La chute de la chaîne Téléfoot, tant dans ses causes, que dans son déroulé et sa chute a rappelé, par bien des aspects, la crise des subprimes. Comme si le monde était incapable d’éviter de reproduire ses erreurs.
Des salariés en pleurs dont le monde s’écroule en quittant ce en quoi ils croyaient, des médias avides de sensationnel qui feuilletonnent la catastrophe alors qu’ils niaient sa possibilité même moins de trois ans plus tôt, du « Plus jamais ça » dans l’opinion publique, des carrières professionnelles brisées… Vous pensez sans doute que la scène décrite ici est la chute de Téléfoot le 11 décembre dernier ? Que nenni !! La scène relatée s’est déroulée outre-Atlantique, à New-York précisément. Nous sommes le 15 septembre 2008 et Lehman Brothers, historique banque d’investissement de Wall Street, vient de faire faillite, coulée par les actifs toxiques et la crise des subprimes.
Vous pensez que les deux événements n’ont rien en commun ? Vous avez tort. Leurs déroulés respectifs présentent au contraire un parallélisme sidérant, des racines à la conclusion. Toutes deux racontent la même histoire. Celle d’apprentis sorciers qui ont pris, avec un patrimoine collectif, des risques de plus en plus conséquents chaque année en niant leur dangerosité dans un simple but d’enrichissement personnel et qui ont fini par entraîner tout le monde dans leur chute.
Etape une : trouver un filon
Revenons au début des années 2000. Les banques américaines se voient autorisées à augmenter dans des proportions délirantes l’effet de levier. Pour une banque, l’effet de levier est la possibilité d’investir des capitaux extérieurs fournis par des clients de la banque (entreprises, fonds d’investissement, particuliers…). Si une banque investit autant de fonds extérieurs que de fonds propres, son effet de levier est de deux (investissement total égal au double de ses fonds propres investis). Si elle investit le double de fonds extérieurs, de trois. Etc, etc… L’avantage de l’effet de levier est de permettre une augmentation de l’investissement supposée accorder, en principe, une augmentation des bénéfices. Problème la pratique est risquée car un échec dans l’investissement oblige la banque à rembourser les sommes investies à ses créanciers. Voire à lui payer les bénéfices escomptés s’ils sont garantis par contrat. La limitation de l’effet de levier avait pour avantage de limiter les risques et de garder un monde de la finance « sain ». Inconvénient, aux yeux des banquiers, cela limite aussi les possibilités de bénéfices. La fin de la limitation de l’effet de levier va permettre un raz-de-marée d’investissements pour des fonds de pension ou de retraite soucieux à la fois de placer leur argent, mais aussi de les sécuriser. Pour bénéficier des commissions permises par l’effet de levier, les banques doivent donc trouver en l’an 2000 la réponse à une question simple : où investir ? La réponse va s’imposer facilement : dans l’immobilier. Tout le monde a besoin d’un logement et les candidats à la propriété sont nombreux. On s’apercevra de la fausseté de cette croyance ensuite, l’immobilier « ne peut pas s’effondrer ». Ouvrir les vannes du crédit immobilier devient donc la marotte des banques d’investissement dans les années 2000. Plus de crédits immobiliers vendus = plus de bénéfices. C’est aussi simple que ça
Quelques années avant cela, la Ligue Nationale de Football (LNF devenue Ligue de Football Professionnel, LFP) se trouve elle aussi confrontée à un dilemme équivalent. Un produit unique : la Division 1 (future Ligue 1) et un acheteur unique : Canal+. À l’inverse des banquiers, la LNF ne peut pas multiplier l’offre, fixe par définition puisqu’il n’y a qu’une seule Ligue 1. Par contre, il est possible d’augmenter la demande. Et la ligue va bénéficier d’un alignement de planètes assez incroyable en la matière avec des nouveaux entrants sur le marché à chaque nouvel appel d’offres. Ce seront d’abord TPS, nouveau bouquet satellite filiale de TF1. Puis Orange sports, puis BeIn Sports puis SFR/RMC Sports… Les motivations de ces nouveaux entrants à investir des montants, augmentant en permanence jusqu’à sortir de toute rationalité économique, sont diverses : simplement créer un bouquet satellite pérenne pour TPS (filiale de TF1), vendre des abonnements complets TV/Internet/Téléphone pour Orange et SFR/RMC ou faire du soft power pour l’état qatari dans le cas de BeIn. Et ces nouveaux entrants prêts à investir pour partie à perte vont donner à la ligue ce qu’elle recherche : une augmentation de la demande qui va faire flamber les prix au-delà de toute logique.
À cet instant-là, nos banquiers d’un côté et la LFP de l’autre ont obtenu satisfaction : augmenter leurs rentrées d’argent. Le système est encore relativement sain. Et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais jusqu’à quand ?
