L’affiche est alléchante : Manchester United – Liverpool. Un grand classique, et la foule ne s’y trompe pas, un attroupement massif attend avec impatience le coup d’envoi. Les joueurs font leur entrée sur le terrain, précédant l’arbitre. Pourtant, quelque chose manque à ce tableau rêvé de tout fan de football. Aucun chant ne résonne, les joueurs n’entrent pas sur les pelouses humides d’Anfield Road ou du théâtre des rêves d’Old Trafford, mais sur le terrain vague et aride de la prison de Luzira, en Ouganda. Les joueurs, les arbitres, sont des détenus, condamnés pour toutes sortes de crimes, certains à vie. Aucun n’a jamais vu le nord de l’Angleterre, pourtant ils s’apprêtent tous à mouiller le maillot qu’ils portent dans un match intense et festif. Dans ce pays d’Afrique de l’est, le football carcéral est un fait social fort, organisé comme une vraie ligue. Ses effets sont salvateurs et essentiels, à la fois pour les détenus et pour la société entière.
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Le football en Ouganda, parcours classique d’un sport devenu essentiel
Si l’on veut saisir l’importance du football de prison en Ouganda, il faut connaître le contexte d’arrivée de ce sport dans le pays, et comment il est devenu si populaire. L’Ouganda est une ancienne colonie britannique, rendue indépendante en 1962. Vers la fin du XIXe siècle, des missionnaires britanniques anglicans débarquent sur les côtes d’Afrique de l’Est, dans les ports des actuels Kenya, Somalie et Tanzanie. Rapidement, on développe le football dans ces pays et on organise des parties entre marins anglais et populations locales. L’Ouganda, qui n’est pas côtier, reste un temps isolé de cette diffusion du sport. Il faut attendre le développement de voies de chemins de fer pour qu’à leur tour, les Ougandais voient arriver les colons et les missionnaires britanniques. C’est en 1897 que le révérend Archdeacon R. H. Walker fait venir un ballon de football depuis l’Angleterre. Les premiers matchs ont lieu entre des enfants de colons anglais et des fils de chefs de tribus locales.
Sur ces bases, le football s’est développé en Ouganda jusqu’à devenir le sport national. Sa diffusion se poursuit après l’indépendance du pays. L’Ouganda n’a jamais gagné la Coupe d’Afrique des Nations. Les Grues atteignent la finale en 1978, mais tombent face au Ghana. L’équipe du pays n’a jamais disputé une phase finale de Coupe du monde.
Développement du football carcéral en Ouganda
C’est dans la prison de Luzira, près de la capitale Kampala que se développe ce phénomène de football de prison. Cette grande prison est la plus ancienne du pays, ce sont les colons britanniques qui la construisent au XXe siècle. En 1965, le service carcéral, notamment les gardiens et les soldats de la prison, se constituent en club de football. Le Maroons FC, surnommé le Prison Football Club, voit le jour. On improvise alors la cour de la prison en terrain de football, traçant des lignes dans le sable et installant des cages et des filets. La prison devient leur « stade », avec une capacité d’environ mille personnes.
Le Maroons FC s’intègre à la ligue professionnelle du pays, et remporte même deux fois la Super League ougandaise, en 1968 et 1969. Aujourd’hui, le Prison FC a évolué, il ne s’agit plus de personnel de prison mais de joueurs licenciés, qui jouent dans la Premier League nationale, évolution de la Super League. Ils ne jouent plus dans la cour de la prison mais sur un vrai terrain avec pelouse, aménagé à côté.
