Au panthéon des meilleurs joueurs français de l’histoire, rares sont ceux qui y placeraient le nom de Lucien Muller. Cet élégant milieu de terrain des années 1960 à l’intelligence remarquable y mérite pourtant sa place. Passé par le grand Stade de Reims, mais aussi le Real Madrid et le Barça, retour sur la carrière de celui dont le talent lui a valu le surnom de « Petit Kopa ».
10 décembre 1961, Stade Yves du Manoir de Colombes. L’affiche du jour oppose la France à l’Espagne. L’occasion pour un monument, une légende absolue du football, de se mettre encore une fois en évidence : Alfredo Di Stefano. Toutefois, si l’on se souvient de la présence de l’icône du Real Madrid sur le terrain ce jour-là, c’est davantage pour ses paroles que pour le génie de son jeu.
« La Flèche Blonde » en personne profite de cette partie pour approcher un joueur français en particulier : Lucien Muller. Discutant malgré la barrière de la langue, Di Stefano parvient quand même à lui faire passer son message : « Rejoins-moi à Madrid et viens jouer au Real ».
La carrière du milieu de terrain français va alors prendre une envergure qu’il n’avait peut-être même pas imaginée. Car lorsqu’on pense au Real Madrid et aux Français, on voit immédiatement Kopa, suivi par Zidane puis Benzema. Mais peu de monde se souvient qu’entre ces deux périodes, Lucien Muller a également revêtu la mythique tunique blanche des Merengues, devenant même un titulaire indiscutable aux côtés de monstres sacrés comme Ferenc Puskas ou Alfredo Di Stefano. Par la suite, le footballeur d’origine alsacienne se paie même le luxe de passer à l’ennemi, une première à l’époque dans ce sens pour un joueur majeur. En 1965, celui qu’on surnomme « Don Luciano » en Espagne devient ainsi le premier joueur français de l’histoire du grand FC Barcelone.
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Lucien Muller, un talent d’exception du RC Strasbourg au grand Stade de Reims
Né en 1934 dans le Bas-Rhin, Lucien Muller a le football dans le sang. Élégant sur le terrain, technique, travailleur et doté d’une belle vision du jeu, ses qualités ne manquent pas. « J’étais né pour être joueur de foot », dira-t-il plus tard.
En tant qu’Alsacien, c’est fort logiquement qu’il rejoint, en 1953, les rangs du RC Strasbourg. Il n’a pas encore 18 ans. L’occasion de faire ses gammes et de goûter au plus haut niveau, en compagnie d’un autre grand joueur français de l’époque, le défenseur Jean Wendling.
Muller et Wendling connaissent d’ailleurs un début de carrière réalisée main dans la main. En 1957, le Racing se retrouvant rétrogradé en Division 2, le temps de l’envol a sonné. Tous deux prennent alors la direction de Toulouse, où ils passeront deux saisons. Wendling performe en défense, tandis que Muller se montre inspiré et décisif dans son rôle de meneur de jeu. En 1958-1959, en 38 matchs disputés, il marque à 13 reprises. C’est assez pour attirer l’attention des plus importantes écuries françaises. Ensemble, Wendling et Muller prennent alors la direction de la Champagne en 1959. Le meilleur club hexagonal de l’époque les accueille : le Stade de Reims.
Les Rémois ne forment pas seulement, en cette période, la plus forte formation de France. Doubles vice-champions d’Europe en 1956 puis 1959, ils sont aussi l’une des toutes meilleures équipes d’Europe.
D’autant que l’arrivée de Lucien Muller chez les rouges et blancs coïncide aussi avec le retour à la maison du plus grand joueur français de l’époque : Raymond Kopa. En attaque, les autres partenaires de l’Alsacien se nomment Roger Piantoni, Jean Vincent ou encore Just Fontaine.
