L’Argentine ne manque pas de débats footballistiques qui divisent ; Boca ou River ? Maradona ou Messi ? Newell’s ou Central ? Les exemples sont nombreux et les échanges passionnés. Dans notre cas, il n’est pas question d’un débat entre supporters, ni d’une lutte entre clubs rivaux. Car, en réalité, on naît hincha de Boca, de Central, ou encore du Racing. En revanche, on devient adepte d’un courant philosophique, d’une façon de penser et d’un idéal footballistique. En Argentine, rien ne symbolise plus ce débat que la guerre que se livrent Menottistes et Bilardistes. Deux écoles, deux façons opposées de voir le football. D’un côté, l’éloge du « beau », du romantisme et l’idéalisation d’un football offensif portée par César Luis Menotti. De l’autre, Carlos Bilardo qui prône un football aux antipodes, caractérisé par un style défensif, rude, ne jurant que par le résultat. Tous deux champions du monde, le débat de leurs idées est plus que jamais d’actualité aujourd’hui, à l’heure où l’on oppose naïvement le pragmatisme et le romantisme et où les discussions sur la notion de « beau football » fleurissent.
Les deux protagonistes ont amené l’Argentine sur le sommet du monde, Menotti en 1978 et Bilardo en 1986. Ils ont dirigé l’Albiceleste durant huit années chacun. C’est à peu près tout pour les points communs. Ils ont atteint leurs objectifs de manière opposée, s’attirant les foudres et les louanges de leurs différents détracteurs et adeptes. Pour bien comprendre cette opposition de style et de philosophie, revenons sur les prémices de cette rivalité et le parcours de ces deux techniciens épatants.
Le romantisme de Menotti…
Menotti est né à Rosario en 1938. Il devient footballeur professionnel et commence sa carrière à Rosario Central, puis au Racing avant d’atterrir à Boca Juniors. Il est un joueur élégant, frêle et intelligent. Il côtoie la sélection argentine à deux reprises au milieu des années 1960. À la fin de sa carrière, il part au Mexique assister à la Coupe du Monde 1970. Ébloui par le grand Brésil de Pelé, il décide de dédier sa vie au métier d’entraineur. Il prend très rapidement les rênes de Huracán et inculque une vision très claire à ses joueurs : le résultat est moins une fin en soi que le chemin parcouru pour l’obtenir. Cette doctrine, non sans rappeler certains discours contemporains de Marcelo Bielsa, porte ses fruits et son équipe devient l’une des plus séduisantes du pays. En 1973, Huracán est champion d’Argentine pour la première fois de son histoire et enchante par son style de jeu offensif, porté par un redoublement de passes courtes et l’importance des déplacements. En plus de gagner, l’équipe doit convaincre. C’est le style et l’esthétique qui apportent la victoire et non l’inverse.
Celui que l’on surnomme « el Flaco » intrigue et séduit, au point de se voir confier la sélection en 1974. L’Albiceleste est dans un état désastreux et Menotti sait que le chantier qui se pose devant lui est immense. Conscient des difficultés qui l’attendent, il exige un contrat de quatre ans afin de bâtir un environnement propice à sa vision du football. Menotti est intimement convaincu qu’une révolution est possible et que le salut de son pays passe par une refonte des principes de jeu de la sélection. En ligne de mire, le Mondial 1978, disputé à domicile. Hors de question de revivre les humiliations subies lors des dernières éditions (éliminé au premier tour en 1970 et une victoire en six matchs en 1974). Délaissée par le public, l’Albiceleste part de loin. Menotti met en place les bases de son football et les progrès de l’équipe sont appréciés par des supporters de retour aux côtés de leur sélection. Privé de nombreux joueurs – Boca Juniors et River Plate refusèrent d’envoyer leurs joueurs en sélection en 1975 – Menotti s’appuie sur un groupe moins talentueux mais réceptif à sa doctrine. À l’aube de la Coupe du Monde, ses choix de joueurs sont critiqués et les observateurs ne sont pas confiants. Épris de choix forts, Menotti décide de se passer du jeune phénomène d’Argentinos Juniors, Diego Armando Maradona.
