La MSN (Messi, Suarez, Neymar), la BBC (Benzema, Bale, Cristiano), la Sainte Trinité de Manchester United (Sir Bobby Charlton, Denis Law, George Best) … les trios qui ont marqué le football de leur empreinte sont nombreux, et les duos le sont encore plus. Qui n’a jamais été marqué par la complicité de Robben et Ribéry, ou par celle de Xavi et Iniesta ? Pourtant, lorsque nous cherchons des quatuors qui sont restés dans l’histoire du ballon rond, il faut creuser plus loin. Nous pouvons par exemple penser au milieu de terrain composé de David Beckham, Roy Keane Ryan Giggs et Paul Scholes qui, grâce au légendaire Sir Alex Ferguson, a offert le triplé à Manchester United. Mais nous pouvons aussi remonter encore plus loin. Nous pouvons remonter jusqu’en 1982, au sein de l’Equipe de France, lorsque Michel Hidalgo a donné naissance à l’un des quatuors les plus gracieux et équilibrés que le foot ait connu : Le Carré Magique.
Nous sommes donc en 1982 lorsque le Carré Magique voit le jour pour la première fois, sous les ordres de Michel Hidalgo, qui commence alors la construction d’un quatuor qui deviendra légendaire par la suite : Platini, Giresse, Tigana, Genghini. Giresse déclara cependant, dans une interview à L’Equipe, que le terme « carré magique » n’interviendrait que plus tard dans l’histoire, lors de l’Euro 1984.
« Pour moi, il s’agit plutôt d’un losange. Tigana en pointe basse, Platini en pointe haute. Losange magique ? Difficile de savoir quand a été prononcée pour la première fois l’expression ‘‘carré magique’’ ». – Alain Giresse
A une époque où l’immense majorité des équipes évoluait en 4-3-3, jouer avec un milieu à 4 était absolument révolutionnaire, encore plus en sélection avec des périodes de préparations moins longues. L’intérêt de ce milieu était, pour Michel Hidalgo, de pouvoir changer de formation au cours du match, en fonction des besoins de l’équipe. Grâce à cela, Platini avait la possibilité de se muer : s’il fallait marquer, il redevenait l’attaquant qu’il était. S’il fallait défendre ou presser, il rentrait alors dans un rôle de trequartista pour apporter son soutien à l’équipe. Ce milieu reposait également sur la vision de jeu de Tigana qui était à l’époque probablement le joueur le plus important du quatuor, lui qui servait à effectuer la transition entre les défenseurs et Giresse-Genghini.
« Je jouais en 4-3-3 mais quand vous n’avez plus 3 attaquants, un à droite, un à gauche et un au centre et que vos milieux marquent, il faut savoir s’adapter. C’est la raison pour laquelle nous sommes passés à 4 milieux de terrain et 2 attaquants. Il faut savoir tenter. » – Michel Hidalgo
Le premier test vint rapidement pour le milieu inventé par Michel Hidalgo lors de la Coupe du Monde 1982. La France va alors surprendre le monde entier. Surnommés « les Brésiliens d’Europe » pendant toute la durée de la compétition, les Bleus vont se hisser jusqu’en demi-finale, une épopée totalement inespérée. Après un premier match difficile perdu 3-1 contre l’Angleterre, la France ne perdra plus. Elle se hisse à la deuxième place de son groupe au premier tour, et à la première place au deuxième tour, ce qui lui permet d’atterrir en quarts de finale. L’Autriche, l’Irlande du Nord, le Koweït et la Tchécoslovaquie n’ont pu venir à bout du milieu français.
C’est à Séville que l’Equipe de France échouera, aux portes d’une finale historique. Après 90 minutes épiques, la France et l’Allemagne de l’Ouest restent sur le score de 1-1. Trésor et Giresse délivrent ensuite les Bleus et offrent deux buts d’avance aux joueurs de l’hexagone. Malheureusement, les Allemands parviennent à remonter l’écart et, pire, à l’emporter aux tirs aux buts ensuite. Les Bleus sont assommés, désorientés, et cette équipe si agréable à regarder jouer n’est pas récompensée.
« Tout le monde pleurait, les joueurs, le staff, les dirigeants. Moi j’ai pleuré sur le terrain, dans le vestiaire, dans le bus. C’est la seule fois où j’ai mouillé un terrain de football avec des sanglots. » – Jean Tigana
Ce match fut probablement l’un des plus paradoxales de l’histoire de l’Equipe de France. Il est presque totalement maitrisé, et à choisir, si une équipe méritait de passer, c’était bien celle de Michel Hidalgo. La France faisait peur, la France jouait bien, la France était impressionnante. Et pourtant, la France fut victime du réalisme des Allemands. Après cette tragédie vécue à Séville, les regrets furent nombreux. Mais sans effondrement, il ne peut y avoir de renaissance.