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Avec cette formidable armada offensive, Reims écrase tout sur son passage. Et, signe de ses formidables qualités balle au pied, Muller s’y impose facilement. Dès sa première saison, il joue les 38 journées de championnat, pour 13 nouveaux buts inscrits. Des performances qui permettent aux Rémois de remporter un nouveau titre de champion de France, le premier de Lucien Muller. En 1962, il en conquiert un deuxième. Au milieu de terrain, c’est simple, il fait merveille. À l’aise dans la récupération, remarquable relayeur, il approvisionne en bons ballons ses attaquants qui s’en donnent à cœur joie. De telles qualités expliquent qu’on le compare rapidement avec son glorieux aîné, Raymond Kopa. Le surnom de « Petit Kopa » lui colle déjà à la peau.
Le premier joueur français à avoir joué au Real Madrid… et au Barça
Repéré et réclamé par l’immense Di Stefano, Lucien Muller a 28 ans lorsqu’il s’envole en direction de Madrid. Après le passage mémorable et victorieux de Raymond Kopa du côté de Chamartin, l’ancien stade des Merengues, la pression est forte sur les épaules de son cadet, dont on attend des merveilles.
Celui-ci ne déçoit pas. Sa maîtrise technique, son intelligence de jeu et son altruisme en font un coéquipier modèle et un élément indispensable du onze madrilène. Là aussi, le milieu de terrain est entouré de légendes telles que Di Stefano, Puskas ou Gento. Au fil de sa remarquable carrière, il est finalement le partenaire des plus grands footballeurs de l’époque.
« Quand j’étais jeune, je rêvais de Ferenc Puskas et je n’imaginais pas qu’un jour, je jouerais à ses côtés au Real Madrid. […] Mon plus grand souvenir est d’avoir pu jouer avec ces cracks, les Kopa, Puskas, Di Stéfano… Rien qu’à l’entraînement, il fallait voir comment ils prenaient le ballon. C’était magnifique ! », Lucien Muller.
L’attaque dévastatrice du Real permet à Muller de remporter autant de titres de champion d’Espagne qu’il ne passe de saisons sous la tunique blanche : 3, en 1963, 1964 et 1965.
L’objectif suprême des Madrilènes est toutefois de retrouver le sommet de l’Europe, eux qui ont remporté les cinq premières Coupes des champions de l’histoire. 1964 semble alors être la bonne année. Le Real pulvérise d’abord les Rangers (7-0) puis le Dinamo Bucarest (8-4) sur l’ensemble des matchs aller-retour. Puis, en quart de finale, c’est le scalp du tenant du titre, l’AC Milan, que les coéquipiers de Muller s’offrent, avec une démonstration au Chamartin (4-1). En demi-finale, les modestes suisses du FC Zurich sont balayés 6-0 au retour en Espagne. La Sexta tant désirée par le Real, la consécration européenne suprême pour Lucien Muller, ne se trouve plus qu’à 90 minutes. Malheureusement, les Madrilènes butent en finale contre les réalistes italiens de l’Inter Milan (3-1).
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En 1965, Lucien Muller est devenu l’un des cadres du Real Madrid. Son talent, reconnu dans toute l’Espagne, lui vaut même le surnom de « Don Luciano ». Pourtant, surprenant son monde, il décide alors de signer pour l’ennemi juré, le FC Barcelone. Il devient ainsi le premier français à porter la tunique blaugrana.
Surtout, ce transfert marque et forme un petit séisme car c’est la première fois qu’un joueur majeur du championnat espagnol passe du Real au Barça, dans ce sens. Ce sera loin d’être le dernier.
« Je suis passé de Reims au Real Madrid juste après Raymond Kopa, qui avait fait le chemin inverse. J’y suis resté trois ans avant d’enchaîner trois autres saisons au FC Barcelone. Aucun autre joueur français ne l’a fait […] C’était inédit et cela le reste. », Lucien Muller.
Même s’il ne parvient pas à remporter le championnat sous les couleurs des Culés, les trois saisons barcelonaises de Muller sont une réussite. Dès 1965, il fait partie de la première équipe du Barça qui remporte le Clásico au Chamartin depuis… 1948 ! Les qualités et le sens collectif de Lucien Muller lui permettent aussi de conquérir le public exigeant du Camp Nou. Avec le Barça, il complète aussi son palmarès. Il remporte une Coupe des villes de Foires, l’ancêtre de la Coupe de l’UEFA, en 1966, ainsi qu’une Coupe du Roi en 1968.
