Des rues de Bamako à la pelouse de Geoffroy-Guichard, Salif Keita, alias la Panthère noire, a laissé une empreinte indélébile dans l’Hexagone. Renard des surfaces et magicien hors pair, l’enfant du Mali a fait le bonheur des Stéphanois pendant cinq saisons. Premier Ballon d’or africain, l’attaquant virevoltant a connu une histoire fait de rebondissements qui le pousseront à l’exil, d’abord en France puis aux États-Unis. Retour sur l’histoire attachante de la première légende du football malien.
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En 1949, le Mali voyait la naissance de deux hommes qui deviendront des ambassadeurs du pays dans le monde. Le premier fera carrière dans la musique et le second dans le football. Ils n’ont rien en commun si ce n’est leur nationalité ou leur nom : Salif Keita. Les deux homonymes vont grandir dans un pays encore sous domination de la puissance coloniale française, jusqu’en 1960, date à laquelle nombre d’État africain deviennent indépendants, dont le Soudan français qui devient le Mali. A Bamako, le futur canonnier du Forez passe le plus clair de son temps libre à jouer au foot. Avec les moyens du bord, il développe rapidement des capacités techniques uniques balle au pied. « Au Mali, je vivais dans un quartier où on avait un terrain de 35 mètres sur 25, confie l’attaquant malien à So Foot. Il y avait au moins 20 arbres. Chaque fois que tu dribblais un joueur, tu devais dribblais un arbre. Tout le monde connaît ça à Bamako ».
Au milieu d’une famille nombreuse, composée de onze frères et sœurs, il rêve de marcher dans les pas de Bako Touré, un attaquant puissant passé par l’Olympique de Marseille, Toulouse ou encore le FC Nantes. Contre la volonté de son père, celui que l’on surnomme « Domingo » s’épuise sur les terrains de la métropole malienne en caressant l’espoir de taper dans l’œil d’un club de Bamako. « À l’époque, en Afrique, le football n’était pas tellement considéré. Tous les parents voulaient que leurs enfants aillent à l’école, explique Salif Keita. Ils pensaient que le football pouvait empêcher les enfants d’apprendre leurs leçons ».
Un domingo à Bamako
L’année 1963 marque un tournant pour l’adolescent qui partage son quotidien entre les bancs de l’école et le rectangle vert. Séduit par son talent et ses dribbles virevoltants, les dirigeants de l’AS Real Bamako lui font signer son premier contrat professionnel. A seulement 16 ans, il devient la nouvelle pépite du football malien Dans la foulée, il fait partie des heureux élus qui partent en tournée avec la sélection malienne de l’autre côté du rideau de fer. « Ils ont sélectionné les meilleurs footballeurs de l’époque dont je faisais partie. Ceux considérés comme les meilleurs dans tous les domaines sont allés en Union Soviétique, en Crimée », explique-t-il. Ils s’envolent pour un voyage qui l’emmènera en Chine, en URSS et en Inde. A l’étranger, il revêtit pour la première fois la tunique verte des Aigles du Mali.
Une fierté qui ne lui fait pas peur et qui lui donne même des ailes, lui qui devient au passage le plus jeune joueur capé dans l’histoire de son pays. De retour sur le continent africain, il poursuit son irrésistible ascension en rejoignant le rival du Stade Malien. Auteur de 12 buts dans la saison, il atteint la finale de la Coupe des Clubs Champions africains, à l’occasion de la première édition de la compétition. Mais ses coups de reins et envolées sur le côté ne déstabiliseront pas la défense camerounaise de l’Oryx de Douala qui soulève le trophée à Accra après une victoire 2-1. L’attaquant du Stade Malien peut se consoler en terminant meilleur buteur du tournoi (3 buts). Mais ce n’est certainement pas assez, surtout pour les supporters maliens, déçus de la défaite de leur représentant au Ghana.