Les hommes du capitaine Daniel Passarella entament la compétition sans convaincre mais parviennent à se qualifier pour le second tour en terminant deuxième de leur poule. À l’issue d’un second tour polémique (l’Argentine remportera son dernier match face au Pérou 6-0 dans des circonstances douteuses) l’équipe hôte se hisse en finale face aux Pays-Bas. Déjà finalistes quatre ans plus tôt, les coéquipiers de Johan Neeskens s’inclinent une nouvelle fois (3-1 a.p), impuissants face à un Mario Kempes immense, auteur d’un doublé et d’une passe décisive. Ce match – leur meilleur de la compétition – reste comme le symbole de la montée en puissance de l’équipe de Menotti. Néanmoins, ce succès restera à jamais marqué par les nombreux soupçons de corruption et d’ingérence de la part de la dictature argentine.
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L’année suivante, les U20 argentins prennent part aux championnats du monde au Japon. Emmenée par Diego Maradona, l’équipe déploie tous les principes de jeu d’« el flaco ». Elle remporte la compétition en pratiquant un football spectaculaire et léché, étrillant ses adversaires un par un. Six matches et autant de démonstrations plus tard, le Menottisme est à son apogée et semble intouchable.
La suite fût un peu plus compliquée. Pour la Coupe du Monde 1982, Menotti conserve la même ossature mais la sauce ne prend pas et l’équipe apparait comme fatiguée. Un deuxième tour difficile, illustré par déroute face au Brésil (défaite 3-1 et expulsion de Maradona) sonne le glas de la période de Menotti à la tête de la sélection. Après huit ans aux manettes d’une sélection qu’il aura réussi à dépoussiérer par des idées novatrices et clivantes, l’ombre de Menotti plane toujours autour d’une sélection orpheline d’idées de jeu directrices.
… contre le pragmatisme de Bilardo
Carlos Bilardo, né quelques mois après Menotti dans un quartier de Buenos Aires est un joueur et un étudiant talentueux. Il débute en professionnel au club de San Lorenzo et dispute les Jeux Olympiques à Rome en 1960 avec la sélection. Formé attaquant, il se reconvertit en tant que milieu défensif. Dans le même temps, il poursuit ses études de gynécologue, lui valant le surnom d’« el doctor ». Plus tard, il signe dans le club d’Estudiantes de La Plata. Bilardo devient rapidement le capitaine de cette équipe composée majoritairement de jeunes issus du centre de formation. Cette équipe, surnommée « la tercera que mata », devient championne pour la première fois de son histoire en 1967. Ce titre raisonne comme un véritable exploit : c’est la première équipe qui n’est pas issue des « Cinq Grands » (CA River Plate, Boca Juniors, Racing Club, CA Independiente et CA San Lorenzo) à conquérir le titre. Le club ne s’arrête pas en si bon chemin ; les coéquipiers de Bilardo raflent 3 Copa Libertadores de 1968 à 1970, et s’offrent même la Coupe intercontinentale face à Manchester United.
Bilardo prend sa retraite de joueur en 1970 à 31 ans. Il intègre le staff d’Estudiantes et se voit confier l’équipe première dès 1971. Après quelques expériences plus ou moins réussies (Deportivo Cali, San Lorenzo, Colombie), il retourne dans son club de toujours en 1982. Dès sa première saison, il donne le titre à Estudiantes. C’est à ce moment que la fédération argentine coche son nom pour remplacer Menotti, tout juste démis de ses fonctions. L’objectif est clair : accrocher une deuxième étoile sur le maillot albiceleste en appliquant les principes de jeu du club de La Plata. Ces derniers pourraient se résumer par ces mots de Bilardo adressés à Menotti quelques années plus tôt : « Je pense que l’important est de récupérer la balle et d’attaquer immédiatement. Ne pas perdre de temps. Si je défends bien, que je garde mes cages inviolées et que j’exploite au maximum mes chances de marquer un but, je fais les choses correctement. »
Bilardo va faire de Maradona son homme de voûte. Il le nomme capitaine en lieu et place de l’emblématique Passarella. Les éliminatoires pour la Coupe du Monde 1986 sont poussifs et Bilardo doit faire face au scepticisme de la presse et des observateurs. L’Argentine parvient tout de même à se qualifier à l’ultime journée. El doctor aborde la Coupe du Monde avec une nouvelle idée, l’équipe prenant place dans un inhabituel 3-5-2, taillé pour son numéro 10. L’équipe doit se montrer solide et doit jouer aux services de Maradona, qui survolera cette compétition. L’Argentine décroche son deuxième titre mondial grâce à une défense de fer et au tournoi monumental d’El Pibe de Oro, pas avare en action de génie.
