Après les deux dernières compétitions internationales sans participation hollandaise, Ronald Koeman a réussi à qualifier son pays pour l’Euro 2020. Le report d’une année a cependant contraint le sélectionneur à accepter le poste d’entraîneur du FC Barcelone. Celui qui a permis au club catalan de remporter sa première coupe aux grandes oreilles n’a donc pu disputer l’Euro, remplacé en lieu et place par son ancien coéquipier, Frank de Boer. Souvent raillé, ce dernier n’a pas su faire mieux qu’un huitième de finale perdu face à la République Tchèque. Après cette déconvenue, le fédération hollandaise changea une nouvelle fois de manager pour rapatrier un ancien de la maison : Louis van Gaal.
Celui que l’on surnomme « La tulipe de fer » est l’homme qui apporta à son pays sa dernière finale mondiale. Malgré cette performance ainsi que ses derniers postes à Manchester United, au Bayern Munich ou à l’AZ Alkmaar, son nom évoque avant tout celui de l’Ajax Amsterdam. C’est pourtant la première de sa carrière d’entraîneur. Mais alors pourquoi son aventure datant d’il y a plus de vingt ans a-t-elle tant marqué les esprits ? Le fait de remporter la Ligue des Champions 1995 a forcément joué mais il est également possible de voir à travers son passage et sa personnalité l’entièreté de l’histoire du club ajacide.
Un cycle après l’autre
La légende de l’Ajax s’est forgée dans les années 1970 sous la houlette de Rinus Michels, sur le banc, et de Johan Cruyff sur le rectangle vert. S’est alors dégagée une véritable philosophie de jeu qui sera respectée par le successeur de Michels, Stefan Kovacs. De 1971 à 1973, le club remporte successivement trois Coupes d’Europe des clubs champions, Cruyff rafle deux Ballons d’Or avant de rejoindre son mentor du côté de Barcelone où il feront germer la graine d’un arbre déjà bien planté à Amsterdam. Après ces départs, suivis de ceux de Neeskens, Rep ou Blankenberg, le club de la capitale néerlandaise s’éloigna des sphères les plus hautes
Mais comme avant le premier âge d’or de l’Ajax, le second vient après une série noire. Le retour de Johan Cruyff en tant que joueur puis entraîneur ne change pas grand chose dans une période où le club ne lutte plus pour conquérir l’Europe mais pour se maintenir à flot au niveau de ses concurrents nationaux. En 1991, la direction tente un énième pari en nommant un novice à la tête de l’équipe première. Sûr de ses forces, le jeune Louis van Gaal décide de mettre tout le monde d’accord à coups de triangle, de biberon et de trophées.
Michels avait marqué de son empreinte l’Ajax d’Amsterdam en mettant le jeu au cœur du projet. Vingt ans plus tard, van Gaal fait de même pour retrouver les années de gloire désormais lointaines. Sa vision et sa tactique n’ont de véritables effets que sur le long terme mais sa première victoire majeure arrive très vite avec l’obtention de la Coupe de l’UEFA 1992 face au Torino (0-0 ; 2-0). Sur la scène nationale, les résultats sont moins convaincants mais l’on voit déjà les premières pierres posées en vue d’une belle construction.
Départs, arrivées et éclosions
Ou alors les premières pièces de ce qu’il nommait « le puzzle parfait ». Pour le constituer, Louis van Gaal a tenu à honorer son surnom en se montrant intransigeant. Ceux qui n’adhèrent pas à ses idées sont invités à partir. Dès 1992, les deux cadres, Jan Wouteurs et Bryan Roy, partent respectivement au Bayern et à Foggia. Au sujet de ce dernier, Van Gaal déclare même : « Je ne crois plus en lui. J’ai tout essayé avec lui, même l’entraînement individuel ». Plus tard, il expliquera – avec moins de virulence – qu’il lui reprochait son manque d’intelligence tactique. Même les titulaires indiscutables et pièces maîtresses Dennis Bergkamp et Wim Jonk s’en vont du côté de l’Inter Milan suite aux craintes mêlant leur statut et l’osmose voulue par le technicien.
Pour compenser ces départs, l’Ajax a dû se creuser les méninges. Quatre joueurs arrivent alors dans le puzzle : Jari Litmanen, Finidi George, Marc Overmars et Frank Rijkaard. Au-delà des achats, le club travaille en coulisses pour faire éclore de jeunes pousses pouvant parfaitement se fondre dans le collectif. « La nouvelle génération est encore plus forte que la précédente », estiment l’entraîneur et son président. Sous les ordres de Co Adriaanse, directeur du centre de formation du Toekomst, les frères de Boer, Patrick Kluivert, Edgar Davids, Michael Reiziger, Edwin Van der Sar ou encore Clarence Seedorf arrivent en équipe première.
Football total 2.0
La culture footballistique de l’Ajax Amsterdam est née par le jeu. Rinus Michels, puis Stefan Kovacs, ont développés le football total et chaque successeur avait pour obligation morale de reprendre leurs préceptes. Louis van Gaal n’y voit aucun inconvénient et remet au goût du jour la tactique des seventies. Le pressing est plus intense et mieux organisé, les permutations sont plus visibles à la télévision et certaines offensives sont plus verticales. L’une des autres différences majeures est le changement de système, passant de l’illustre 4-3-3 au plus dominant 3-4-3.