En quête de victoire, Salif Keita change à nouveau de maillot. Il retrouve les couleurs du Real Bamako avec qui il réalise un parcours continental sensationnel. Débarrassé de l’Oryx de Douala en demi-finale, il fait cap vers la finale qui l’oppose au Stade d’Abidjan. Dans le Stade Modibo Keïta de Bamako, il fait parler la poudre en inscrivant un doublé.
Victorieux 3-1 du match aller, les Scorpions sont en passe d’inscrire leurs noms au palmarès de la prestigieuse épreuve continentale. Seulement, le retour en Côte d’Ivoire s’annonce périlleux pour les coéquipiers de Keita. « C’était un match très, très éprouvant, très difficile. À l’époque, on avait certainement la meilleure équipe d’Afrique (…) On partait favoris, mais lorsqu’on est arrivés, l’ambiance était très, très, très chaude. Il ne fallait pas que le Real de Bamako gagne à Abidjan. Les gens au stade savaient que c’était presque impossible qu’on gagne là-bas », concède-t-il. À 2-0 à l’issue du temps réglementaire en faveur des Ivoiriens, le sort du match se jouera en prolongations.
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Devant une foule largement acquise à la cause des Yéyés – surnom des joueurs du Stade – les joueurs maliens ne peuvent que subir la pression incessante de leurs adversaires. Ils concèdent deux buts et doivent dire adieu à un premier sacre continental. La déception est énorme pour Salif qui termine une fois de plus meilleur buteur grâce à ses 14 réalisations. Un record jamais battu jusqu’à ce jour. Le retour au pays n’est pas de tout repos pour le jeune protégé des Scorpions, muet face aux Yéyés, il est jugé responsable de la déconvenue à Abidjan. « On m’avait rendu la vie difficile à Bamako. À la suite de la défaite, le public, enfin, une certaine partie du public, ne voulait pas me laisser jouer et à chaque fois que je touchais le ballon, il criait, m’insultait », raconte amèrement la légende malienne.
Un taxi pour Geoffroy-Guichard
Le mal-être de la star locale grandit. Pourtant, une offre inespérée venue de l’Hexagone se présente quelques mois plus tard. Sous le soleil de Bamako, un diplomate libanais, Charles Dagher est sous le charme de la jeune pépite malienne. Fan inconditionnel des Verts de Saint-Étienne, il écrit des dizaines de lettres à Sainté, dans lesquelles il supplie les dirigeants de l’ASSE de tenter le pari Keita. Curieux, le nouvel entraîneur des Verts, Albert Batteux, ne reste pas insensible aux recommandations du diplomate. « Il y a eu tellement de chaleur dans les lettres successives que nous a envoyé ce supporter de Saint-Etienne (…) que Monsieur [Roger] Rocher était ébranlé, se souvient l’ancien joueur du Stade Reims. Il a dit « Mon Dieu Bamako-Paris ça fait quand même loin. On peut quand même payer le prix du voyage parce que ça peut être intéressant » ». Les dés sont jetés, et le 14 septembre 1967, le buteur du Real Bamako plie bagage malgré l’interdiction des autorités maliennes qui ne veulent pas laisser partir leur joyau. Il quitte clandestinement les siens pour aller à Monrovia, où un avion l’attend direction Paris.
Son périple dans la capitale du Liberia tourne au cauchemar. Dépouillé avant d’embarquer, il n’a plus un sou au moment de poser le pied sur le tarmac d’Orly. Prévu au Bourget, l’atterrissage de l’avion se fera finalement à Orly dans des conditions météo difficiles. Surpris de ne voir personne pour l’accueillir à son arrivée à l’aéroport, il est sans nouvelle des dirigeants stéphanois qui l’attendent donc au Bourget. Perdu et sans repère, il décide d’attraper un taxi direction le Forez dans l’espoir que Batteux et Rocher ne l’ai pas oublié. « A Paris, je ne pouvais pas prendre le train. Les deux premiers taxis n’ont pas voulu m’emmener jusqu’à Saint-Etienne. Mais le troisième a accepté… », se remémore-t-il. Sans un seul franc pour régler la course jusqu’à Saint-Étienne, il pourra finalement compter sur les dirigeants de l’ASSE qui régleront la facture de 1060 francs à la descente de son taxi.
