Le 6 mai 1963, le légendaire Dragan Džajić faisait ses débuts sous les couleurs de l’Etoile Rouge de Belgrade, à seulement 17 ans. Il y passe douze ans, avant de rejoindre, pour deux saisons, le SEC Bastia qu’il emmène pour la première fois de son histoire sur le podium du championnat de France. Après cette escapade corse, il retourne au pays pour une dernière pige de deux saisons dans son club de cœur avec lequel il totalise 287 buts en 590 matchs, avant de raccrocher les crampons. Fort d’un palmarès bien fourni avec cinq championnats nationaux, quatre coupes de Yougoslavie et une finale du championnat d’Europe avec l’équipe nationale en 1968 qui lui vaut une troisième place dans la course au Ballon d’Or, celui que le roi Pelé surnommait « le miracle des Balkans » a été le pire cauchemar de multiples défenseurs et gardiens, à l’image de son compatriote Ilija Pantelic. Néanmoins, l’ancien ailier gauche, joueur le plus capé de l’histoire de la sélection yougoslave, reste méconnu du jeune public. Nous sommes allés à la rencontre de celui qui officie aujourd’hui en tant que président d’honneur de l’Etoile Rouge, Dragan Džajić, pour revenir sur sa carrière et sur l’évolution du football.
Vous avez fait vos premiers pas avec l’Etoile Rouge alors que vous n’aviez que 17 ans, mais en réalité, vous avez rejoint le centre de formation à l’âge de 16 ans. Comment ça s’est passé ?
À l’époque en Yougoslavie, il y avait ces fameux camps où tous les jeunes joueurs du pays venaient sur recommandation de leurs clubs. Il y avait un camp à Krusevac et mon ami et moi étions les seuls gamins de Ub. Il y avait au moins 300 jeunes joueurs et les entraîneurs sur place, qui étaient rattachés à l’Etoile Rouge, au Partizan et aux autres grands clubs, m’ont directement sélectionné pour jouer dans leur équipe face à la sélection de Belgrade. Je suis ensuite retourné à Ub et des gens du Partizan sont venus me rencontrer. Il faut savoir que nous étions tous de grands supporters de l’Etoile Rouge dans la famille, hormis mon père qui ne s’intéressait pas trop au foot. Les gars du Partizan ont discuté avec lui, ont proposé que je m’installe au pensionnat et que je mange à la cantine, mais mon père leur a expliqué que mon école était à deux pas de la maison et que la cantine, c’était chez ma mère. Nous en sommes restés là, il n’y a pas eu d’accord sur le moment. Cet homme du Partizan qui est venu me voir a ensuite raconté à un gars de l’Etoile Rouge que le Partizan essayait de signer un gamin de Ub. La personne en question était le secrétaire général du club et il connaissait mon père car sa compagne venait de Ub. Il a alors envoyé des représentants de l’Etoile Rouge pour me recruter. La proposition a été semblable à celle du Partizan, à la différence que cette fois-là, c’est moi qui ai tranché. J’ai accepté et grâce à l’aide de mon frère qui adorait le foot, j’ai pu faire le chemin tous les jours jusqu’à Belgrade, parce qu’il y avait 60 km à l’aller et au retour. J’ai passé moins d’un an avec les jeunes de l’Etoile Rouge et j’ai été promu dans l’équipe une. J’avais d’abord joué la dernière journée du championnat, puis on m’a fait jouer la Coupe Rapan [ancêtre de la Coupe Intertoto, ndlr]. Mes prestations ont été jugées bonnes et, finalement, alors que je devais rejoindre les jeunes de l’équipe nationale, l’Etoile Rouge a mis son véto pour que je fasse les matchs de préparation avec l’équipe une. J’ai commencé à jouer dès la première journée, j’étais le plus jeune joueur du championnat et je n’ai pas tardé à débuter avec l’équipe nationale.
À cette époque, que signifiait l’Etoile Rouge en Yougoslavie ?