Ce titre lui donne le crédit suffisant pour être prolongé quatre années supplémentaires au poste de sélectionneur. Les deux Copa America qui suivront ne seront pas brillantes, avec une élimination en demi-finale en 1987 et une troisième place en 1989. Malgré ces deux revers, l’Argentine arrive en 1990 en Italie sûre de ses forces et confiante en ses chances de doublé. Héritant d’un groupe à priori à sa portée (Cameroun, Roumanie et URSS), elle se fait surprendre par une séduisante équipe du Cameroun et se qualifie in extremis pour le tableau final en faisant partie des meilleurs troisièmes. La suite n’est pas forcément plus brillante dans le jeu, mais l’Argentine parvient malgré tout à atteindre une seconde finale consécutive. C’est une nouvelle fois l’Allemagne de l’Ouest qui s’avance face à l’Albiceleste. Cette fois, ce sont les Allemands qui seront portés par un génie, Lothar Matthäus, et qui remporteront le Mondial face à des Argentins réduits à neuf (1-0). Pas de back-to-back pour Bilardo, qui vient de disputer son dernier match à la tête de l’équipe. Plusieurs expériences en club plus tard, il retourne auprès de la sélection, dans un rôle de directeur technique de la fédération argentine en 2008. L’influence d’el doctor continuera de prospérer chez toute une génération d’entraineurs argentins, à commencer par le dernier sélectionneur finaliste en 2014, Alejandro Sabella.
De quelle école viens-tu ? Je te dirai qui tu es
Ces deux destins si similaires et si différents à la fois susciteront forcément le jeu des comparaisons. Ce à quoi les deux protagonistes se donneront à coeur joie de commenter à coup de déclarations interposées. Les points de friction entre les deux hommes seraient apparus aux alentours de 1984, lorsque Menotti entraînait le FC Barcelone. La réunion, initialement à propos des joueurs argentins du club catalan aurait dévié suite au mécontentement manifeste d’el flaco. Ce dernier reproche à Bilardo de ne pas écouter ses recommandations sur la façon de faire jouer la sélection. Pour se venger, il aurait divulgué une partie de leur conversation à la presse. Cet épisode est vécu comme une trahison par le sélectionneur en place. S’en suit une guerre de déclarations dans les médias, Bilardo reprochant aux partisans de Menotti une arrogance trop prononcée, ces derniers jugeant leur style supérieur moralement aux autres.
Ce sont les médias argentins qui seront les grands gagnants de ce jeu du chat et de la souris. On ne compte plus les Unes, les interviews et autres débats télévisés sur cette confrontation. Les deux techniciens semblent irréconciliables. En 1996, alors qu’ils s’apprêtent à s’affronter pour la dernière fois, Bilardo déclare même : « Nous ne nous réconcilierons jamais. Des choses très laides se sont produites, comme des critiques qui n’avaient pas lieu d’être. S’il me tend la main sur le terrain dimanche, je ne la serrerai pas ».
De part et d’autres, on s’accorde à sous-estimer la Coupe du Monde de l’autre. Pour les Menottistes, la victoire en 1986 ne tient qu’à la performance légendaire de Maradona, qui aurait gagné le Mondial à lui tout seul avec n’importe quel coach. Pour les Bilardistes, le sacre de 1978 n’a été rendu possible que grâce à l’appui de la dictature argentine. À vrai dire, les deux camps ont à la fois raison et tort. Malheureusement, peu admettent la nuance, et la confrontation a trop rarement laissé place à des avancées satisfaisantes pour un pays connu pour son intellectualisation du football, comme le regrettait Conigliaro : « Il est dommage que la sagesse de ces deux hommes n’ait jamais pu être unifiée ou partagée pour améliorer le football argentin ».
Un débat éternel au coeur du football actuel
Au fond, cette confrontation à première vue argentine n’est pas sans rappeler certaines discussions contemporaines, les oppositions Guardiola / Mourinho en étant le meilleur exemple. Deux façons de voir le football, les dogmatiques du jeu contre les obsédés du résultat.
