Dans le contexte actuel où de nombreux domaines professionnels sont touchés par un mouvement social d’une grande ampleur en France, le football est aux abonnés absents. Pourtant, en 1968 et dans la décennie suivante, le football français dans son entièreté (joueurs professionnels, joueurs amateurs, encadrements, journalistes, spectateurs) a su lutter pour un « autre football ». Les revendications auprès des politiques, de la Fédération ou même contre une vision de ce sport uniquement basé sur le résultat ont su unifier de nombreux amateurs du football autour d’un mouvement social aux allures de révolte : le Mouvement Football Progrès.
Depuis les années 1950, les clubs de football prolifèrent en France et sont le lieu de l’épanouissement. Si la professionnalisation de ce sport existe, il n’en reste pas moins qu’on l’assimile au loisir et au spectacle. En démontre d’ailleurs le jeu très offensif pratiqué par le Stade de Reims et le Racing Club Paris, les deux plus grands clubs français de l’époque. Dans les années 1960, le modèle italien prend le dessus : le catenaccio est à la mode, le jeu change pour devenir davantage défensif en même temps que le football se mondialise et se commercialise. Cette évolution se concrétise dans la formule que Joao Havelange, président de la FIFA, a en juin 1974 : «Je suis là pour vendre un produit appelé football».
Les footballeurs professionnels deviennent peu à peu des marchandises propriétés des clubs et ne décident plus de leur carrière. Raymond Kopa déclare en 1963 : «Les joueurs sont des esclaves». De leur côté, les joueurs amateurs ne tolèrent plus un manque d’installations matérielles et de terrains dans les grandes agglomérations. Enfin, le football français, à l’image de l’Équipe de France, a suivi la tendance du résultat pour délaisser le beau jeu ou le spectacle. Cela entraîne une chute du public dans les stades et un désintérêt croissant pour un sport qui est alors, très peu télévisé.
Tous ces acteurs du football français trouvent un outil pour exprimer leur volonté de changer les choses : Le Miroir du Football, un mensuel fondé par le journaliste François Thébaud. Dans son premier numéro, en 1960, l’éditorial est on ne peut plus explicite :
«Vous êtes pauvres [et participez] à un festin auquel vous n’êtes pas conviés. […] Vos professionnels pratiquent un métier dangereux, à la rentabilité aléatoire et réduite. Et pourtant le système des transferts les ravale au rang de marchandises, leur dénie le droit de participer à la gestion de leur sport, leur vaut trop souvent les sarcasmes de gens ignorant les difficultés techniques du jeu et les servitudes de leur métier. […] Ce sera le but du Miroir du Football que de vous aider, footballeurs anonymes ou célèbres, entraîneurs, spectateurs des petites et grandes rencontres, dirigeants de clubs obscurs, à mieux connaître cette force, à l’exalter, à la développer, à en découvrir les raisons profondes. A lutter contre le chauvinisme qui repose sur l’ignorance des réalités du jeu, contre l’exploitation mercantile de votre passion… Bref, de contribuer à la grandeur du football. Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher, ou le culte commercial de la vedette… Ne poursuivez pas votre lecture.»
Lorsqu’en mai 1968, la jeunesse française se soulève, la classe ouvrière la rejoint et le football aussi : le Miroir du Football est en effet étroitement lié à l’occupation du siège de la Fédération Française de Football, à partir du 22 mai. « Le football aux footballeurs ! » peut-on lire au 60 avenue d’Iena. Les occupants veulent « rendre aux 600 000 footballeurs français et à leurs millions d’amis ce qui leur appartient : le football dont les pontifes de la Fédération les ont expropriés pour servir leurs intérêts égoïstes de profiteurs du sport ». Ils poursuivent en s’attaquant au gouvernement «naturellement hostile au sport populaire par essence», à Pierre Delaunay « qui doit son poste de secrétaire général de la Fédération à l’hérédité (comme un vulgaire Louis XVI) » avant de conclure « C’est pour mettre fin à ces incroyables pratiques que nous occupons la propriété des 600 000 footballeurs français, qui était devenue le bastion des ennemis et des exploiteurs du football. […] Tous unis nous ferons à nouveau du Football [oui, une majuscule] ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : le sport de la joie, le sport du monde de demain que tous les travailleurs ont commencé à construire ».
Mai 68 laisse des traces dans le football amateur français. Les idées du Miroir du Football demeurent : le Stade Lamballais, en devient l’étendard. Ce club breton se définit tactiquement avec son entraîneur Jean-Claude Trotel, proche du Parti Communiste Français, par un jeu offensif en 4-2-4, en privilégiant la passe au dribble et en créant un jeu intelligible, gratifiant pour ceux qui le pratiquent : l’important n’est pas d’être défenseur ou attaquant mais de jouer avec sa tête. Le football voulu par le Miroir du Football se traduit donc concrètement sur les terrains. La lutte qu’il mène pour un «autre football» se concrétise elle le 12 juin 1973 lorsqu’un arrêté ministériel impose aux clubs participant aux ligues de la Fédération de se doter d’un entraîneur diplômé par la FFF et reconnu par l’État. En résumé, le gouvernement s’immisce encore plus dans le football et lui impose un cadre établi par la Fédération et l’État : tout ce contre quoi le Miroir du Football, le Stade Lamballais et leurs alliés se battent.
La lutte contre ce qui est considéré comme une atteinte à la liberté (voir le document ci-dessus) s’organise. Une première réunion, à laquelle François Thébaud et Jean-Claude Trotel participent, a lieu le 22 décembre 1973 à Rennes. Après avoir débattu sur la situation du football, l’assemblée estime qu’il faut sortir de la discussion pour passer à l’action. Dans la foulée, est créée l’Association Football Progrès appelant à une assemblée générale le 2 février 1974 à Saint-Cyr-l’École. La motivation de l’association est alors de «grouper les footballeurs de toutes les fédérations existantes, afin que le football devienne le grand art populaire, générateur de joie seine et d’enthousiasme».