Champion en titre à l’aube de la saison 1967-1968, l’AS Saint-Étienne enregistre le renfort du jeune malien de 20 ans, venu prêter main forte au duo d’attaque Rachid Mekhloufi-Hervé Revelli. L’adaptation de Keita au championnat de France se fait sans trop de problème. « Tous les gars de Saint-Étienne, Herbin, Bereta, Larqué, Jacquet, ils étaient tous extraordinaires. Ils ont facilité mon intégration dans cette équipe-là qui était la meilleure de France », reconnaît le natif de Bamako. Auteur d’un sextuplé pour ses débuts avec l’équipe junior, il continue sur sa lancée contre Monaco pour son premier match officiel.
Sept minutes après son entrée en jeu, il plante une première banderille. « Dès son arrivée, il a survolé tout le monde. S’il était né dans un grand pays de football, il aurait été l’égal de Pelé », vante son coéquipier Georges Bereta. Il ne tarde pas à mettre tout le monde d’accord. Son duo avec Revelli brille de mille feux et ensemble les deux artificiers de Geoffroy-Guichard inscrivent 150 buts en trois saisons. Les Verts entament une ère de domination qui s’achèvera en 1970, où ils s’adjugent quatre titres de champion de France et deux Coupe de France en 1968 et 1970.
Loin de chez lui, il s’épanouit pleinement dans son nouveau terrain de jeu. Ses feintes de corps et ses dribbles peu atypiques font de lui l’un des meilleurs joueurs du championnat, malgré les taqués répétés qu’il prend à chaque match. Positionné sur l’aile droite de l’attaque stéphanoise, il est l’attraction numéro un du public de l’ASSE qui bondit de son siège dès que « Domingo » s’échappe avec le cuir. Avec le départ de Mekhloufi en 1968, son rôle évolue et son importance devant le but grandit. Il devient le héros du Forez, un soir d’octobre 1969, Saint-Étienne affronte le Bayern Munich au premier tour de la Coupe des Clubs Champions. Un obstacle quasi-impossible à franchir pour les joueurs de Batteux qui s’étaient inclinés 2-0 à l’aller en Allemagne. C’était sans compter la magie du duo Revelli-Keita qui va renverser le chaudron.
Un doublé pour le premier et le but de la qualification pour le second, à dix minutes de la fin, d’une tête puissante au point de penalty. Une nuit magique qui en appellera d’autres dans l’histoire européenne des Verts. Mais l’aventure européenne s’arrêtera au tour suivant contre le Legia Varsovie. Pourtant, la suite de l’aventure de l’aigle du Forez en vert devient très vite chaotique. Attendu au tournant lors de la saison 1970-1971, le premier Ballon d’or Africain de l’histoire ne rougit pas devant les défenses adverses et empile les buts. Il achève l’exercice avec 42 buts, un total hallucinant qui aurait pu rentrer dans l’histoire si Josip Skoblar, le buteur marseillais, n’avait pas marqué 45 buts. La lutte acharnée au classement des meilleurs buteurs entre les deux attaquants tournera aussi à la faveur du Croate qui remporte le championnat avec Marseille.
Le bras d’honneur
Incapable de monter sur le podium, la saison suivante, Saint-Étienne stagne. Malgré ses 29 buts en 31 rencontres, le Malien n’arrive pas à remettre son club au sommet du football français. Un échec qui sera le dernier. En 1972, les discussions contractuelles avec Roger Rocher s’enveniment. Désireux de revoir son salaire à la hausse, l’attaquant se heurte au refus de l’industriel. Déjà en 1970, le joueur avait fait pression sur Rocher en quittant le club avant d’annoncer qu’il allait rejoindre la Belgique et Anderlecht. Mais les promesses de l’entrepreneur le convaincront de revenir en France. Pourtant, l’histoire est tout autre deux ans plus tard. Baladé par la direction, Keita n’a toujours pas vu d’augmentation sur la table. Le bras de fer engagé, l’affaire va se terminer devant la justice. Peu soucieux de Keita, Rocher va user de tous les moyens pour barrer la route au Malien.
