Si je vous dis Pays-Bas, Coupe d’Europe, vous me répondez ? Ajax Amsterdam. Et personne ne pourra vous contredire. Mais avant la domination européenne du « football total », il y a bien eu une équipe venue du pays des tulipes qui a su se hisser sur le célèbre « toit de l’Europe ». Une formation moderne, avant la révolution Ajacide, qui aurait même inspiré ces derniers. Un outsider comme le public en raffole qui vient marquer la fin d’un cycle footballistique à l’entrée des années 70, mais que beaucoup ont oublié.
Été 1969, au cœur des travées de « De Kuip » est sur le point de s’achever une passation de pouvoir que les dirigeants du Feyenoord Rotterdam espèrent décisive. Le club sort d’une saison pleine au niveau national (un titre de champion et un sacre en Coupe des Pays-Bas) mais aspire à plus grand. Ce qui intéresse les Rotterdamois c’est la Coupe d’Europe. Dominée par les clubs latins, la Coupe des clubs champions européens n’a vu qu’un seul club de Hollande se hisser en finale depuis sa création en 1956, l’Ajax Amsterdam. Pour tenter d’aller mettre fin à cette emprise des clubs du Sud de l’Europe, le Feyenoord recrute Theo van Duivenbode venu de l’Ajax (n’ayant pas le niveau pour la compétition européenne selon Rinus Michels) et deux autrichiens. Un au milieu, Franz Hasil de Schalke 04, et un pour mener l’effectif au plus haut depuis le banc de touche, Ernst Happel. Après six années passées sous les couleurs de l’ADO La Haye qu’il a installé comme un club prétendant aux cinq premières places plutôt qu’au milieu de tableau, l’autrichien parcoure une vingtaine de kilomètres pour arriver à Rotterdam. S’il ne part pas de rien à son arrivée chez le Stadionclub, le tacticien va apporter une vision footballistique qui va magnifier une équipe championne des Pays-Bas en titre.
« Si vous mettez en place un marquage individuel, vous alignez onze ânes. » disait le néo-Rotterdamois. Il faisait partie de ces entraîneurs de la fin des années 60 qui avaient vu le déclin du catenaccio. Et avant tout de ceux qui avaient admiré la victoire d’un Celtic Glasgow porté vers l’offensive contre le Grande Inter d’Helenio Herrera en finale de Coupe d’Europe 1967. Mais terminé les observations. En 1969, Happel et le Feyenoord vont devenir acteurs de cette transformation tactique voire philosophique du football européen. Premièrement, l’autrichien se défait du marquage individuel pour lui préférer la défense de zone. Cette décision amène une autre composante sur laquelle le tacticien va s’appuyer : la gestion de l’espace. Pour dominer, Happel veut contrôler. Et cela passe par la maîtrise des espaces et du tempo de la rencontre. Le coach du Feyenoord opte donc pour un 4-3-3 basé sur un milieu omniprésent de la récupération du ballon à la création d’occasions. Autour de cette ligne s’imbrique une défense rugueuse et une attaque prolifique (84 buts en 34 journées de championnat sur l’exercice 1969-1970). Ce n’est donc pas non plus un hasard si « De Trots van Zuid » (la fierté du Sud) a inscrit son nom sur la coupe aux grandes oreilles.
Des Bataves à la conquête de l’Europe
Dès le début de l’édition 1969-1970 de la Coupe des clubs champions, la formation d’Ernst Happel frappe un grand coup. En seizièmes de finale, le Feyenoord rencontre les Islandais du KR Reykjavik et ne leur laissent aucune chance. Pire, ils les balayent 16-2 sur l’ensemble des deux rencontres. Mais au tour suivant les Néerlandais tirent le tenant du titre, l’AC Milan, vainqueur de l’Ajax à Santiago Bernabeu (4-1) lors de la finale précédente. En revenant en arrière, c’est sans l’ombre d’un doute le plus gros obstacle qu’ont dû franchir les joueurs du Feyenoord. Les hommes d’Happel s’envolent pour le match aller en Italie en totale position d’outsider et personne ne voit les Néerlandais accrocher les Milanais. Comme prévu, Rotterdam repart défait de San Siro mais pas éliminés, bien au contraire. La première rencontre s’est peut-être soldée par une victoire italienne mais la performance la plus remarquable fût hollandaise. À l’extérieur, la formation d’Ersnt Happel va contenir celle de Nereo Rocco. Notamment grâce à un ajustement qui étonna le milieu du Feyenoord, Van Hanegem. Lui et Wim Jansen avaient la lourde tâche de s’occuper de Giovanni Lodetti et Gianni Rivera. Mais à la surprise du premier, Jansen et ses qualités physiques furent mise à profit pour mettre à mal le jeu du créateur milanais, Rivera. Van Hanegem devait donc, de son côté, s’employer à contenir le puissant milieu Giovanni Lodetti. Etrange pour le métronome du Feyenoord mais logique a posteriori au vu de la difficulté pour Rivera de se défaire du pressing de Jansen. Cet épisode parmi tant d’autres est significatif du comportement d’Ernst Happel en tant que coach et plus largement de son équipe. Une formation intelligente et par-dessus tout remarquable d’adaptabilité. Et finalement, à domicile, le Feyenoord Rotterdam stupéfie le football européen. Face au champion en titre, les coéquipiers de Rinus Israël vont tourner l’opposition à leur avantage et remporter le match retour 2-0, synonyme de qualification. « Ils nous ont dominé tout le match et on se demande encore pourquoi », avouait le coach milanais, Nereo Rocco. Preuve que si le Feyenoord n’était pas destiné à remporter la Coupe des clubs champions, toutes les conditions étaient réunies pour qu’Happel et ses hommes aillent loin.