« Aucun film au monde, aucune pièce ne saurait transmettre autant de courants contradictoires, autant d’émotions que la demi-finale perdue de Séville. » – Michel Platini
L’Euro 1984 : un succès au bon goût de revanche
Pendant cet Euro historique, la France n’aura presque jamais tremblé. Genghini laisse sa place à Fernandez dans le quatuor, et les Bleus entament une épopée inouïe, celle du premier sacre de leur histoire. Le premier match contre le Danemark est l’un des plus tendus de la compétition. Il faut attendre la 78ème minute pour que le tableau d’affichage annonce l’avantage pris par les Bleus. Tigana tacle, lance Giresse dans la profondeur qui cherche Lacombe et trouve un défenseur danois à la place. Le ballon rebondit et atterrit sur le pied droit de Platini, qui frappe et propulse le ballon dans le filet droit d’Ole Qvist. Pour le premier but – et le seul de la rencontre – de l’Equipe de France, trois des quatre côtés du Carré sont impliqués.
Les matchs contre la Belgique et la Yougoslavie seront marqués par deux triplés consécutifs de Platini. Giresse et Fernandez marquent également lors du premier match, permettant à la France de l’emporter 5-0 sur ses voisins belges. Le carré magique dans toute sa splendeur. La Yougoslavie est cependant l’une des grandes favorites de la compétition : Stojkovic est l’un des meilleurs joueurs du moment et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Son équipe prend d’ailleurs l’avantage sur un but de Sestic. Platini illumine alors Saint-Etienne, son ancienne ville, de son talent : un coup-franc, une tête plongeante et une frappe du gauche plus tard, les Bleus mènent 3-1. La réduction du score de l’inévitable Stojkovic ne changera rien, et l’équipe de Michel Hidalgo l’emporte à nouveau.
L’Equipe de France est donc, à nouveau, en demi-finale d’une compétition internationale. Cette fois-ci, c’est à Marseille, au Vélodrome, face au Portugal. Ce soir-là, le sauveur de 1998, Zinédine Zidane, est ramasseur de balles. Les deux équipes finissent le temps réglementaire sur le score de 1-1, et Séville remonte dans les têtes des joueurs. Jordao marque ensuite, mettant les Bleus au pied du mur. Domergue marque à nouveau et signe un doublé avec les deux seuls buts qu’il marquera en sélection, mais le temps tourne et les tirs au but approchent. A la 119ème minute, la lumière vient du Carré Magique. Tigana, l’un de ceux qui avait le plus été frappé par Séville, prend les choses en main : il déborde sur son côté du terrain, dribble, court, et lâche le ballon en retrait aux six mètres. A la réception, Michel Platini. Le Vélodrome explose lorsque celui-ci trouve le chemin des filets et offre une finale à l’Equipe de France.
« Quand je déborde au Vélodrome contre le Portugal, c’est pour éviter de revivre les tirs au but de Séville. » – Jean-Amadou Tigana
Les Espagnols ne parviennent pas à stopper la France, sur un nuage et inarrêtable. Platini marque son neuvième but de la compétition, et Bellone vient crucifier les Ibériques à la 91ème minute. L’Equipe de France est championne d’Europe, et le Carré de Michel Hidalgo est devenu magique.
Approche tactique et souvenirs brésiliens de 1986, l’héritage de Michel Hidalgo
Après ce sacre à l’Euro, l’Equipe de France perd de nouveau contre l’Allemagne de l’Ouest, en demi-finale, à la Coupe du Monde suivante. Pourtant, cette fois-ci, l’immense majorité des souvenirs laissés par les Bleus illumine de joie les supporters. Parce qu’avant cette demi-finale, le Carré Magique a joué le plus beau match de sa carrière. Une rencontre que Pelé qualifiera même de « match du siècle ». Les deux équipes pratiquant le football le plus esthétique du monde se donnent rendez-vous sur le rectangle vert, et tiennent toutes leurs promesses.
