César Luis Menotti a disparu le 5 mai dernier à l’âge de 85 ans. L’occasion de lui rendre un hommage posthume, à travers son succès à la Coupe du monde 1978 à la tête de l’Argentine, et surtout de ses idées bien arrêtées, mais plus qu’ouvertes, sur la politique et le football.
Il y en a certains qui laissent un vide énorme derrière eux au moment de leur mort et puis il y a les autres. Le 5 mai dernier César Luis Menotti s’est éteint à l’âge de 85 ans, mais l’Argentine n’a jamais semblé aussi vivante, se rappelant au bon souvenir de sa légende. La disparition de celui qui distillait les bons mots teintés de ses convictions communistes a ainsi permis à tout un pays de sortir la tête de l’eau. Anesthésié depuis de longs mois par la présidence de Javier Milei, entre crises sociales et diplomatiques, le pays trois fois champion du monde est devenu orphelin du sélectionneur qui lui a permis d’aller décrocher sa première étoile. C’était en 1978 et c’était sous un régime politique fasciste, en plein cœur de la dictature militaire de Jorge Videla. Le football argentin s’en était alors sorti grâce à un jeu offensif, la corruption aussi certes, mais surtout la volonté de son entraîneur. Durant toute sa vie, ce dernier n’aura jamais renié ses idées, sur le plan footballistique comme politique.
Des débuts tonitruants
À la suite d’une carrière de joueur modeste entre l’Argentine, le Brésil et une courte pige aux États-Unis, César Luis Menotti a pris place sur le banc de touche, car sa place n’avait finalement jamais été ailleurs. Son séjour au Mexique pour observer depuis les tribunes quelques matchs de la Coupe du monde 1970 lui ouvre un peu plus les yeux. Dans un entretien fleuve accordé à El Gráfico en 2014, l’Argentin indique avoir vu le Brésil et ses numéros 10 « voler » sur le terrain.
Il s’inspire alors du système offensif de Mário Zagallo, le met à sa sauce en 4-3-3 et marche sur son pays. À la tête du CA Huracán, César Luis Menotti illumine le football argentin à force de passes courtes, d’attaques en nombre jusqu’à remporter le championnat à l’issue de la saison 1972-1973. Cela passe aussi par une grande témérité comme il l’expliquait à So Foot en 2018 : « J’étais un obsessif, mais sur l’idée de jeu. Un jour, on menait 2-0 à la mi-temps. Je rentre au vestiaire et je dis aux joueurs : “Si au bout de 15 minutes vous jouez encore comme ça, c’est que je ne sers à rien dans ce groupe, donc je me lève, je m’en vais et je ne reviens plus.” » Un an plus tard, ce groupe sera champion, avec le coach flottant dans l’une de ses chemises claires sur le banc.
Malgré la naissance d’« El Grande Huracán », le chef d’orchestre est rapidement attiré dans les griffes de la sélection nationale et ne peut rejeter une telle offre. Débutée en 1974, l’histoire commune avec l’Albiceleste aurait pu tourner court et de manière moins dorée. En effet, l’arrivée au pouvoir de Jorge Videla et de sa junte bouleversent les plans du coach, mais surtout de l’homme. Fervent communiste, il hésite à claquer la porte avant d’être retenu par la manche par Alfredo Francisco Cantilo, président de la Fédération et principal soutien face aux militaires dans les années à venir.
Un Mondial entre ombre et lumière
Deux ans plus tard, Jorge Videla est toujours à la tête de l’Argentine et compte bien voir son pays triompher sur la scène internationale grâce au football, qu’importe si l’entraîneur est un opposant au régime. Tout est bon pour remporter la Coupe du monde 1978, même user de la plus perceptible corruption comme lors du match de poule remporté 6-0 face au Pérou. Sans Diego Armando Maradona, mis de côté et renvoyé au rang d’Espoirs pour triompher main dans la main avec Menotti au Mondial U20, mais avec Mario Kempes, meilleur buteur de la compétition grâce à six réalisations, Daniel Passarella, Américo Gallego ou Daniel Bertoni, l’Albiceleste triomphe avec la manière, mais sans les honneurs.
LIRE AUSSI : Argentine 1978, la dictature championne du monde
Un tel sacre est évidemment fêté comme il se doit par la junte, le général Videla apparaît même en héros au balcon de la Casa Rosada. César Luis Menotti, jamais avare pour exprimer ses convictions, savait-il que de multiples alliés à sa cause étaient massacrés pendant que le peuple hurlait à chacun des trois buts enfilés aux Pays-Bas en finale (3-1, après prolongation) ? « D’une certaine manière, nous avons été les seuls capables de briser le couvre-feu (car il était interdit de sortir à plus de trois personnes) en mettant 25 millions de personnes dans la rue, préférait-il retenir quarante ans plus tard auprès de So Foot. À l’époque, c’est vrai, le foot a été utilisé mais comme il l’a toujours été. Aurions-nous précipité la fin de la dictature en perdant ? Si Kempes n’avait pas marqué en finale, prenait-elle fin ? Non ! »
Le sacre permet au moins à Menotti de résister au pouvoir militaire et de rempiler avec la sélection argentine jusqu’à la Coupe du monde 1982. Après la victoire au Mondial U20 ensemble, le sélectionneur emmène Diego Maradona, désormais plus expérimenté à la suite d’une saison réussie à Boca Juniors, pour passer le pas chez les grands. Quelques jours après la chute de la junte face au Royaume-Uni de Margaret Thatcher, l’effectif n’est pas aussi en osmose et se repose trop sur le numéro 10. Double buteur lors du premier tour contre la Hongrie (4-1), il est toutefois pris dans la machine à laver du marquage individuel aussi brutal que vicieux de Claudio Gentile face à l’Italie (défaite 2-1), avant de péter les plombs et de laisser ses compatriotes à 10 face au Brésil alors que la messe semblait déjà dite (défaite 1-3). Jamais les Argentins n’auront été en mesure de défendre leur titre face à de telles adversités et l’entraîneur doit alors céder sa place à celui qui va devenir son plus grand ennemi idéologique : Carlos Bilardo.
