ll est de ces joueurs qui offrent leur jeu au collectif. Ces “autres” qui ne sont ni communs ni héros. Un entre-deux cruel : réussir sans gloire. Une pièce de théâtre où l’un des comédiens principaux rejoint les loges au moment des applaudissements. Des récits du « football total », on retient surtout le génie Cruyff, le cerveau Michels ou les trois Coupe d’Europe des clubs champions. Pas ou peu Neeskens, l’autre Johan.
Acte I : Le dilemme
Peut-être Johan Neeskens aurait-il pu avoir une plus belle renommée en maniant la petite balle blanche cousue de rouge. Cependant, l’originaire de Heemstede, petite ville de l’Ouest des Pays-Bas, décide à 16 ans de se consacrer totalement au football et ce, malgré un trophée de meilleur batteur d’un championnat d’Europe de baseball dans les années 1960. Sportif d’une polyvalence presque inégalée, c’est d’abord le RC Heemstede qui profitera pleinement de ses talents. Pour ses deux premières années pro, qu’il passe arrière droit, Neeskens disputera 68 matchs en seconde division néerlandaise. Son jeu, qui arrive rapidement à maturité, attire donc logiquement les observateurs de l’Ajax Amsterdam. Si bien que dès 1970, Neeskens s’engage chez les Ajacides. Il aurait encore pu insister avec le baseball puisque les Chicago Cubs lui proposèrent un essai de trois mois, mais quand l’Ajax appelle, ça ne se refuse pas. À 18 ans, celui qui était habitué au calme de Heemstede se voit plongé dans le brouhaha désorientant d’Amsterdam.
Acte II : Gloire fulgurante
Arrivé très jeune et n’ayant comme bagage que deux saisons de seconde division, le profil de Johan Neeskens prédisait plus une intégration sur le long terme. Mais il n’en fut rien. C’est même lors de cette première saison que le Néerlandais va disputer le plus de rencontres (52) sous les couleurs des Lanciers. Au milieu des Cruyff, Swart et autre Rudi Krol, «Johan le Second» se fait une place. Baladé par Rinus Michels au poste de latéral droit, défenseur central, milieu de terrain ou même en attaque, Neeskens devient indispensable. À 19 ans, son nom est déjà sur toutes les bouches et les bruits de couloir vont rapidement convaincre František Fadrhonc, sélectionneur des Oranjes. Titulaire à l’Ajax, international néerlandais, la première année de Neeskens au Stadion De Meer est couronnée de succès. Au service de Cruyff « le Grand », Neeskens va participer à l’avènement européen du football total. Distancés en championnat par un Feyenoord champion d’Europe en titre, les hommes de Michels imposent leur loi sur la Coupe des clubs champions. Les Albanais du KF Tirana sont les premiers à se frotter au courroux amsterdamois. Un nul respectable à l’aller (2-2) sur lequel ils ne capitalisent pas et sortent en seizièmes de finales après une défaite 2-0 à Amsterdam. L’addition sera encore plus salée pour le FC Bâle en huitièmes. 3-0 puis 2-1, les Suisses sont surpassés par la domination ajacide et les courses interminables de Neeskens. Même tarif pour le Celtic à l’aller des quarts de finale, un 3-0 qu’il n’arriveront pas à combler malgré leur victoire au retour (0-1). En demi-finales les Espagnols de l’Atlético les font douter en remportant la première bataille (1-0). Mais au retour, plus de doutes, la victoire 3-0 voit l’Ajax filer tout droit vers la finale et déjà apercevoir le sacre. Pour affronter la surprise grecque – un Panathinaikos emmené par le jeune (et célèbre) entraîneur Ferenc Puskas – Neeskens est placé arrière droit. Finaliste deux ans plus tôt, l’Ajax ne peut laisser passer l’occasion. Dès la 5e minute, Dick Van Dijk donne l’avantage aux Néerlandais qui ne le perdront plus. À Wembley, « Johan le Second » révèle toutes ses qualités. Infatigable au pressing, Michels lui demande alors d’agresser les lignes adverses les plus basses. D’une part pour créer de l’espace au milieu pour son numéro 14 mais aussi pour réduire les options adverses à la récupération du ballon. Une tâche essentielle au premier sacre du « football total », validée par Arie Haan à la 87e.