Mais si les gardes de la prison ont leur propre club, les détenus sont longtemps tenus à l’écart de ce phénomène. Plus de 3 000 détenus sont emprisonnés à Luzira. C’est une prison à sécurité maximale, jugée extrêmement violente et dangereuse jusqu’à l’aube des années 2000. C’est alors qu’un gang d’anciens policiers est incarcéré. Rapidement, ce gang prend la tête des prisonniers et organise des tournois de football. Grâce à l’argent mis de côté en extérieur, les détenus font venir du matériel de football dans la prison. Tout y est : crampons, ballons… pour les maillots, les prisonniers se font plaisir : ils font venir des maillots des meilleurs équipes de Premier League. Peu importe les années ou les numéros des maillots, l’essentiel est de conserver une couleur uniforme et un blason commun. Quand vient le moment de trouver des noms d’équipes, facile : on prend le nom de l’équipe dont on porte le maillot. Rapidement, des matchs sont organisés entre des Chelsea, Everton, Arsenal, Manchester United ou encore Liverpool alternatifs.
Au départ, les gardiens de prison s’opposent au mouvement, et le répriment souvent avec beaucoup de violence. Mais au bout de quelques mois et devant l’insistance des détenus, on autorise progressivement les matches. Pour cause, les effets bénéfiques du football dans la prison. En effet, les détenus passent plus de temps à s’entraîner en équipe qu’à se constituer en groupes développant des rivalités. Mieux encore, on met bientôt en place des systèmes de récompense. Les joueurs des équipes qui gagnent des matchs ont accès à de meilleures conditions de vie (meilleures rations, cellules etc). Ces prix sont constamment remis en jeu aux prochains matchs.
Chaque année, après la fin du championnat national, on organise un grand tournoi à élimination directe dans la prison. Pour les détenus, c’est l’évènement à ne pas manquer. Ils sont des milliers à assister aux rencontres, arrêtant complètement le temps pendant 90 minutes de football intense. Le grand prix de ce tournoi ? Une petite coupe en or et une chèvre.
Les effets positifs du football de prison
Si les matchs de football de Luzira ont permis de réduire les délits et les violences commis par les prisonniers, les bienfaits du sport sont visibles en dehors des murs de la prison. L’Ouganda est le pays d’Afrique au taux de récidive le plus bas : 30% des détenus sont récidivistes. Pour comparer, en France, 63% des condamnés à la prison ferme sont recondamnés pour récidive dans les cinq ans suivant leur incarcération. L’Ouganda semble donc être un exemple à suivre en termes de réinsertion sociétale après une peine de prison.
Il nous faut néanmoins nuancer ce propos : la torture, le travail forcé et les violences sur les détenus sont encore monnaie courante en Ouganda, et des peines de prison à vie sont fréquemment données, limitant naturellement le taux de récidive dans le pays. Mais le football joue depuis une vingtaine d’années un rôle conséquent dans l’amélioration des conditions de vies des prisonniers, facilitant leur raccourcissement de peine pour bonne conduite, et leur réinsertion dans la société une fois hors des murs. Tant et si bien que le phénomène s’étend, doucement mais sûrement, à d’autres prisons que Luzira. L’objectif, à terme, est de pouvoir organiser des tournois de football entre détenus de prisons différentes. Mais les conditions de déplacement des détenus sont évidemment délicates, et le projet ne peut voir le jour dans des prisons à sécurité maximale comme Luzira.
Le développement du football carcéral en Ouganda fut donc un fait social naturel apparu dans un cadre difficile où le sport n’était réservé qu’aux gardiens et soldats. Dans un pays où le football est de très loin le sport le plus pratiqué, des détenus ont su s’organiser et se doter de matériel afin de changer leur quotidien en prison. Les bienfaits du football sont tangibles dans le pays, avec une vie en prison de moins en moins violente et un taux de récidive bas. En donnant à des prisonniers l’opportunité, une fois par an, de devenir des Wayne Rooney, Fernando Torres ou Thierry Henry sur le terrain vague de la cour de leur prison, Luzira inspire un phénomène qui s’étend de plus en plus en Afrique et ailleurs dans le monde.
Sources :
- The Guardian, The prison where murderers play for Manchester United
- France Inter, Une ligue de football dans une prison de haute sécurité en Ouganda
- FUFA offers hope to prison inmates
- Prison Insider, Les prisons en Ouganda
- Prison Insider, France : réinsertion, l’affaire de tous
Crédit photos : Icon Sport