Et si notre vision était trop simpliste ? Une équipe qui tente de proposer du jeu sans résultat sera taxée de romantisme voire de naïveté, mais au fond, elle essaie de gagner par ce biais. Pep Guardiola s’emportait justement à ce sujet ; si ses équipes jouent de cette façon, c’est qu’il croit que c’est la meilleure voie pour lui d’atteindre son objectif : gagner. Ce n’est pas par pure idéologie qu’un Ricardo La Volpe ou qu’un Jean-Marc Furlan met en place ses équipes. Jouer par pure volonté esthétique n’a pas de sens, l’entraineur catalan déclarait d’ailleurs à ce sujet dans le livre Herr Pep : « Je hais toutes ces passes, faites juste pour passer, tout ce tiki-taka. C’est tellement stupide et ça n’a aucun sens. Tu dois passer la balle avec une intention claire, avec pour objectif d’aller vers le but adverse. Ça ne doit pas être des passes pour des passes. » C’est ce processus qui amènera la victoire. Le chemin pour y arriver est tout aussi important mais mettre en place un projet de jeu ambitieux peut s’avérer long et compliqué. Pour les adeptes de la philosophie menottiste, la broyeuse qu’est le football moderne et la nécessité de résultats immédiats peuvent se révéler fatals. Alors oui, ces partisans peuvent se tromper et il arrive parfois qu’ils soient trop ambitieux, mais les critiques devraient porter sur les intentions et sur le jeu en lui-même plutôt que sur les résultats. Commenter simplement des résultats sans analyser le contenu est le fruit des paresseux.
Et inversement, quand certains prétendront que le nom de Bilardo ne figure dans les annales que grâce au génie de Maradona, d’autres lui rétorqueront que c’est justement sa science de l’esprit qui aura permis de créer les conditions parfaites pour laisser ce génie s’exprimer.
« On joue au football pour gagner. Les spectacles sont bons pour le cinéma, le théâtre… Le football, c’est autre chose. Certaines personnes confondent ! » Cette déclaration de Bilardo, qui ne laisserait pas Pablo Correa insensible, ne doit pas faire oublier le travail et la minutie derrière le plan de jeu de certains entraîneurs connotés pragmatiques. Évidemment, une équipe défensive et à priori minimaliste dans ses intentions de jeu peut se révéler fascinante et tout aussi cérébrale car réglée comme du papier à musique sur le terrain. Le problème est dans la définition récente de l’entraineur pragmatique, adepte de la culture du résultat avant tout. Il ne faut pas confondre rigueur tactique, défensive et adaptabilité avec une équipe dont le seul plan est de défendre pendant 90 minutes et attendre un miracle sur une contre-attaque. De trop nombreux entraineurs ont injustement l’étiquette d’entraîneur pragmatique car ils cantonnent leurs 10 joueurs de champs dans leur camp.
À vrai dire, tous les entraîneurs sont pragmatiques. Il y a peu (plus ?) de place pour le romantisme dans le football. La vraie opposition est plutôt stylistique. D’un côté ceux dont l’idée principale repose sur le jeu de position et la volonté d’avoir le ballon. De l’autre, ceux qui privilégieront les failles de l’adversaire et tacheront d’être intraitables en transition rapide. Il n’y a pas une façon de bien jouer et de gagner, l’important reste l’adaptabilité et la cohérence de ses idées. Juger un entraineur ou un courant de pensée sur ses seuls résultats est au mieux maladroit, au pire malhonnête. La constante entre ces deux écoles reste la volonté de réduire au maximum l’incertitude d’un match. En faisant déjouer l’adversaire ou au contraire en prenant le jeu à son compte, Bilardo et Menotti n’ont jamais été aussi actuels qu’aujourd’hui.
Menotti et Bilardo, symboles des jours heureux de la sélection argentine, ont influencé toute une génération d’entraîneurs et cristallisé les discussions durant des décennies. Aujourd’hui, ces deux hommes irréconciliables et dogmatiques dans leurs idées, continuent d’alimenter les débats au plus profond des barrios argentins, prolongeant l’essence même du football. Car, au fond, du meilleur analyste au simple spectateur du samedi après-midi, chacun y va de son commentaire et de son avis. Tant que les débats restent passionnés et constructifs, c’est le football qui en sort grandi.
Sources :
- Lucarne Opposée – César Luis Menotti : « Le Menottisme est une connerie »
- Folk Football – César Luis Menotti et la philosophie du jeu
- Pasión Amarilla – Menotti vs. Bilardo 55 años de guerra
- Clarin – César Luis Menotti vs Carlos Bilardo: el origen de la gran grieta que dividió al mundo de la pelota
- Copa de otro mundo – Menotti : le philosophe du football
- Odio terno al futbol moderno – Bilardo vs Menotti. El día y la noche
- MBA Sports – César Luis Menotti vs Carlos Bilardo: el origen de la gran grieta que dividió al mundo de la pelota
- So Foot – Il n’y avait pas que Maradona…
Crédit photos : IconSport