S’enchaînèrent alors deux années tout autant fructueuses. Désormais sous les ordres de Stefan Kovacs, Johan Neeskens va devenir l’un des atouts majeurs de la formation ajacide. On comprends même qu’il est peut-être le meilleur représentant du « football total » lorsqu’il en explique les principes : « C’est une organisation tactique dans laquelle tout joueur de champ peut se substituer à n’importe quel autre joueur. La fluidité du système fait qu’aucun joueur n’est fixé dans un seul rôle. N’importe qui pouvait passer de l’attaque au milieu de terrain ou à la défense, sauf le gardien. » L’entraîneur roumain le replace au milieu de terrain ce qui lui permet d’ajouter à sa palette footballistique un autre atout, la faculté à marquer. 13 sur l’ensemble des 43 matchs d’une saison 1971-1972 qui se fait sans accroc. Déjà en championnat, où les Lanciers ne concèderont qu’une seule défaite. Puis à nouveau en Europe, où ni le Dynamo Dresde, l’Olympique de Marseille, Arsenal ou le Benfica Lisbonne n’empêcheront Cruyff et ses compagnons de se hisser une nouvelle fois en finale. Dans le stade de l’ennemi du Feyenoord, l’Inter Milan fait déjouer pendant un temps l’organisation néerlandaise. Mais les Johan, en plein coeur du jeu, vont donner leur deuxième sacre de suite aux supporters des Godenzonen (fils des dieux) sur une victoire deux buts à rien. Neeskens est toujours dans l’ombre d’un Cruyff décisif (buts à la 47e et 78e). Les hommes de Kovacs ajoutent même une coupe Intercontinentale à leur armoire à trophées en se défaisant des Argentins d’Independiente.
Désormais « star », un statut que Neeskens semble apprécier, le natif d’Heemstede ne baisse pas de régime sur l’exercice 1972-1973. Au sommet de son art, « Johan le Second » ne se doute pas que son homonyme au numéro 14 entame sa dernière saison avec l’Ajax. Et quelle saison. Couronné en championnat avec un total de 102 buts, c’est le triplé européen qui intéresse l’ogre néerlandais. Un sacré triplé d’ailleurs… L’Ajax Amsterdam écrase le Bayern Munich (5-2 sur les deux matchs) en quarts de finale avant de s’occuper du non-moins historique Real Madrid. Mais, côté espagnol, l’Ajax ne fait pas peur. Sa position de numéro 1 fait même rêver les Merengues. Le duel offensif n’est pas celui attendu, tant les Néerlandais sont mis en difficulté. Neeskens court toujours autant mais la concrétisation des ballons récupérés n’est pas aussi prodigieuse qu’à l’accoutumée. Il faudra des buts des défenseurs Hulshoff et Krol pour que l’Ajax prenne l’avantage. Le retour confirme l’écart qu’il y a encore entre les Néerlandais et les Espagnols. L’Ajax s’impose 1 à 0 et rejoint la Juventus. Dans la douceur de mai, à Belgrade, les Ajacides vont froidement balayer les rêves de succès turinois. Johnny Rep trompe Dino Zoff dès la 5ème minute. Un coup sur la tête des Turinois dont ils ne se relèveront pas. Quatre finales et trois sacres consécutifs en cinq ans. Qu’est-ce qui peut bien arrêter les Lanciers de perpétuer leur domination ? Un départ, mais pas n’importe lequel. À l’été 1973, Neeskens devient le « Johan » d’un Ajax orphelin de sa légende au numéro 14 parti rejoindre un certain Rinus Michels en Catalogne.
