Située au nord du Kosovo, Mitrovica est tristement connue pour ses divisions ethniques exacerbées entre Albanais et Serbes. Le football n’y échappe évidemment pas mais ce ne fut pas toujours le cas. Avant les années 1990 et la dislocation de la Yougoslavie, la ville ne possédait qu’un club de football avec une identité forte associée à son bassin minier. Aujourd’hui, trois clubs occupent le paysage footballistique local. Le KF Trepça et le KF Trepça 89 dépendent de la fédération kosovare de football (FFK). Le FK Trepča dépend quant à lui de la fédération serbe de football (FSS). Retour sur une histoire singulière.
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Quand on observe le nom des trois clubs de football de Mitrovica, on remarque qu’ils sont similaires ou presque. En effet, leur héritage est le même. Trepča en serbe ou Trepça en Albanais est tout simplement un large complexe minier au nord-est de la ville. Ce nom vient de Tre poça qui signifie « trois fours » en albanais. Ouvert en 1920, ce fleuron de l’industrie locale produit principalement du lignite, une roche sédimentaire utilisée pour le chauffage et l’électricité. En 1932, des mineurs décident de créer leur club de football sans distinctions ethniques : le FK/KF Trepca. Cependant la Seconde Guerre mondiale éclate rapidement et le club retourne dans l’ombre. Après la guerre, c’est l’avènement de la république fédérative socialiste de Yougoslavie. Le Kosovo redevient alors une province de la Serbie.
A partir de 1947, le gouvernement socialiste yougoslave mise alors beaucoup sur l’industrie. Son territoire possède de très nombreux minerais stratégiques pour l’époque (fer, acier, charbon…). Avec ses grandes quantités de lignite et de zinc, la région de Mitrovica se développe rapidement. Dans les années 1970 et 1980, le Combinat de Trepca est à son apogée. Il emploi jusqu’à 23 000 personnes en 1989 et représente alors 70% de l’économie du Kosovo. Cette période correspond également à l’apogée du FK/KF Trepca. En 1977, le club accède pour la première fois à la première division yougoslave. La saison suivante, ils se hissent jusqu’en finale de la Coupe de Yougoslavie malgré leur relégation en deuxième division. Ils s’inclinent malheureusement 1-0 contre Rijeka après prolongation.
La Yougoslavie en péril
Tito, l’homme fort du pays, coupant court à toutes velléités nationalistes, commet cependant une erreur. En 1974, le pays adopte une quatrième et dernière constitution donnant plus d’autonomie aux six républiques ainsi qu’aux provinces de ces républiques. Elle met ainsi à mal les mécanismes de solidarité préexistants en Yougoslavie et chacun essaye de tirer la couverture à soi. En 1980, Tito meurt. Il n’en fallait pas plus pour que les nationalistes pointent le bout de leur nez. Les deux républiques les plus riches (Slovénie, Croatie) tentent de faire cavalier seul. Elles estiment donner beaucoup trop d’argent aux plus pauvres (Bosnie, Kosovo, Macédoine). En 1981, des manifestations éclatent au Kosovo. Les manifestants réclament plus d’autonomie vis-à-vis de la Serbie et veulent surtout obtenir le statut de république. Les Serbes répriment violemment les protestations. Les nationalistes serbes agitent par la suite la question du Kosovo durant toute la durée des années 1980 et 1990. Le nationalisme s’impose donc en Yougoslavie avec plus ou moins de difficultés suivant les républiques.
En 1989, les autorités serbes remettent le feu aux poudres en laissant entendre qu’ils vont mettre fin à la relative autonomie du Kosovo. C’est alors que Trepca s’enflamme. La province du Kosovo connait la plus grande grève de son histoire. Aux alentours de 1350 mineurs albanais s’enferment pendant huit jours dans les mines. Certains entament une grève de la faim qui envoie 180 d’entre eux à l’hôpital après ces huit jours. Les mineurs obtiennent partiellement gains de cause. En effet, trois dirigeants de la ligue communiste du Kosovo, fidèles au président de la république de Serbie Slobodan Milošević, démissionnent de leur poste.