Etape deux : en abuser jusqu’à l’absurde
Entre 2000 et 2006, les banques américaines vont user jusqu’à la corde le filon du crédit immobilier. Les Etats-Unis deviennent un chantier géant. Tout le monde devient propriétaire. Sauf qu’une fois qu’une famille possède son logement, le filon est épuisé. Certes il existe des investisseurs dans l’immobilier locatif mais le filon reste limité. Or à quoi bon faire tourner la machine à investissements immobiliers si plus personne ne veut acheter de logement ? Alors les banques vont vendre des crédits de plus en plus risqués à des personnes de moins en moins solvables, qu’on appelle les NINJAS (pour No Income No Job No Asset, des emprunteurs sans revenu fixe, sans emploi fixe et sans patrimoine), ce seront les désormais célèbres prêts « subprimes ». Dans son livre The big short, inside the doomsday machine (Le casse du siècle en VF)*, le journaliste économique Michael Lewis racontera ainsi le cas d’un cultivateur saisonnier mexicain en situation irrégulière et sans contrat fixe qui obtiendra malgré tout un prêt immobilier de $700 000 malgré des revenus annuels plafonnant à $15 000 dans les bonnes années. Le marché se fragilise. Les risques sont de plus en plus conséquents. Aveuglées par les commissions conséquentes qu’elles empochent, les banques refusent d’arrêter la machine. Bien aidées par des agences de notations qui certifient les obligations comme sans risque justement pour garder la clientèle des banques. De nombreux traders obligataires reçoivent des primes délirantes. L’édifice bancal est en place. Ne manque plus que la chute du premier domino.
De son côté, la LFP se félicite chaque année de l’augmentation régulière des droits télé. Bien sûr, il existe des voix discordantes pour faire remarquer que ceux-ci ne pourront augmenter indéfiniment en dépit de toute rationalité économique, mais ça continue. Jusqu’à l’appel d’offres de 2017/2018 ayant pour but de vendre les droits pour la période 2020/2024. Canal+ renâcle à une nouvelle augmentation, tout comme BeIn Sports. Altice (maison mère de RMC et SFR) reconsidère aussi la viabilité de ses investissements dans le foot. BeIn et Canal décident même d’un pacte de non-agression. Il faut trouver une solution pour maintenir la concurrence entre diffuseurs qui va permettre de continuer la croissance. La LFP consulte tous azimuts jusqu’à convaincre un nouvel entrant de se lancer sur le marché : Mediapro. Cette société espagnole avec un actionnariat partiellement chinois n’est pas une chaîne de télé mais uniquement une agence de courtage qui se spécialise dans l’achat de droits aux ligues de football pour ensuite valoriser ces derniers et les revendre par fractions aux chaînes dans l’espoir d’un bonus. Bien sûr le procédé connaît parfois des échecs, mais certaines tirent parfois leur épingle du jeu. L’appel d’offres rend son verdict : Mediapro rafle la majorité des lots portant pour la première fois de son histoire la Ligue 1 au-dessus du milliard d’euros annuel de droits TV. Pourtant, quelques voix s’élèvent timidement pour faire remarquer que Mediapro est un courtier qui n’a aucunement les moyens de diffuser le championnat et qu’aucun des autres candidats à l’appel d’offres n’acceptera de les racheter, à plus forte raison avec une plus-value. De plus, Mediapro ne dispose d’aucune caution bancaire, problème qui lui a déjà valu de se faire rejeter d’une procédure d’achat des droits de la Série A. On a en quelque sorte l’équivalent de nos NINJAS du crédit immobilier. Mais Mediapro annonce la création d’une chaîne TV spécifique à 25€/mois, la future Téléfoot, qui serait rentable avec 3.3 millions d’abonnés. Projet auquel peu de monde croit, BeIn n’ayant jamais réussi à atteindre un tel chiffre avec un prix de 15€/mois et une programmation pourtant plus conséquente que la seule Ligue 1 (championnats étrangers, rugby, NBA…). Mais les mises en garde sont sans effet. Trop heureux de ce qu’ils estiment être un jackpot, les dirigeants de la LFP et des clubs sabrent le champagne. Didier Quillot, son directeur général, se voit octroyer un bonus de 500 000€. L’édifice bancal est en place. Ne manque plus que la chute du premier domino.