Menottisme contre Bilardisme
Pendant que ce dernier prend les rênes de l’Albiceleste, César Luis Menotti réalise une deuxième partie de carrière de coach plus anonyme. Sa saison au FC Barcelone, en compagnie de Maradona, ne se conclut que sur une maigre Coupe du Roi. Les expériences suivantes ne sont pas plus couronnées de succès, les deuxièmes places acquises avec Boca, River Plate et Independiente n’éclipsent pas les succès de Carlos Bilardo avec l’Argentine puisque celui-ci enchaîne un sacre inoubliable à la Coupe du monde 1986 et une finale lors de l’édition suivante. Grâce à un jeu bien plus basé sur la défense et en tirant le meilleur du numéro 10 avec qui Menotti a noué une relation paradoxale depuis de longues années, le sélectionneur de l’époque ringardise son prédécesseur grâce à un « football de droite ».
LIRE AUSSI : Menotti et Billardo, une confrontation d’idéologies
C’est dans le succès de son antagoniste tactique et politique que César Luis Menotti va finalement trouver son écho. Les Menottistes et les Bilardistes naissent alors dans un pays fragmenté à tous les niveaux. La première école entend prôner la supériorité du jeu offensif et des belles citations de son leader, tandis que la deuxième n’a d’yeux que pour la victoire et estime que seul la rigueur peut y mener. « Ce truc du résultat qui prime, c’est une lâche infamie. Gagner et perdre, c’est ce qu’il y a de plus normal dans le foot », déclarait le champion du monde 1978 à So Foot. Toujours enclin à faire part de son inflexibilité sur bien des sujets, il disait pourtant à El Gráfico trouver que « le Menottisme est une connerie », « un débat qui ne valait pas un clou », expliquant au passage qu’il ne se « battrait jamais avec un gars parce qu’il joue avec un libéro et un stoppeur ».
Le terme est pourtant surutilisé en Argentine, au point d’avoir influencé bien des entraîneurs. Ainsi, Marcelo Bielsa ou Ricardo La Volpe s’en sont souvent revendiqués au pays, quand Johan Cruyff ou Juanma Lillo le popularisaient en Europe. Même Jorge Valdano, champion du monde avec Carlos Bilardo, estimait être plus proche de l’idée opposée : « Avoir été sous les ordres de Bilardo renforce au contraire mon identification au Menottisme. Je lui reconnais une obsession, qui est contagieuse, mais sa manière de sentir le football aboutit à un ordre quasi militaire qui me déplaît. ». Sur le terrain, c’est plus une idée politique que footballistique qui se met en place chez les deux entraîneurs.
Un héritage unique
Ce n’est pas un hasard si Johan Cruyff s’est rapidement reconnu dans le Menottisme. Cheveux mi-longs, silhouette svelte au point de partager le surnom El Flaco, esprit libre et clope au bec, les deux hommes ont en effet beaucoup en commun. Sûrement moins resté à la postérité en raison de sa modeste carrière de joueur, l’Argentin a pourtant été tout aussi influent en son temps que le Hollandais Volant. Ce n’est également pas anodin si Pep Guardiola, milieu défensif de la Dream Team de Cruyff, est venu demander conseil à l’Argentin avant de prendre place sur un banc et de s’entretenir avec une autre idole locale en la personne de Marcelo Bielsa. Au cours d’un dîner long de 21 heures à 3 heures du matin, les deux hommes sont sur la même longueur d’onde. Après la disparition de César Luis Menotti, celui qui prône désormais l’idée d’un jeu offensif tout en gagnant tout les titres possibles a publié ce lundi une lettre ouverte dans les colonnes d’Olé, dans laquelle il écrit notamment :
« Pour moi, c’était un génie grâce à ses idées. Il était le plus grand séducteur du football argentin. L’écouter, c’était une conférence. César était tout. L’esprit, l’éducation, l’intelligence. Il faisait de la poésie avec ses mots et était toujours fidèle à ses convictions. Le style n’est pas négociable, disait-il toujours. […] Il y a très peu de personnes qui vous donnent tellement dans la vie qu’elles ne vous quittent jamais… »
Il faut dire que même l’Argentine n’avait pas réussi à s’en passer. La Fédération l’avait rappelé pour le nommer directeur des sélections nationales en janvier 2019. Il avait alors 80 ans, ne fumait plus à cause d’une opération des poumons quelques années plus tôt et n’avait pas entraîné depuis 2007. Pourtant ses idées étaient toujours novatrices et, comme il occupera ce poste jusqu’à mort, certains convaincus du Menottisme ont même vu la victoire mondiale de 2022 porter son empreinte.
Sources :
Nicolas Cougot, « César Luis Menotti : “Le Menottisme est une connerie” », Lucarne Opposée
Aquiles Furlone, « Menotti : “Je suis le premier à avoir joué avec un faux neuf” », So Foot
Vicente Muglia, « Guardiola a Olé sobre Menotti: « Era un genio » », Olé
Crédits photo : Icon Sport