« Il [le carré] est devenu magique parce qu’il était complémentaire. Qu’il jouait les yeux fermés. Chacun connaissait son rôle. Moi j’étais la sentinelle, qui reste bien en place et se charge de la récupération du ballon en freinant les attaques adversaires. Jeannot [Tigana] devait lui se projeter vers l’avant, avec sa faculté à éliminer les adversaires. Il avait plus de liberté pour attaquer. Alain [Giresse], avec sa technique, son intelligence et sa morphologie particulière, devait organiser le jeu. Et Michel [Platini], c’était le talent, un leader, un meneur d’hommes. C’était le numéro 10, qui pouvait être le numéro 9… Platini. Ce qui faisait la richesse de ce carré magique, c’était la qualité des uns et des autres, cet assemblage de personnalités et de talents. » – Luis Fernandez au Figaro
C’était la clé de ce polygone : la compréhension. Après le losange de 1982, l’Euro 1984 avait permis à Hidalgo de construire un carré constitué de deux récupérateurs haut permettant aux Bleus de presser constamment. L’égalité était au centre du quatuor. Alain Giresse s’est souvenu, pour l’Equipe : « Quatre joueurs égaux ? Oui et non. Non, parce que quand tu as le bonheur d’avoir dans ton équipe un Platini, tu admets sa supériorité. Oui, parce que chacun des membres du carré était un top dans son registre. Oui aussi parce que nous étions complémentaires et solidaires. Sinon, le carré aurait explosé. »
Ce match contre le Brésil s’est illustré comme le plus parfait du carré magique : Tigana et Fernandez, dans leur rôle de récupérateurs, permettaient aux Bleus de résister aux assauts brésiliens, une équipe également basée sur l’attaque. Platini, lui, multipliait les assauts et changeait constamment de poste au cours de la rencontre. De 10 à 9 en passant par 9,5, il était un électron libre capable de totalement désorienter la défense brésilienne, au point de permettre aux Bleus de revenir à égalité sur un centre de Rocheteau, alors que les sud-américains étaient parvenus à ouvrir le score rapidement. La mi-temps qui suit est parfaite, des deux côtés : les 22 acteurs se neutralisent constamment, pratiquant le plus beau football que l’on puisse voir. C’est finalement le penalty de Luis Fernandez, après une longue séance de tirs aux buts, qui offre la victoire aux Bleus.
Henri Michel est parvenu à perpétuer le travail de son mentor Michel Hidalgo, en gardant cette philosophie de jeu et ce placement si atypique des meilleurs joueurs de son effectif sur le terrain. Placer autant de joueurs offensifs, en quarts de finale de Coupe du Monde et contre le Brésil, cela pourrait ressembler à un suicide. Pourtant, ce soir-là, la France a pu assister à l’un des plus beaux matchs de son histoire. Un relayeur, deux récupérateurs, un électron libre et, surtout, une complémentarité presque parfaite, automatique. Telles étaient les clés du quatuor le plus connu de l’histoire du football français, créé et orchestré par Michel Hidalgo.
« Michel Hidalgo a implanté sa philosophie du football. Son souhait était de jouer attractif, un football offensif basé sur une bonne technique et de bons joueurs. Il a créé un milieu de terrain avec quatre joueurs créatifs qui pourraient sortir une passe à tout moment. Il a bâti une équipe techniquement très forte et intelligente qui savait se placer, revenir et défendre, mais, surtout, ils ont une philosophie d’attaque. Un des grands mérites de Michel Hidalgo a été de trouver et de placer plusieurs numéros 10 au milieu de terrain. » – Michel Platini
Le Carré Magique de l’Equipe de France mis en place par Michel Hidalgo a révolutionné le football pratiqué par les Bleus. L’histoire de cette sélection a toujours été tiraillée entre le beau jeu et le réalisme. En 1984, ces quatre joueurs ont prouvé au monde entier que les deux pouvaient cohabiter, et Michel Hidalgo a remporté son pari : faire disparaître le 4-3-3 pour permettre à ses meilleurs joueurs de s’exprimer librement. La tragédie de Séville, le sacre de 1984, la Coupe du Monde 1986… en trois compétitions internationales, les Bleus ont su épater le monde entier et implanter le 4-4-2 dans la culture footballistique. Ces joueurs ont su transmettre des émotions uniques et rebondir après une horrible défaite. « Magique : Dont les effets sont extraordinaires, sortent du rationnel. » Pour unir un peuple dans la défaite et pour renaître de ses cendres deux ans après, il faut être extraordinaire, il faut sortir du rationnel. Ce carré était donc, sans nul doute, magique.
« Ce qu’il reste du Carré Magique ? Le plaisir. Celui diffusé par les souvenirs. Et celui toujours intact de se revoir. » – Michel Hidalgo au Figaro.
Sources :
- Le Figaro, Carré Magique ou la passion du jeu à la française
- L’Equipe, Giresse-Fernandez, un demi carré magique
- L’internaute, Le carré magique de l’Equipe de France
- These Football Times, France, Le Carré Magique
Crédit photos : Iconsport