Il y a de cela plusieurs semaines, une polémique émanait des tribunes de Saint-Symphorien, l’antre du Football Club de Metz. En effet, le club grenat fut accusé d’avoir utilisé la reconnaissance faciale au cours d’un match de Ligue 1. Depuis, le principal concerné a reconnu les faits mais se défendait en invoquant un simple test. La Ligue de Football Professionnel (LFP) ainsi que la Ministre des Sports, Roxana Maracineanu, appuyèrent cette initiative. Cet épisode rappelle l’enjeu que représente la surveillance dans les stades. Un enjeu qui pousse parfois un Etat à user, notamment, d’espionnage.
Pour certains, une telle surveillance ne saurait se questionner en matière de sécurité publique, pour d’autres, c’est la confirmation que le stade de football est un laboratoire en matière de surveillance plus globale des individus. Un constat largement dénoncé, et ce depuis des années, par les différents groupes ultras français et par des associations de supporters comme l’ANS (Association Nationale des Supporters). Si nous faisons abstraction de ce débat entourant la reconnaissance faciale, il est néanmoins important de bien comprendre que la surveillance d’un stade est, depuis tout temps, un enjeu à la fois sportif, économique et politique. Nous pouvons dire que la surveillance est aussi vieille que la société humaine. Le stade, étant un réceptacle des colères et expressions des tensions d’une société, ne pouvait échapper à une telle donnée.
Dans nos sociétés libérales et occidentales, justement, la surveillance est un enjeu, plus encore lorsqu’il s’agit de politique et de football. L’une des facettes de ce soin particulier accordé au football est sa dépolitisation. La maxime « ne mélangeons pas le football et la politique » n’est pas dénuée de sens, au contraire, elle-même est politique. Elle induit le contrôle accru que s’efforce d’exercer instances et pouvoirs publics sur le champ sportif, refusant ainsi d’accepter l’existence d’un lien entre politique et football qui pourtant existe bel et bien. Tout ceci nous amène à considérer que la surveillance d’un stade repose sur différents schémas et enjeux. Des enjeux qui, parfois, mènent le football et son stade vers les contrées obscures de l’espionnage et de l’intérêt d’Etat, qui eux-mêmes rythment l’existence d’épisodes de l’Histoire contemporaine.
« Futbol », le ballon au rythme soviétique
Le 28 novembre 2017 le Kremlin organisait une cérémonie afin de dévoiler l’affiche de « sa » Coupe du Monde qui allait se dérouler l’été suivant. Certains disent que Vladimir Poutine valida de lui-même l’utilisation d’une telle affiche. Sur celle-ci apparaissait Lev Yachine, sans doute le joueur russe le plus célèbre de l’histoire, dans un style graphique dont l’inspiration soviétique est à peine voilée.
Une telle représentation marquait métaphoriquement une filiation entre l’utilisation du sport dans l’URSS de Joseph Staline et l’utilisation actuelle dans la Russie de Vladimir Poutine, au pouvoir depuis l’an 2000. Il est à rappeler que Lev Yachine n’était qu’à trois années de professionnalisme lorsque décéda le « Petit père des peuples », Staline, en 1953. Mais le symbole reste équivoque, au vu de ce que soulève l’image d’un tel joueur dans l’imaginaire collectif.
Celui qui demeure comme le seul gardien lauréat du Ballon d’or (en 1963) est aussi l’homme d’un seul club, le Dynamo Moscou. Ce club avec le Spartak Moscou est un des meilleurs des années 1930 de toute l’URSS. Ces années sont celle du développement du football russe et de celui de sa capitale. Les clubs russes sont des joyaux dans la lutte d’influence qui se joue dans l’Etat soviétique.