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La création d’une fédération parallèle
Après cet épisode, Serbes et Albanais se lancent dans le jeu du chat et de la souris. Les Kosovars albanais créent des institutions politiques parallèles. Au niveau du football, le Kosovo est divisé en trois régions géographiques par les Serbes après la modification de la constitution serbe de 1989. Par conséquent, certains dirigeants créent également une ligue de football parallèle en 1991. Dans Le football dans le chaos yougoslave de Loïc Trégourès, le tout premier président de cette ligue parallèle Agym Bytyqi raconte :
« Les Serbes ont divisé le football du Kosovo en trois régions géographiques. Pristina et quelques autres vers le Nord avec la Serbie, à l’Est avec la Macédoine, et le reste avec le Monténégro. […] Nous avons pris la décision d’organiser une structure parallèle à la fédération de football de Kosovo-Metohija (mise en place par les Serbes), d’abord pour le football mais ensuite pour les autres sports. Il y a eu une assemblée générale le 20 août 1991 qui a formé la fédération de football du Kosovo. C’était une décision difficile car nous n’étions pas prêts, pas de stade, pas d’équipement, rien. »
La fédération clandestine organise même un championnat pendant six ans avec les moyens du bord avant que la guerre n’éclate :
« On traçait des lignes, on trouvait des champs/prairies aux dimensions idoines, on a tout respecté. […] On fabriquait des buts avec du bois parfois parce que sur les terrains préexistants, la police avait coupé les poteaux. […] On manquait de matériel, le plus gros problème était les chaussures parce que ça coûte très cher, on en manquait tellement que parfois quand un joueur sortait, il enlevait ses chaussures et les donnait au joueur entrant. » ajoute Agym Bytyqi.
La naissance du KF Trepça 89 suivie de la guerre au Kosovo
C’est vraisemblablement dans ce contexte de ligue parallèle et de grève des mineurs que le KF Trepça 89 sort de terre en 1992. D’abord appelé Minatori 89 en référence à la grève des mineurs de 1989, le club aurait été créé en réponse à une surpopulation de sportifs comme nous le raconte @FootballKosovar : « Le KF Trepça était également fonctionnel en 1991 mais la ville de Mitrovica comptait énormément de sportifs à ce moment et est né l’idée de créer un nouveau club par les dirigeants du KF Trepça. Premièrement, les dirigeants ont créé un club qui s’appelait Shkendija [étincelle en albanais] qui malheureusement n’a pas vécu longtemps. Mais en 1992 après la formation de la ligue indépendante du Kosovo [ligue parallèle], s’est formé le Minatori 89. » Le KF Trepça commence dans le même temps à se fissurer. Une partie décide de se maintenir dans le championnat du Kosovo-Metohija organisé par les Serbes quand d’autres participent au championnat parallèle qu’ils gagnent même en 1993.
Alors que les premières guerres de Yougoslavie sont tout juste terminées en Croatie (1991-1995) et en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), la guerre éclate au Kosovo. Si officiellement, elle débute en mars 1998, dans les faits, elle démarre en 1995-1996. C’est au cours de ces années que l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) débute ses attaques contre les autorités serbes de la province. Ils assassinent des dirigeants, des policiers et autres figures d’autorité. Alors que la guerre fait rage, l’OTAN décide d’intervenir sans mandat de l’ONU en 1998 car ils soupçonnent que des massacres ont lieu. La guerre se termine officiellement le 10 juin 1999 lorsque le Conseil de sécurité des Nations unies approuve via la résolution 1244, l’envoi d’une présence militaire au Kosovo. Néanmoins, la guerre terminée et les négociations mises en route ne calment pas les tensions.
À Mitrovica, ville symbole des velléités entre Albanais et Serbes, le pont jusqu’alors sans intérêt, devient un symbole. La communauté internationale fait appel à l’ingénieur français Gilles Pequeux qui a déjà dirigé la reconstruction de onze ponts en Bosnie-Herzégovine dont le célèbre stari most de Mostar. Il collabore alors avec l’architecte Eric Grenier et ensemble ils construisent « le pont des lumières » qui se veut être un symbole de réconciliation au-dessus de la rivière Ibar. L’effet est cependant inverse et le pont symbolise encore aujourd’hui les divisons entre Mitrovica nord peuplée principalement de Serbes et Mitrovica sud peuplée principalement d’Albanais. D’un point de vue footballistique, les joueurs albanais du désormais FK Trepča partent officiellement fonder le nouveau KF Trepça qui participait déjà au championnat parallèle. Le FK Trepča se rattache logiquement à la fédération serbe de football.