En contact avec l’OM, l’attaquant toujours sous contrat avec le rival stéphanois va écoper d’une suspension de six mois. En cause : le contrat signé par Keita avec les Verts n’était pas légal. L’ASSE prend une amende et perd son meilleur joueur d’une manière peu louable. Le divorce acté, Salif quitte le Forez sali par une affaire judiciaire qui le pousse à un nouvel exil. Il quitte Saint-Etienne dans la peau d’une légende, leader de l’attaque des Verts, il inscrit 142 buts en 186 matchs. Un statut de légende qui donnera même l’idée au club de changer son emblème en y intégrant une panthère noire en hommage du Malien en 1970. Tandis qu’aujourd’hui la mascotte officielle du club en forme de panthère fait écho au meilleur joueur africain de son histoire.
Une fois sa suspension purgée, il rejoint Marseille pour un nouveau départ. Le 19 septembre 1972, il débute son aventure olympienne face à son ancien club, l’AS Saint-Étienne. Les retrouvailles au Stade Vélodrome s’annoncent bouillantes. La rencontre démarre tambour battant pour l’ancien stéphanois qui marque un premier but à la 23e minute. En tête à sept minutes de la fin, les Marseillais poussent pour se mettre à l’abri. L’aigle s’élance dans les airs et propulse le ballon au fond des filets. Le public exulte pendant que la nouvelle recrue tape un sprint en direction de Roger Rocher et lui adresse un bras d’honneur. Une célébration pour le moins originale dans laquelle il exprime toute sa colère envers son ancien boss. Et sans surprise, son geste, qu’il regrettera plus tard, n’est pas du goût des instances et il écope de 300 000 francs d’amende, ainsi que d’un match de suspension.
Performant à l’OM, il termine la saison avec 10 buts et doit faire un choix : prendre la nationalité française ou partir. À l’époque, seuls deux joueurs étrangers pouvaient être alignés sur le terrain. Un dilemme pour l’entraîneur marseillais qui doit faire une croix sur Josip Skoblar ou Roger Magnusson, deux pièces essentielles du collectif phocéen. Toujours attaché à son pays, le Mali, Salif renonce et part à Valence avant de rejoindre le Sporting Portugal. Sa dernière expérience européenne se conclut en 1979. A 34 ans, il fait une dernière pige aux États-Unis au sein des New England Tea Men. Il en profite aussi pour se reconvertir dans la finance avant de faire son retour à Bamako pour créer un centre de formation qui verra passer, entre autres, Seydou Keita et Cheik Diabaté.
Légende au Mali, l’ancien artificier des Verts n’a pourtant pas réussi à ramener un titre à ses compatriotes, malgré une finale à la CAN 1972. La panthère noire a toutefois posé ses griffes sur le cœur des Stéphanois qui l’auront vu grandir pour devenir l’un des meilleurs joueurs africains de l’histoire. « Ma vie était extraordinaire à Saint-Étienne. Les gens étaient si chaleureux avec moi. Ils étaient respectueux, attentionnés. Et tellement amoureux de leur club ». En paix avec son passé, le buteur ne manque pas de saluer sa deuxième maison fait de brique verte et blanche où il a vécu ses meilleurs souvenirs dans l’Hexagone.
Sources :
- So Foot, Quand Salif Keita adressait un bras d’honneur à Roger Rocher, 2020
- So Foot, Salif Keita : la Panthère verte, 2016
- Poteaux carrés, 12 décembre 1946 : Naissance de Salif Keita, 2018
- Archives INA, Salif Keita : Ballon d’or Africain, 1970
Crédit photos : Icon Sport