C’est seulement en 1935 que le Spartak devient l’appellation officielle du club, rendant hommage à la révolte servile de Spartacus. Ce nom est l’oeuvre d’Aleksandr Kossarev, président du comité central du Komsomol (organisme de la jeunesse soviétique). Mener ce club, c’est pour lui une chance d’accroître son influence dans le sport soviétique. Les clubs sont l’apanage d’institutions de l’Etat : tandis que le Spartak se veut populaire, le CSKA est réputé comme étant le club de l’Armée Rouge. Cependant un article fait basculer le destin de Kossarev et celui du Spartak. La Pravda (journal qui fut une publication officielle du Parti Communiste entre 1918 et 1991) publie un papier s’intitulant « L’inculcation des valeurs morales bourgeoises à la Société du Spartak ».
Une telle attaque porte à croire que des personnes hauts placés en veulent au père du renouveau spartakiste. Le succès du club est aussi ce qui le pousse vers sa perte. En effet, on reproche au Spartak certaines décisions comme le fait de payer certains joueurs plus de 800 roubles, soit autant qu’un écrivain officiel du régime.
Si au départ les accusations s’évaporent, le couperet tombe en 1942. Le 21 mars, Nikolaï Starostine, joueur vedette, est arrêté et envoyé au Goulag. Il est condamné en octobre 1943, en compagnie d’autres spartakistes (dont ses frères), à dix ans de camp de travail. On leur attribue une tentative d’assassinat sur la personne même de Staline. Les luttes d’influence et autres machinations dans les cercles du pouvoir soviétique (concernant notamment le NKVD, la police politique, dont le Spartak perdit le soutien) ont raison de la première grande équipe du Spartak Moscou. En URSS, le football est un outil de pouvoir et du pouvoir, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières.
Un terrain d’affrontement de la Guerre Froide
Sur le plan international, l’URSS fait du sport un de ses moyens de rayonnement. En dehors de la puissance militaire, la guerre idéologique que se livre le bloc soviétique et les Etats-Unis passe aussi par les stades. Tout s’accélère dans les années 1950, spécialement quand Staline décide de rejoindre le C.I.O (Comité International Olympique) en 1952.
Du côté du football, s’organise le premier championnat d’Europe en 1960. La France est le pays hôte et si l’URSS n’est pas favorite, les forfaits de l’Espagne et de la Hongrie aide grandement les soviétiques à se distinguer. Ces derniers se hissent en demi-finale sans trop de difficulté, et remportent la victoire finale face à la Yougoslavie. Lev Yachine est un des grands protagonistes de cette victoire. Cependant, pour certains, un autre grand nom aurait dû marquer l’histoire du football mondial.
Edouard Streltsov. Ce nom ne vous dit peut-être rien mais il était un des grands joueurs qui composèrent l’équipe soviétique du début des années 1950, avant une disparition brutale. Car oui, le grand attaquant qu’il était ne se rendit pas en France pour le championnat de 1960 et pas non plus à la Coupe du Monde de 1958 en Suède. Pour être un grand joueur, il fallait aussi être un « bon citoyen », Yachine l’était, Sreltsov, en aucun cas. Ce dernier refusa toujours d’adhérer au Parti Communiste. Autant dire qu’il n’était pas dans les bonnes grâces du régime, rajoutons à cela son refus d’épouser la fille de Nikita Khrouchtchev. Un affront. Le 25 mai 1958, deux jours avant de s’envoler pour la Suède il se rend à une fête de l’élite du régime. Le lendemain il est accusé du viol de la fille d’un haut responsable de l’Armée Rouge. Il est envoyé au Goulag et ne réapparaît qu’au milieu des années 1960. Il faut attendre l’ouverture des archives du KGB (services secrets soviétiques) en 1991 pour confirmer que le pauvre Edouard Streltsov fut victime d’un complot. C’est sans doute l’exemple le plus total en ce qui concerne joueur professionnel et répression politique dans le football.