L’année 1974 est celle de la fondation du Mouvement Football Progrès (le terme davantage militant de «mouvement» est finalement préféré à celui d’association) autour de plusieurs constats : la qualité du jeu est en baisse (généralisation de la tricherie, appels au chauvinisme, utilisation de la violence sur le terrain), la majorité des dirigeants et des entraîneurs profite de son autorité pour imposer aux joueurs la recherche du résultat par tous les moyens, l’intervention croissante de l’État renforce cette dégradation. Le MFP exige alors que le football redevienne synonyme de plaisir, de joie de jouer, de liberté, qu’il permette au joueur de s’épanouir pleinement, de retrouver sa dignité et enfin qu’il soit un vrai spectacle populaire et artistique.
Les actions du Mouvement Football Progrès sont nombreuses. Elles sont essentiellement organisées en Bretagne. On recense parmi elles des stages à l’attention des éducateurs. Aucun modèle tactique n’est réellement transmis si ce n’est défaire celui au goût de la Fédération favorisant le résultat. Les stages démontrent d’abord grâce à des vidéos la pauvreté et la tristesse du jeu proposé par la plupart des équipes et l’individualisation croissante du football. Cela permet ensuite de questionner notamment la jeunesse sur sa relation avec le ballon et ses coéquipiers. Les stages ont alors une visée pédagogique. Après la vidéo, vient évidemment la pratique : des entraînements avec ballon et des matchs qui sont filmés puis analysés. Si les stages sont destinés aux éducateurs, ils attirent de différents volontaires et des spectateurs curieux. Le MFP tend à remettre en cause la conception du football de chacun, joueur ou non.
Dans la lignée des stages, de nombreuses réunions-débats sont organisées. Elles aussi à l’appui de vidéos : on montre ce que l’on ne veut pas voir afin de réaliser ce que doit être le jeu. Les images diffusées sont majoritairement celles de Coupes du Monde comme le Brésil-Italie en 1970 où le 4-2-4 brésilien triomphe du catenaccio italien. Une des volontés du Mouvement Football Progrès est de lier le football à la fête : ceci est concrètement réalisé avec des spectacles mêlant la musique, des buffets ou du théâtre aux tennis-ballon et autres jeux techniques. Enfin, le MFP organise des tournois comme en juin 1975, quelques jours après la finale de C1 au Parc des Princes entre le Bayern Munich et Leeds United déplorable par les nombreuses fautes, les erreurs arbitrales et la violence observée aux abords du stade. Cela permet au Mouvement Football Progrès d’utiliser ce match pour développer l’antithèse de ce football. Les tournois du MFP attirent généralement des centaines de personnes, joueurs ou spectateurs, dans un même but : prendre du plaisir et faire participer un maximum de monde au jeu.
Si le Mouvement Football Progrès agit pour un «autre football», il est aussi freiné par la Fédération ou les municipalités qui interdisent l’ouverture aux terrains et ainsi l’organisation des tournois. Des joueurs professionnels conviés par le MFP aux différents événements sont interdits de venir par leurs clubs. Ces conflits sont inévitables mais enrichissent d’autant plus la cause du mouvement qui pâtit de son caractère «gauchiste et subversif» comme l’avait fait remarquer un député-maire du Morbihan, réfractaire au MFP.
Finalement, le Mouvement Football Progrès souffre réellement de ces conflits. Il faut y ajouter une inégalité géographique de développement des actions et des divergences croissantes au sein du mouvement : certains se posent la question de la politisation alors qu’elle était inenvisageable à la création du MFP. De plus, certains pensent que pour faire réellement bouger les choses, le MFP se doit d’intervenir directement dans les clubs professionnels ou à la Fédération, ce qui est également contraire à l’esprit de départ. François Thébaud s’éloigne progressivement du mouvement jusqu’à ce que les actions stoppent en définitive en 1978. Le Miroir du Football subit l’influence de la discordance au sein du MFP et devient un magazine de football comme un autre en perdant son originalité et sa prétention à un «autre football». Il faut ajouter que la fin des années 1970 voit une commercialisation du football de plus en plus importante, des scandales financiers dont la presse sportive se nourrit avec enthousiasme et le football devient un domaine de prédilection de la mondialisation. Une situation sans retour.
L’aventure du Mouvement Football Progrès, héritée de mai 68, dure donc de 1974 à 1978. Si le mouvement en lui-même n’a pas perduré, ces idées demeurent : le Miroir du Football existe toujours sur internet (miroirdufootball.com), il permet de relire François Thébaud mais aussi de découvrir des billets sur l’actualité dans la lignée rédactionnelle de ce que fut le magazine. Enfin, malgré l’économie démentielle du football, l’écart abyssal entre monde professionnel et amateur ainsi que la constante recherche du résultat, les défenseurs d’un « autre football » existent toujours. Des auteurs comme Thibaud Leplat ou Mickaël Correia défendent la doctrine du MFP. C’est également le cas chez certains médias comme Les Cahiers du football ou l’After foot de RMC. Au-delà des idées, l’action se perpétue à travers la FSGT par exemple qui cultive la pensée du sport par le collectif, l’épanouissement et le refus de hiérarchies.
Sources :
-BERVAS Loïc et GOURMELEN Bernard, Le Mouvement Football Progrès et la revue Contre Pied, L’Harmattan, 2016
-miroirdufootball.com