L’Etoile Rouge était un symbole et ça n’a jamais changé. Aucun autre club ne fait le poids. Bravo à tous les autres clubs d’ex-Yougoslavie et à notre plus grand rival que je ne sous-estime pas, je respecte tous les clubs et j’ai beaucoup d’estime pour eux, mais je pense que l’Etoile Rouge reste le plus grand club, le plus populaire et celui qui a eu le plus de succès en ex-Yougoslavie.
La pression est forte à l’Etoile Rouge, elle vient de tous les côtés, autant des dirigeants que des supporters et les joueurs doivent très vite faire leurs preuves sous peine de tomber dans l’oubli. Cette pression existait-elle déjà à votre signature au club ?
La pression est naturelle, c’était mon souhait de signer à l’Etoile Rouge et bien sûr, toute ma vie a changé, matériellement notamment, je commençais à me faire connaître, ma progression a été rapide et le jeune homme que j’étais se sentait bien. Je prenais du plaisir à jouer, m’entraîner, faire mes preuves et à mesure que ma popularité augmentait, mon rôle devenait plus important et j’en avais conscience. J’essayais surtout de me montrer à la hauteur de tous ces défis.
Comment vous êtes-vous senti lorsque vous avez joué votre premier match avec l’Etoile Rouge ?
Enfant, je rêvais de jouer au moins un match pour l’Etoile Rouge. Enfiler le maillot rouge et blanc et jouer sur la pelouse du Marakana. Qui aurait pu croire que j’allais avoir une telle carrière ? Mais en jouant pour l’Etoile Rouge, j’ai engrangé de plus en plus de confiance.
Après avoir passé plus d’une décennie au club, vous avez rejoint le SEC Bastia. Pourquoi avoir choisi la Division 1 et Bastia ? Pensez-vous que vous aviez accompli tout ce qu’il y avait à accomplir à l’Etoile Rouge ?
C’est bien pour cette raison que j’ai quitté le club. J’ai reçu une invitation de la part du PSG à un tournoi qu’ils organisaient chaque année. Cruyff avait également été invité. Ilija Pantelic, qui était le gardien du PSG, m’a demandé de rencontrer les représentants de Bastia qui étaient de vieux amis à lui. Il m’avait raconté y avoir passé les trois plus belles années de sa vie. Le tournoi du PSG durait deux jours et le président ainsi que le directeur de Bastia sont venus me rencontrer à Paris. Lors d’un déjeuner, ils m’ont expliqué qu’ils me voulaient dans leur équipe et m’ont demandé mes prétentions salariales. Je ne savais pas trop quoi leur répondre. Pantelic, qui faisait office de traducteur, m’a dit de donner un chiffre, que j’aurais le temps d’y réfléchir par la suite. Tout ce dont je me souviens, c’est de la réponse du président qui a dit : « Bon, Dragan, mais pour trois ans. » À mon retour en Yougoslavie, je jouais un match à Zrenjanin et on m’a annoncé que les représentants de Bastia étaient à Belgrade. J’avais 29 ans, j’aurais pu quitter le club plus tôt, mais je devais effectuer mon service militaire pendant quinze mois. Je suis finalement parti en Corse, ce n’était pas facile à l’époque, mais Bastia et la Corse sont un de mes plus beaux souvenirs. J’y suis resté très attaché.
Y avait-il d’autres clubs qui vous courtisaient ?
Quand j’avais 22 ans, on venait de finir deuxième au championnat d’Europe avec la Yougoslavie et l’Inter voulait me signer. J’avais même discuté avec Facchetti mais je lui avais expliqué que je ne pouvais pas quitter le pays à 22 ans. J’aurais pu émigrer, mais je n’aurais pas osé à cause de mon père. À vrai dire, je n’y pensais même pas, j’étais heureux en Yougoslavie, on jouait, les stades étaient pleins, j’étais populaire, je gagnais bien ma vie. Puis j’ai failli rejoindre le Real Madrid, j’avais quasiment un pied là-bas, j’avais joué le dernier match de Gento. Au bout de cinq minutes, il avait quitté le terrain en me remettant son maillot, j’étais comme son successeur. Mais le destin en a voulu autrement, je devais faire mon service militaire. Plus tard, l’Atlético de Madrid a aussi voulu me signer.