Au-delà de ce cas exceptionnel, la donnée soviétique intervient également dans le contexte colonial. Dans ce dernier, l’une des questions principales entourant l’importation du ballon rond est la suivante ; le football est-il un outil de domination ou d’émancipation ? Un peu des deux, sans doute. Pour ce qui est du cas colonial français, nous savons que, particulièrement en Algérie, le football disposait d’un « traitement de faveur » en ce qui concerne la surveillance.
En effet, nombre de dirigeants de clubs étaient surveillés au même titre que des leaders syndicaux et autres oulémas (théologien religieux, généralement sunnite). L’important est aussi de surveiller les activités sportives et physiques des colonisés. C’est bien sûr le cas en Algérie ou le pouvoir colonial tente de fusionner dans les années 1930 le football européen et musulman par le biais de circulaires imposant la diversité ethnique dans les clubs. L’un des plus surveillés est le Mouloudia Club d’Alger, très populaire dans la capitale et considéré comme le « premier club musulman » de l’histoire du pays. Ilo est à noter que l’Algérie indépendante est rapidement proche de l’URSS, d’ailleurs le nom officiel de l’Etat algérien demeure celui de République algérienne démocratique et populaire. Symbole d’une époque passée.
Cependant, l’histoire de l’Algérie française et son traitement par la métropole diffèrent des autres territoires coloniaux, étant considérée comme un véritable département d’Outre-Mer. Mais le sport et le football étaient également sous surveillance dans les autres zones françaises d’Afrique, le Maroc est une de ces zones. Les services secrets français notaient que le sport était un de ces terrains, dans les années 1950, pouvant préparer le futur lien entre la France et un Maroc indépendant (ce qui advient en 1956, en compagnie de la Tunisie).
En 1949, la Ligue marocaine de football convie le Lokomotiva de Zagreb pour la tenue de plusieurs matchs amicaux. La France, par le biais de ses services de renseignement et autres autorités coloniales, s’inquiète d’une telle venue. La ville de Zagreb appartient en 1949 à la « seconde » Yougoslavie. Une entité politique correspondant à une république fédérale avec un parti unique communiste.
L’ambassadeur de France à Belgrade évoque dans une lettre au Ministère des Colonies que la délégation yougoslave pourrait « apprécier les efforts faits par la France pour la mise en valeur du Maroc » et constater « la qualité de l’œuvre française dans le protectorat ». Cependant le ministère réclame une « surveillance discrète de l’équipe yougoslave » dans sa missive donnant son autorisation finale au protectorat général de Rabat pour la venue de cette délégation. Ces échanges témoignent de la collusion entre deux objectifs. La France souhaite donner une bonne image de la colonisation auprès d’individus provenant d’une démocratie populaire. Mais dans le même temps, les autorités se doivent de lutter contre toute propagande dans un sens comme dans l’autre. Celle du bloc soviétique et celle de nationalistes marocains pouvant compliquer les choses au Maroc.
Qui dit football, dit stade, qui dit stade, dit surveillance. Si le premier est un excellent moyen pour pendre le pouls d’une société, le deuxième est un enjeu pour le troisième. Le football étant le divertissement populaire roi, ce dernier est largement coupé et recoupé, qu’il s’agisse du comportement des joueurs ou de celui des supporters. Une telle présence d’impératifs sécuritaires dans les stades n’est pas anodine, ils sont l’apanage de tout pouvoir, partout et en tout temps.
Sources :
- « Jospeh Stalin : Man of the Borderlands », History Cooperative, 2005
- Régis Genté et Nicolas Jallot, Futbol : Le ballon rond de Staline à Poutine, une arme politique, Allary Editions, 2018
- Robert Edelman, Spartak Moscow : A History of the People’s Team in the Workers’ State, Cornell University Press, 2012
- « L’invitation de la ligue marocaine de football à l’attention de l’équipe yougoslave Locomotiva de Zagreb », 3-14 décembre 1949, Archives Diplomatiques du Ministère des Affaires Etrangères, La Courneuve
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