La suite de la compétition est plus calme que son entame. Les Néerlandais ont même une pointe de chance dans l’attribution de leurs adversaires. Quand, de l’autre côté du tableau, le Celtic doit se défaire de la Fiorentina (en quarts de finale) et de l’ogre Leeds, le Feyenoord affronte le Vorwärts Berlin puis le FK Dukla Prague. À chaque opposition, les hommes d’Happel se déplacent en premier puis assurent leur qualification à domicile. Deux buts à zéro, tel était le tarif infligé aux Allemands et aux Tchèques qui étaient venus se mesurer à la ferveur de « De Kuip ». Et alors que les Ecossais venaient de se débarrasser de Leeds, personne, encore une fois, ne voyait le Feyenoord sortir vainqueur de leur opposition avec un cador européen. Mais les Néerlandais étaient de retour à San Siro, là où le premier « miracle » avait eu lieu quelques tours plus tôt.
« La préparation a été très laxiste. C’est comme s’ils étaient en camp de vacances » révélait le journaliste écossais, Archie Macpherson, à propos du Celtic. Pour « The Bhoys » leur deuxième titre de champion d’Europe en trois ans était déjà acquis. Et l’arrière droit Jim Craig avouera rétrospectivement : « Cela ne fait aucun doute que nous les avions complètement sous-estimés. Nous pensions que le plus dur avait été fait en battant Leeds. » Le problème est que, à Milan, les Ecossais (comme le reste de l’Europe cette année) vont se faire surprendre. Et cela commence en dehors des terrains. Réputés pour leurs supporters, leurs chants et leur présence dans les tribunes, les Ecossais ont malgré tout été dépassés par la ferveur rotterdamoise. Et ce à cause d’un seul et même objet : le klaxon. Rien ne résistait à ces signaux sonores, pas même le légendaire « Soldier’s Song ». Quand certains étaient étourdis par l’ardeur néerlandaise, un homme ne pensait qu’au terrain. « Je sais que le Celtic va se ruer sur nous pendant 90 minutes. Mon problème est comment les contenir tout en se créant des opportunités », analysait Ernst Happel. Et encore une fois, il avait raison. Le contrôle de l’espace et du rythme, particulièrement au milieu de terrain, furent cruciaux dans la domination du Feyenoord. Le plan était simple : étouffer l’adversaire quand il a la balle et l’essouffler quand il ne l’a pas. Malgré les difficultés des Ecossais à se projeter vers l’avant (leur plus grande force) c’est bien le Celtic qui frappe le premier, à la demi-heure de jeu. Un coup franc de Bobby Murdoch. Décalage pour Tommy Gemmell, « Big Tam », qui donne envoie le cuir dans les filets de Graafland. Mais n’oublions pas l’adaptabilité et la capacité de réaction des Néerlandais. Deux minutes plus tard c’est au tour de Rinus Israël de s’illustrer, laissé au marquage, d’une tête dans le petit filet gauche écossais. Le reste de la rencontre ne voit aucune équipe parvenir à prendre l’avantage. Pendant ce temps-là, le milieu de Jock Stein est dépassé par celui d’Happel. Van Hanegem ralenti le jeu pour contrer la fouge écossaise, Jansen harcèle dès la perte et Franz Hasil déboussole la défense du Celtic. Et finalement, alors que les supporters venus du Celtic Park attendaient le match nul pour qu’il soit rejoué, le buteur suédois du Feyenoord, Ove Kindvall, scelle le sort des Ecossais. Il profite d’une erreur de Billy McNeill et lobe magnifiquement Evan Williams. Le Celtic Glasgow est à terre, le stade explose et les photographes se ruent sur la pelouse pour immortaliser la communion entre les joueurs. La beauté du titre n’en est que sublimée par les commentaires d’après match des perdants. Le capitaine, McNeill, reconnait que « le score était une farce. 2-1 pendant les arrêts de jeu faisait penser à un match serré, mais nous savions que l’écart aurait dû être d’environ quatre buts. On s’est pris une raclée. Nous étions dépassés dans chaque compartiment du jeu qui comptait. » Le coach écossais alla plus loin qu’une simple défaite. Pour lui : « le Celtic n’a pas perdu contre Feyenoord. J’ai perdu contre Happel. »
Un monstre à trois têtes