Que retenez-vous de vos deux saisons avec Bastia ?
Je me souviens surtout d’un petit stade, d’un public incroyable, bruyant, de gens qui avaient le cœur sur la main, mais aussi du climat agréable, de la gastronomie…
Nous connaissons votre jeu, beaucoup vous ont présenté comme un ailier gauche impitoyable avec ses adversaires, mais quel est le défenseur qui vous a posé le plus de problèmes durant votre carrière ?
J’ai joué 85 matchs avec la Yougoslavie, 590 avec l’Etoile Rouge et plus de 80 avec Bastia. Il y en a eu beaucoup. J’ai toujours eu du respect pour mes adversaires, je les analysais avant les matchs parce que le football était différent, le marquage était plus strict. Maintenant on laisse beaucoup d’espace aux joueurs, un joueur peut recevoir le ballon et installer son jeu. Parmi les défenseurs, je retiens Berti Vogts, Carlos Alberto, Wim Suurbier, Zé Maria…
Lorsque vous avez signé à Bastia, qu’est ce qui différenciait la ligue française de la ligue yougoslave dans les années 1970 ?
Le championnat yougoslave était meilleur. Le fait que chaque club français comprenait un ou plusieurs joueurs yougoslaves prouvait notre qualité. Nous avions battu la France 5-1. Pantelic jouait en France, Curkovic, Musemic, Skoblar, Samardzic, et j’en passe. Nos entraîneurs aussi avaient la côte en France, nous étions respectés. La ligue française était quand même très relevée et j’étais fier de voir autant de joueurs yougoslaves y jouer. Aujourd’hui, on les compte sur les doigts de la main.
Vos plus grandes victoires avec l’Etoile Rouge et Bastia et vos défaites les plus douloureuses ?
Avec Bastia, c’est notre victoire face au PSG 5 à 2. Nos supporters s’en souviennent encore. Il y aussi celle face à Bordeaux, j’avais mis un but sur corner, le gardien n’avait même pas touché la balle. Je tirais souvent les coups-francs et les corners. Les corners, je les tirais directement, surtout les corners droits avec mon pied gauche. Je mettais beaucoup d’effet, j’adorais ça. Il arrivait même que les équipes adverses fassent un mur sur mes corners. À domicile, nous n’avons perdu que deux matchs en deux ans, un face à Marseille 3-2, on a pris un but à la dernière minute et nos supporters l’ont mal vécu. On a aussi perdu face à Nantes 1-0.
Avec l’Etoile Rouge, ça a été notre victoire face au Ujpest en Coupe des clubs champions, un excellent club hongrois qui comptait beaucoup de joueurs internationaux. Ça a été de loin mon meilleur match, ceux qui s’en souviennent disent que ça a été le meilleur match que j’ai joué avec l’Etoile Rouge. La défaite qui m’a le plus touchée, c’était face au Panathinaïkós en Coupe d’Europe. J’étais suspendu pour ces deux rencontres, on perd le retour 3-0 alors qu’on avait gagné l’aller 4-1 à domicile. On en parle encore de cette défaite et on en parlera encore dans cinquante ans.
Un regret dans votre carrière ?
Je regrette de ne pas avoir remporté la Coupe des clubs champions avec l’Etoile Rouge. Lorsque je jouais mon meilleur football, j’ai pris un rouge à Iena pour une raison qui m’est toujours inconnue. On aurait joué la finale face à l’Ajax si on avait battu le Panathinaïkós par la suite. C’était très dur pour moi de regarder ce match.
Vous avez passez passé douze années d’affilée à l’Etoile Rouge de Belgrade puis deux au Sporting, avant de revenir terminer votre carrière en Yougoslavie. Pelé a fait 22 saisons à Santos avant de faire deux années au New York Cosmos. Vous avez eu des parcours similaires et vous aviez chacun quelque chose à dire sur l’autre, Pelé regrettait même que vous ne soyez pas brésilien. Que pensez-vous de cette comparaison avec Pelé ?