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Une existence politique et footballistique difficile
L’indépendance n’étant pas encore acquise, le Kosovo organise un championnat non reconnu par toutes les instances internationales. Il faut attendre 2008 pour que le parlement provincial du Kosovo déclare unanimement l’indépendance du Kosovo. Reconnue rapidement par plusieurs puissances comme les Etats-Unis, la France ou le Royaume-Uni, cette indépendance est jugée illégale par la Serbie ou encore la Russie. En effet, la résolution 1244 votée par le Conseil de sécurité de l’ONU prévoyait la conservation de l’unité territoriale de la Serbie. Le Kosovo étant de facto indépendant, une fédération de football voit le jour la même année. Elle n’est cependant reconnue par la FIFA et l’UEFA qu’en 2016. Le KF Trepça et le KF Trepça 89 font donc leur retour sur le terrain avec succès. Le KF Trepça remporte le championnat en 2010 et le KF Trepça 89 le remporte à son tour en 2017. Ils remportent également une coupe nationale chacun en 1992 pour les premiers et en 2012 pour les seconds. De son côté, le FK Trepča remporte le championnat du Kosovo et Metohija, aujourd’hui la 5ème division serbe, en 2003, 2006 et 2009 ainsi que la coupe en 1992, 2003, 2011, 2012 et 2014.
Aujourd’hui, le Kosovo est un pays qui essaye d’aller de l’avant avec le duo Vjosa Osmani (Présidente de la République) et Albin Kurti (Premier ministre) tous deux élus au mois de mars et d’avril 2021. Néanmoins le dialogue entre Pristina et Belgrade reste compliqué. A Mitrovica, le nord et le sud sont toujours divisés par le pont. Ce dernier est toujours sécurisé par la Force pour le Kosovo (KFOR) mise en place par l’OTAN et l’ONU en 1999.
Les mines de Trepca continuent quant à elles de s’enfoncer toujours plus vers les abysses depuis la grève de 1989. Certaines installations ont été purement et simplement abandonnées quand d’autres fonctionnent au minimum de leurs capacités. Les imbroglios géopolitiques entre le Kosovo et la Serbie bloquent beaucoup d’activités mais ce n’est pas l’unique raison. Comme dans beaucoup de pays anciennement communistes, la transition au capitalisme est un échec. A Trepca, le Combinat géré par l’Etat éclate peu à peu. En 2016 l’Etat kosovar décide de privatiser le Combinat de Trepca pour lui éviter la faillite. Il devient alors une société par actions dont 80% revient à l’Etat et 20% aux employés. Dans les faits, cette privatisation n’a toujours pas eu lieu et les ouvriers s’impatientent. Le cœur économique du Kosovo ne fonctionne plus et n’unie plus la ville de Mitrovica qui en faisait son ciment à l’époque. D’un point de vue footballistique Mitrovica perd également de sa superbe. Pour la saison 2021-2022, le FK Trepča évolue au 5ème échelon serbe quand le KF Trepça et le KF Trepça 89 évoluent en deuxième division kosovare.
Sources :
- Entretien avec Eliot Ahmeti du compte twitter @FootballKosovar
- Hysni Bajraktari, KOSOVO : LE PARLEMENT PRIVATISE TREPÇA, BELGRADE S’ÉTRANGLE, Courrier des Balkans, 2016
- Hysni Bajraktari, KOSOVO : À QUI APPARTIENNENT LES BIENS DE L’ANCIENNE YOUGOSLAVIE ?, Courrier des Balkans, 2017
- Jean-Arnault Dérens, KOSOVO : L’IRRÉMÉDIABLE DÉCLIN DU COMBINAT DE TREPČA, Courrier des Balkans, 2009
- Benoît Goffin, Mitrovica, un pont qui sépare, Regard sur l’Est, 2020
- Loïc Trégourès, Le football dans le chaos yougoslave, Non Lieu, Paris, 2019
Pour aller plus loin :
- Dossier : LES MINES DE TREPÇA, CŒUR DISPUTÉ DU KOSOVO, Courrier des Balkans
- YOUGOSLAVIE Fin de la grève des mineurs albanais au Kosovo Nouvelles manifestations serbes à Belgrade, Le Monde, 1989
- Valentin Berg, Sylvia Bouhadra, Lise Boulesteix, Auguste Canier, Adrien Grange, Yann Haefele, Timothée Talbi, Surface de réparation, FK/KF Trepca : A Mitrovica, le football comme symbole de la division entre Serbes et Albanais, L’Equipe Explore, 2019