Avec l’équipe de France, un goût d’inachevé pour Lucien Muller
En 1968, à 34 ans, Lucien Muller fait le choix de rentrer en France. Il retrouve alors les couleurs du club qui avait été synonyme pour lui de fantastique tremplin : le Stade de Reims. Mais les temps ont bien changé. Les Rémois évoluent désormais en Division 2, où Muller dispute deux saisons avant de raccrocher les crampons à 36 ans.
À cette date, l’Alsacien n’a plus porté le maillot de l’équipe de France depuis 4 ans. Son parcours avec les Bleus est d’ailleurs peut-être le seul regret que Lucien Muller peut nourrir au sujet de sa belle carrière. Trop jeune pour la merveilleuse épopée du Mondial 1958 en Suède, Muller évolue durant une période de creux pour l’équipe nationale, ponctuée par plusieurs déceptions d’envergure.
Sa première sélection date d’octobre 1959 pour un amical contre la Bulgarie. Puis, comme partout où il est passé, Lucien Muller s’impose comme un homme de base du onze tricolore. En 1960, il fait partie de l’équipe éliminée en demi-finale du premier Championnat d’Europe de l’histoire, par la Yougoslavie (5-4). Pourtant, à vingt minutes du terme, les Français menaient encore 4-2…
« On a perdu un match inimaginable », dira plus tard Lucien Muller. Son deuxième grand échec avec les Bleus sera encore plus cruel, un an après. Avec son grand copain Jean Wendling, il ne peut effectivement empêcher la défaite des siens contre la Bulgarie (1-0) à Milan. Ce match d’appui perdu élimine alors la France de la course à la Coupe du Monde 1962.
Ce jour-là, Le Petit Kopa honore déjà la 14e de ses 16 sélections en équipe de France, pour 3 buts en tout. Un total qui peut paraître faible, mais qui s’explique aussi par le contexte de l’époque.
« Je n’ai que seize sélections en équipe de France […], mais c’est aussi parce qu’il n’y avait pas autant de matchs qu’aujourd’hui et parce que j’évoluais à l’étranger. Une fois parti en Espagne, je n’ai plus vraiment été considéré par les sélectionneurs… », Lucien Muller.
Don Luciano ne rejoue ensuite plus que deux rencontres sous la tunique frappée du coq, en 1963 puis 1964. À une époque où, paradoxalement, il a joué à son meilleur niveau en Espagne. Malgré tout, il fait partie de la liste des joueurs français sélectionnés pour disputer la World Cup anglaise de 1966. Ce sera là aussi un échec cuisant pour les Bleus, et Lucien Muller ne dispute pas une seule minute de la Coupe du Monde.
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Une fois sa carrière terminée, Lucien Muller se lance dans une longue carrière d’entraîneur, surtout en Espagne. Symbole de l’aura qu’il y avait justement gagnée, il revient au Camp Nou en 1978-1979 pour s’y asseoir sur le banc. Il devient alors le seul et unique entraîneur français de l’histoire du Barça. Point d’orgue de ses années de technicien, il remporte ensuite la Coupe de France en 1985 à la tête de l’AS Monaco.
Premier joueur français à passer par le Real Madrid puis le FC Barcelone. Rien que ce parcours d’exception suffit pour illustrer le talent rare qu’a été Lucien Muller dans les années 1960. Doté d’une intelligence de jeu comme de qualités techniques et collectives formidables, il a été le coéquipier modèle de véritables légendes du football. Pour tout cela, il mérite donc amplement sa place dans les rangs des meilleurs milieux créatifs tricolores de l’histoire.
Sources :
- Fiche de Lucien Muller, lequipe.fr ;
- Fiche de Lucien Muller, fff.fr ;
- « Lucien Muller, ancien milieu du Racing : « J’étais né pour être joueur de foot » », dna.fr ;
- Richart Loyan, « Lucien Muller : « Le bonheur d’avoir joué avec des cracks » », fff.fr ;
- « Lucien Muller, « Don Luciano » », racingstub.com ;
- François Miguel Boudet, « France : Lucien Muller, Le Petit Kopa Qui A Joué Au Barça Et Au Real Madrid », furialiga.fr.
Crédits photos : Icon Sport.