Alors pas de doute, Pelé était le meilleur joueur, c’était incontestablement le meilleur. Je disais de l’Etoile Rouge que c’est un symbole, Pelé l’est également. Il y a eu d’autres bons joueurs plus tard et c’est bien pour le football. Mais Pelé, dans mon cœur, restera toujours le meilleur.
Nous aimerions faire un point avec vous sur l’évolution du football et quoi de mieux que de commencer par cette loi yougoslave qui interdisait aux joueurs de moins de 27 ans de quitter le pays. Pensez-vous que son impact était plutôt positif ou négatif et auriez-vous quitté l’Etoile Rouge plus tôt si elle n’avait pas existé ? Pourriez-vous imaginer une telle règle aujourd’hui dans un des grands championnats ?
Dans le football actuel, je ne peux pas imaginer une telle règle. Alors même qu’elle serait positive pour le football serbe parce que nos jeunes quittent le pays à 15-16 ans. Je ne saurais pas en dire plus sur l’impact que cette règle a eu sur ma carrière, j’arrivais d’une petite ville dans un grand club, j’étais populaire en Yougoslavie, je ne pensais pas à l’étranger. Mais après douze années, vous ressentez une sorte de saturation. Et puis, je suis parti à 29 ans à cause de l’armée, si j’étais parti à mes 27 ans, ça aurait certainement été mieux pour moi et pour Bastia.
Si vous deviez comparer le football de votre époque et celui d’aujourd’hui en termes de style de jeu, qu’auriez-vous à dire ?
Je ne trouve pas qu’il a tellement changé. Il est toujours aussi intéressant, les stades sont toujours remplis, les joueurs sont bons, il y en a pour tous les goûts. Le football est le sport du XXe siècle et il n’a fait que gagner en popularité. En ce qui concerne le style de jeu, le marquage était beaucoup plus strict à mon époque, on pouvait sentir l’haleine des défenseurs dans son cou, c’est moins le cas maintenant. Les conditions physiques étaient déjà bonnes à notre époque, mais désormais il y a beaucoup de matchs et plus de blessures. Le football exige que vous lui consacriez toute votre vie.
Y-a-t-il une chose que vous regrettez dans le football actuel ?
Des détails comme la VAR ou le fait que le gardien ne puisse pas récupérer à la main une balle que lui adresse son coéquipier.
Il y a un sujet de plus en plus populaire, celui des ultras. Ils sont très différents en France et en Serbie. Comment percevez-vous leur évolution ainsi que leur implication dans le club depuis la période où vous étiez joueur, en passant par celle où vous étiez directeur sportif, jusqu’à aujourd’hui où vous êtes président d’honneur ?
À l’époque, les supporters de l’Etoile Rouge étaient au virage sud quand on jouait à domicile sur le stade du Partizan. Plus tard, les Delije [nom des supporters de l’Etoile Rouge, ndlr] ont vu le jour. Ils ont leur propre code, leur façon de soutenir le club. L’Etoile Rouge a toujours eu de superbes supporters, mais aussi un public exigeant, très exigeant. En même temps, de grands joueurs ont joué à l’Etoile Rouge, de grands clubs ont joué contre elle, nous avons vécu tant de choses… Mais je suis contre toutes formes extrêmes d’acclamations de la part des supporters. Bastia a aussi des supporters exceptionnels, ce qui me rend très heureux car c’était déjà le cas à mon époque.
Pour finir, l’Etoile Rouge possède ce qu’elle appelle ses « étoiles », ce sont des joueurs qui ont marqué l’histoire du club. Parmi eux nous avons Rajko Mitic, Dragoslav Sekularac, Vladimir Petrovic, Dragan Stojkovic, la génération 1990-1991, pour avoir remporté la Coupe d’Europe et la Coupe Intercontinentale, ainsi que vous-même. Si vous deviez choisir une septième étoile, qui proposeriez-vous ?
C’est une question difficile. Je n’ai jamais proposé personne, ça se faisait naturellement. C’est bien que l’Etoile Rouge ait fait ça pour récompenser certains joueurs. Je suis très honoré d’en faire partie.
Propos recueillis et traduits du serbe par Zivko Vlahovic, le 14 octobre 2021, à Belgrade.