Etape trois : le grain de sable qui fait tout capoter
Pour les banques, le grain de sable arrive en 2007. Une remontée des taux directeurs de la Fed fait exploser les mensualités de la plupart des crédits immobiliers subprimes puisqu’ils sont à taux variable pour la plupart d’entre eux. Pensant pouvoir s’en sortir, de nombreux propriétaires rapidement pris à la gorge mettent leur bien en vente. L’explosion de l’offre générée, bien plus rapide que la demande, entraîne une chute monstrueuse des prix qui oblige les propriétaires immobiliers à vendre à perte, quand ils arrivent à vendre. Les défauts de paiement se multiplient. En quelques semaines, des obligations hypothécaires liées au marché immobilier notées triple A au moment de leur émission voient leur valeur réduite à néant. Dommage collatéral : des compagnies d’assurance qui ont vendu aux banques ou aux fonds d’investissement des assurances contre les défauts de paiement se voient contraintes de payer des dédommagements non provisionnés (puisque « l’immobilier ne peut pas s’effondrer ») aux souscripteurs de ces contrats. Tout le secteur de la finance est au bord de l’effondrement. Les Etats doivent sauver les banques en leur rachetant les actifs toxiques. L’intervention des Etats et du FMI sauvera le monde de la finance d’une banqueroute promise. Parmi les nombreuses institutions financières « too big too fail » seule Lehmann Brothers s’effondrera totalement.
Pour Mediapro, trois grains de sable vont gripper la machine. Le plus visible est évidemment la pandémie de Covid-19. Dans un monde où le foot est devenu secondaire, la Ligue 1 souffre d’un désintérêt conséquent. De moins en moins de monde a envie de suivre un football aseptisé, privé de supporters… Le second est l’arrivée des IPTV, ces boxes à quelques dizaines d’euros permettant d’accéder gratuitement à tout un ensemble de chaînes payantes qui sont rentabilisées en moins d’une saison. Confrontée à une dévalorisation de son produit couplée à des procédés (certes illégaux, mais le risque est tellement faible) permettant de l’utiliser sans payer, Mediapro est aux abois. Le troisième grain de sable est le coup de poker gagnant des autres chaînes qui ont pris le risque de perdre des abonnés en ne cédant pas aux possibilités de rachats de droits offertes par Mediapro. Aujourd’hui, la Ligue 1 est dévaluée. Confirmant les propos prophétiques de Maxime Saada, le directeur général de Canal, au moment de la victoire de Mediapro dans l’appel d’offres de la LFP. La LFP en appelle à l’aide des pouvoirs publics et Nicolas Sarkozy fait jouer ses réseaux pour essayer de sortir la LFP de l’ornière (clin d’œil de l’histoire, c’est aussi lui qui a dû faire face à la crise des subprimes pendant son mandat de président).
Etape quatre : les coupables et les conséquences
De nombreux dirigeants de banques se sont sortis indemnes de la crise des subprimes, avec des parachutes en or massif pour la plupart d’entre eux. Seul un dirigeant de la filiale américaine du Crédit Suisse ayant eu à répondre devant la justice américaine de ses agissements. Les banques ont certes cessé de vendre des crédits immobiliers plus sans garantie. Mais le secteur bancaire n’est toujours pas réformé et la possibilité d’une crise systémique n’est toujours pas à écarter. Pire, de nombreux financiers qui se sont enrichis en comprenant avant tout le monde le risque systémique représenté par les subprimes ont été vilipendés. Tel Michael Burry qui dut affronter des procès de clients à qui il avait pourtant fait gagner de l’argent. Les dividendes monstrueux que s’accordent les actionnaires des grandes firmes sont là pour prouver que l’appât du gain sans limite existe encore dans le monde de la finance.
Concernant la LFP et la Ligue 1, il est évidemment trop tôt pour tirer des conclusions. Nathalie Boy de la Tour, présidente de la LFP au moment de l’appel d’offres incriminé et Didier Quillot, son directeur général, avaient tous les deux quitté l’institution avant que le contrat Mediapro ne prenne effet. Si Didier Quillot a, et c’est à noter à son crédit, accepté de rendre les bonus qui lui ont été octroyé au moment de la « réussite » de l’appel d’offres, il est probable que cette crise impacte durablement le football français. De nombreux clubs ayant signé des contrats de joueurs basés sur les revenus promis par Mediapro. Canal+, attendu en sauveur, joue la montre pour profiter de sa position tant vis-à-vis de la LFP que des pouvoirs publics. Mais l’affaire du salaire pharaonique du nouveau président de la LFP Vincent Labrune décidé alors que Mediapro avait déjà refusé de payer son premier versement à la LFP est là pour prouver que la voracité financière n’est pas morte non plus à la LFP.
Appât du gain sans limite, folie sans garde-fou… Les histoires de Mediapro comme de la crise des subprimes ont eu les mêmes sources. Puis le même déroulement et les mêmes conclusions. Serviront-elles de leçons à leurs mondes respectifs ? C’est à espérer…
*Son adaptation au cinéma par Adam McKay avec, entre autres, Christian Bale, Ryan Gosling, Steve Carrell et Brad Pitt demeure d’ailleurs probablement l’un des meilleurs films de vulgarisation sur la crise des subprimes.
Crédits photos : Icon Sport