en tenir rigueur au seul Artigas.
Dans cette longue et riche carrière, Artigas n’aura donc connu qu’un seul sacre. Mais quel sacre… Une finale avec son club formateur, face à l’ennemi intime : le Real Madrid. Une finale qui se joue dans l’antre même du rival honni : le Stade Santiago Bernabeu. Et pour finir, une Copa del Generalismo qui se dispute devant… Francisco Franco, contre qui Artigas avait pris les armes en devenant pilote de chasse dans l’armée républicaine. Probablement la plus belle des victoires, la plus belle des revanches.
Alors quel souvenir peut-on garder de Salvador Artigas ? Julien Bée, journaliste sportif amoureux des Marines & Blancs, et co-auteur avec Laurent Brun de plusieurs livres sur les Girondins, classe Salvador Artigas au cinquième rang, ex-aequo, au moment d’évoquer son Top 5 des entraineurs du club au scapulaire. Il en parle en ces termes :
« Salvador Artigas. Il a été joueur des Girondins, puis dans les années 60 est devenu l’entraîneur des Girondins pendant 7 années de 1960 à 1967. Il fit quasiment 300 matches à la tête de Bordeaux. Si je ne le mets pas seul dans ce Top 5, c’est qu’il n’a pas gagné de trophée. C’était les années 60, une période vraiment complexe pour les Girondins. Salvador Artigas est quand même l’entraîneur qui a joué le premier match européen des Girondins, c’était face au Borussia Dortmund en 1964. Il n’a pas gagné de titre mais là où il est important, pour moi qui aime l’histoire, c’est que juste après les Girondins il est devenu l’entraineur du FC Barcelone. Il a également été sélectionneur de l’Espagne. Ce n’est pas n’importe qui, et je le mets dans mes Tops, à la cinquième place, avec Benito Diaz, qui est pour moi une légende parce qu’il était là à la création du club ».
Salvador Artigas a laissé, ci et là, là où il est passé, souvent retourné, le souvenir d’un homme distingué, affable, et engagé. Un homme de convictions fortes et assumées. Sa conception du jeu a été inévitablement influencée par cet engagement, faisant de lui un entraîneur au style décrié et peut-être injustement estampillé « défensif ». Une chose est sûre, il n’a laissé personne indifférent.
Sources :
- Jean-Michel Le Calvez et Cyril Jouison, « FC Girondins de Bordeaux, depuis 1881 », M6 éditions.
- Julian Bée, Laurent Brun, « Lescure et les Girondins, le rendez-vous des légendes », éditions Sud Ouest.
- Mathieu Demaure, Lucas Desseigne et Kévin Morand, « Qui est le meilleur entraineur des Girondins de Bordeaux, Data Journalisme Lab.
- Julien bée, « Top 5 des entraineurs Girondins », retranscription Girondins4Ever.com.
- www.scapulaire.com
- www.lalegendedesgirondins.com