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Acte III : Fini l’ombre
Avec Cruyff au Barça, Neeskens aspire à devenir l’acteur principal de l’Ajax. Comme si l’écuyer prenait la place du chevalier transfuge, Neeskens est essayé numéro 10. Le manque ne sera jamais vraiment comblé mais l’ex-numéro 2 va enfin pouvoir démontrer qu’il est plus qu’un « destructeur ». Doté d’une technique au niveau des meilleurs milieux de sa génération, Neeskens porte les couleurs blanches et rouges jusqu’à la victoire en Supercoupe d’Europe contre l’AC Milan. Mais dans une équipe amoindrie, l’éternel « autre Johan » ne peut faire autant que Cruyff. Sur la dernière marche du podium en championnat, Neeskens commence à être séduit par les convoitises d’un Barça voulant rassembler le duo Cruyff-Neeskens qui vient de ramener les Oranjes en Coupe du Monde après 36 ans de disette. Une qualification marquée par une gifle infligée à la Norvège (9-0), dont Neeskens sortira avec un triplé. Cet été là, il est la révélation des Oranjes qui éblouissent la planète foot. Mais l’épopée est autant connue pour sa beauté que pour sa fin cruelle. Neeskens et les Oranjes sont battus en finale par l’Allemagne de l’Ouest, chez elle, et ce malgré la réduction du score du natif de Heemstede.
Acte IV : Réunification
Malgré les appels de pied insistants de Rinus Michels et Johan Cruyff, Neeskens n’est pas accueilli avec le même enthousiasme par les supporters catalans. Venu remplacer Hugo Sotil, idole du Camp Nou, le milieu néerlandais doit prouver. Une troisième place en Liga décevante pour le champion en titre et un échec en demi-finale de Coupe des clubs champions qui concluent un exercice 1974-1975 timide. L’année suivante est celle de la montée en puissance pour Neeskens. Johan prends ses responsabilités jusqu’à recevoir le prix Don Balon (meilleur joueur étranger du championnat espagnol). Lors de son parcours en Coupe UEFA interrompu par un Liverpool futur champion, Neeskens inscrit six buts en neuf matchs. Une performance qui illustre parfaitement le rôle novateur et pas encore défini du Néerlandais : le milieu box-to-box. Capable de se projeter, marquer, presser et défendre, Neeskens est le poumon de ce Barça qui n’arrive pas à reproduire ce qu’avait fait Michels à l’Ajax. Le seul triplé que Neeskens connaîtra chez les Blaugrana est celui du vice-champion entre 1976 et 1978.
Neeskens sous les couleurs du FC Barcelone en novembre 1976.Dans le même temps, Neeskens s’impose comme le leader d’une sélection néerlandaise sans Cruyff et encore finaliste, mais de nouveau défaite en finale contre l’hôte de la compétition, l’Argentine. Au terme de la saison 1978, Neeskens n’a remporté qu’une Coupe du Roi avec les Catalans. Cruyff s’envole de l’autre côté de l’Atlantique et Neeskens fait une nouvelle fois une pige de plus sans son homonyme. L’année de trop ? La dernière, ça Neeskens en est sûr. Son départ aurait été acté par une histoire de papier toilettes. Lors d’un déplacement à Alicante, le président barcelonais, José Luis Nunez, dans une « situation délicate » aurait demandé un rouleau à son joueur. Refus de Johan provoquant la colère de son président, qui lui promet de le vendre au mercato suivant. La victoire européenne en Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe n’effacera pas la piteuse cinquième place en championnat et ne changera rien au départ de Neeskens.