Plébiscité pour son organisation de jeu et son adaptabilité, Happel répond de façon cocasse lorsque l’on lui demande d’expliquer son approche tactique au Feyenoord : « Ma tactique ? C’est simplement Rinoes, Willum et Coentje. » Un trio articulé sur les trois lignes des joueurs de champs qui étaient, pour leur entraîneur, la raison du succès du Stadionclub en 1970. « Iron Rinus », « de Kromme » et « Mr Feyenoord » furent les moteurs d’une machine huilée à la perfection roulant jusqu’à la consécration européenne. Rinus Israël, capitaine et donc première pièce de cet engin, tient son surnom de sa présence sur le terrain. Intimidant et rugueux, il décourageait les adversaires du haut de ses 1m78 grâce à une combinaison étonnante de puissance et de mobilité. Associé à Theo Laseroms, ce féroce tacleur n’était pas démuni de toute qualité technique, lui permettant de faire le lien avec Wim Van Hanegem. Et comme on retient l’Ajax plutôt que le Feyenoord, on retient Cruyff plutôt que Van Hanegem. Pourtant, une partie des supporters du « club sur la Meuse » considère le milieu de terrain au jeu de passe élégant (grâce auquel il sera surnommé « de Kromme », la courbe) comme le plus grand joueur hollandais de tous les temps. Outre l’affection toute particulière de ses supporters, il faut reconnaître le talent inestimable que comptait Feyenoord avec la présence de Wim van Hanegem. Mais lors de l’arrivée d’Happel, Van Hanegem n’entrait pas dans les plans du nouvel entraineur. Cependant la hiérarchie du Feyenoord informa Ernst Happel qu’il n’aurait Franz Hasil que s’il l’associait à Van Hanegem. Drôle de façon d’organiser une équipe donc. Mais le temps leur donna raison. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, « de Kromme » et Happel construisirent une relation aussi proche que conflictuelle. Véritable pierre angulaire du jeu rotterdamois, « Wim » savait tout faire. Contrôler le tempo de la rencontre par une conservation de balle déconcertante, casser les lignes, lancer ses attaquants d’une passe millimétrée ou stopper son adversaire d’un tacle debout. Van Hanegem était un prodige mélangeant sang-froid terrifiant et obstination. Le dernier homme venant parfaire ce « trio » est celui qui représente peut-être le mieux le club. Joueur le plus capé (487 apparitions) et celui après qui la mascotte « Coentje » a été nommée, le virevoltant Coen Moulijn était un cadre pour l’effectif du Feyenoord. Agé de 33 ans lors de l’épopée de « son » club, l’ailier gauche n’en était pas moins un joueur vif, doté d’une accélération fulgurante mais surtout très polyvalent. Happel l’utilisait aussi bien comme détonateur que comme travailleur. Il était autant utile dans la construction des offensives que dans le pressing, ce qui fit de lui une arme indispensable au sacre à San Siro. Bien que trois individualités soient ressorties elles-mêmes par leur propre coach, la dynamique collective était déroutante. C’est peut-être l’application consciencieuse et concentrée des directives d’Ernst Happel qu’il faut souligner. Et c’est sans aucun doute cette
L’équipe qui aurait permis « le football total »
Si l’héritage de Rinus Michels sur le football est total, qu’en serait-il sans sa rencontre avec le Feyenoord d’Ernst Happel ? Un match résume parfaitement l’influence qu’a pu avoir l’autrichien sur « l’entraineur du XXe siècle ». Ce dimanche 26 avril de l’année 1970, ce n’est pas seulement le titre qui se joue au Stade de Meer mais l’avenir d’une institution de l’histoire du football. Cette après-midi-là, le futur grand Ajax de Michels, Cruyff et compagnie est dominé de toute part. Mais surtout, et principalement au milieu de terrain. Face au 4-2-4 des hôtes, Happel applique son 4-3-3 bien aimé. Résultat : l’Ajax est muselé et les joueurs du Feyenoord dictent la rencontre. Et il faudra deux bourdes du jeune gardien Eddy Treijtel pour que les Lanciers arrachent le match nul. Sans pour autant attribuer le succès de l’Ajax de Michels à sa rencontre avec la philosophie de l’autrichien, il est indéniable qu’Happel a en quelque sorte participé à la confection du « football total ». Ce serait en observant la domination du Feyenoord au milieu de terrain que Rinus Michels aurait trouvé l’ajustement pour achever le totaalvoetbal (football total). Ajouter un milieu (pas n’importe lequel), en l’occurrence Johan Neeskens, et adopter le 4-3-3. Le reste appartient à l’histoire.
Pas l’équipe la plus flamboyante ni la plus emblématique mais sûrement une des premières à revêtir l’image de la « modernité » incarnée juste après elle par le « football total » de l’Ajax. A sa tête un homme, Ernst Happel, qui a installé la première équipe hollandaise tout en haut de l’échelon du football européen. Le Feyenoord de 1970 c’est l’histoire d’un précurseur surprenant et oublié, à tort.
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