Acte V : Expériences outre-Atlantique
Comme lorsqu’il quitta les Pays-Bas pour l’Espagne à l’image de Cruyff, Neeskens s’envole de Catalogne pour les Etats-Unis en 1979. Mais cette fois, Johan abandonne sa loyauté au Hollandais Volant et s’engage avec le New York Cosmos. Acteur majeur du football mondial, il rejoint Franz Beckenbauer et Carlos Alberto sur la côte Est. Mais son jeu demandant une condition physique irréprochable commence à perdre de sa superbe. « Quand j’entre sur le terrain, mon obsession est de récupérer la balle et gagner. Je ne me préoccupe pas de moi », disait l’intéressé. Sauf qu’à 28 ans, son physique commence à le lâcher. S’il donne tout sur le terrain, il fait de même en dehors. Si bien qu’au moment des qualifications pour l’Euro 82 et alors qu’il est écarté par son entraîneur au Cosmos pour avoir manqué le vol pour une finale de conférence, Neeskens reçoit la visite du sélectionneur hollandais. Kees Rijvers vient jusqu’à New York pour lui annoncer qu’il aimerait l’intégrer à l’effectif, seulement s’il est prêt physiquement. Neeskens se reprend en main pour pouvoir disputer une rencontre contre la Belgique. Son retour se fait sous la clameur du public qui n’a d’yeux que pour Johan, mais cette fois-ci pas de Cruyff. C’est bien Neeskens que l’on attend. Cependant, pas de miracle, les Oranjes ne se qualifient pas pour le mondial espagnol et Neeskens fait sa dernière apparition en équipe nationale lors d’une défaite 2-0 contre la France. Si quelques tensions étaient apparues à New York, Johan conclut son passage américain avec quelques trophées. Trois coupes transatlantiques avec le club appartenant à Warner, mais l’arrêt de la NASL première du nom voit le club sombrer et Neeskens partir avec lui.
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Acte VI : Les derniers instants
À l’image de beaucoup de grands joueurs, Neeskens termine sa carrière en passant par plusieurs clubs à la renommée moindre que le joueur néerlandais lui-même. Il revient le temps de sept matchs au Pays-Bas chez le FC Groningen puis une nouvelle fois aux Etats-Unis. Un match pour le South Florida Sun puis 23 sous les couleurs des Kansas City Comets. En 1988, Neeskens fait son dernier voyage et part pour la Suisse. Ce sont le FC Baar et le SC Zoug qui peuvent se targuer d’avoir accueilli la fin de carrière de Johan Neeskens. Mais le Néerlandais a 40 ans et est très loin de son niveau d’antan, pensant déjà à sa reconversion.
Epilogue
Après sa retraite, il ne quitte pas les pelouses suisses et devient l’entraîneur du SC Zoug. Avant de rejoindre Guus Hiddink puis Frank Rijkaard en tant que sélectionneur adjoint des Pays-Bas en 1995, Neeskens passe par l’Allemagne au FC Singen 04. Au milieu de ses nombreux passages sur les bancs de touche (SC Zoug, FC Stâfa, FC Singen 04, NEC Nimègue, Mamelodi Sundows), Neeskens suit surtout Rijkaard. D’abord en sélection puis au FC Barcelone de 2007 à 2008 avant de le rejoindre en 2009 à Galatasaray.
« S’il n’était pas resté dans l’ombre de Cruyff, sa notoriété serait toute autre. Il était la clé de voûte de cette grande équipe néerlandaise », expliquait Trevor Francis, attaquant anglais des années 80. Si Neeskens était beaucoup plus qu’un « autre Johan », il est certain que l’un avait plus besoin de l’autre. Neeskens devrait être unanimement reconnu comme une légende, mais s’imposer comme le meilleur dans les années 70 en s’appelant Johan et en portant les couleurs de l’Ajax est difficile, voire irréalisable.
Sources :
- Gio Piccolino Boniforti, « Johan Neeskens, prototipo del calciatore totale », Zona Cesarini, 6 avril 2016.
- Brian Davies, « Johan Neeskens – “The second greatest player in the world” », Ajax Daily, 2017.
- Off The Ball, « The Dutch football legends who were decent at baseball », OTB Sports, 11 mai 2017.
- Jon Townsend, « How the Johans, Cruyff and Neeskens, changed the dynamic of football forever », These Football Times, 31 août 2018.
- Priya Ramesh, Johan Neeskens : more than just another Johan, These Football Times, 30 octobre 2018.
- Hindol Basu, « Recalling glory days of Dutch soccer », The Times of India, 14 décembre 2019.
Crédits photos : Icon Sport