Comme vingt ans auparavant, le but premier de l’Ajax se situe au niveau de l’espace. Il doit en créer le plus possible durant les phases de possession mais en laisser le moins possible lorsque l’adversaire a le ballon. De la même façon, la largeur et la longueur du terrain doivent être maîtrisées durant l’intégralité des rencontres. C’est en ces points qu’on peut désigner la tactique ajacide par le sacro-saint terme de jeu de position. Pour ouvrir les espaces, l’équipe doit semer le désordre tout en conservant au maximum la structure. Ainsi, lorsqu’un joueur change de zone, il doit être remplacé par son coéquipier le plus proche.
Les triangles sont constamment recherchés et sont justement trouvés par ces mouvements. Le joueur qui dézone est souvent le troisième homme servant de dernier angle du schéma. Ces derniers sont rendus possibles grâce à l’élargissement du bloc adverse. Cela sert aussi pour défendre, car créant une supériorité numérique.
Van Gaal et le football utopique
Au-delà de la théorie, la pratique de l’Ajax d’Amsterdam est parfaite. Lorsque Finidi George, ailier droit, quitte sa position, Michael Reiziger, défenseur central droit, prend sa place pour conserver la structure. Avant cela, les actions partent très bas. L’habile Edwin Van der Sar relance parfaitement au pied sur son central gauche, Frank de Boer, qui peut jouer en triangle sur le meneur reculé Frank Rijkaard. S’il est placé plus bas qu’au début de sa carrière, c’est parce que selon Louis van Gaal « le meneur de jeu évolue dans un espace trop restreint où il ne joue qu’en petit périmètre », laissant ainsi la pointe haute à Jari Litmanen.
« Cet Ajax pouvait résoudre de manière totalement fantastique tous les un-contre-un qui peuvent exister dans un match. En attaque comme en défense » dit, impressionné, Pep Guardiola. De son côté, Jorge Valdano, se montre encore plus dithyrambique après la défaite de son Real Madrid face aux Lanciers : « L’Ajax n’est pas seulement l’équipe des années 90, elle se rapproche d’un football utopique ».
C’est grâce à ce style que le club ajacide se met de nouveau à rêver des sommets, et ce, jusqu’à les atteindre. Sur la scène nationale, il retrouve de sa superbe sans pour autant être aussi dominant que vingt ans auparavant. C’est surtout à l’échelle européenne que l’Ajax se remémore le premier âge d’or en glanant la Ligue des Champions 1995 avant d’atteindre la finale, sans la remporter, l’année suivante.
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L’intransigeance de la tulipe de fer
Si tous ces succès ont été possibles c’est grâce au travail de Louis van Gaal qui, après s’être rendu compte de l’état du club, a décidé de mener une refonte de l’équipe première. Nous avons vu que cela passe par un recrutement judicieux et par la mise en avant du centre de formation autour d’une idée de jeu commune. Co Adriaanse est à la tête du Toekomst, véritable nid à pépites. D’autres lieutenants de l’entraîneur batave sont dispersés au sein du club avec des tâches extrêmement précises.
Bobby Haarms, déjà présent lors du premier âge d’or, est celui qui remet en forme les joueurs revenant de blessure. Toutes ses séances se font avec ballon, particularité propre à l’Ajax Amsterdam. La tulipe de fer fait venir trois personnes extérieures au club et au football : Laszlo Jambor, Jos Geysels et René Wormhoudt. Les deux premiers sont des physiothérapeutes, respectivement rattachés au monde du basket et du hockey sur glace. Le dernier est chargé du suivi individuel et travaillait auparavant avec l’équipe de football américain amstellodamoise.
À l’image de Johan Cruyff durant la révolution de velours de 2010, Louis van Gaal place ses hommes de base pour mettre à bien son projet. Fidèle à son surnom, l’intransigeance passe par le jeu mais aussi par ce travail physique en amont et en aval. L’utopie prononcée par Valdano a pour principale idée le pressing de tous les instants. « Je demande toujours aux défenseurs qui doivent sortir sur leurs adversaires directs d’agir comme des “tueurs”. C’est une condition sur ce que j’attends d’eux » s’exclamait justement le technicien.
La gueule de bois de l’arrêt Bosman
Intensité et coordination sont les maîtres mots au sein de l’institution, qui a toujours su les faire prévaloir grâce à une philosophie présente dans toutes les équipes du club. La jeunesse est à la base du projet et la coupe d’Europe 1995 en est la preuve avec une moyenne d’âge de vingt-trois ans. Treize des dix-huit présents sur la feuille de match de la finale face à Milan sont issus des équipes de jeunes alors que seuls Frank Rijkaard et Danny Blind avaient plus de 25 ans dans le onze titulaire.
Cela ne dure évidemment jamais très longtemps et comme après le cycle des années 1970, la génération dorée s’en alla vers d’autres horizons. Seulement, cela a été précipité par une décision extérieure, celle de l’arrêt Bosman de décembre 1995. L’ouverture des frontières n’a plus permis à l’Ajax de construire sur le long terme. Avant cela, faute de structures pour les accueillir, de nombreux jeunes du centre de formation logeaient dans des familles d’accueil aux alentours du stade de Meer. Impossible après la décision de la Cour de justice des Communautés européennes qui bouleversa totalement l’économie footballistique.
Après la victoire de 1995, Frank Rijkaard part à la retraite et Clarence Seedorf à la Sampdoria. Patrick Kluivert tombe en dépression après un accident de voiture mortel, Finidi George perd son frère au Nigéria. Malgré ces départs et péripéties malheureuses, les hommes de van Gaal vont de nouveau en finale de la Ligue des Champions, l’année suivante. Celle-ci est perdue face à la Juventus, débouchant sur le départ d’autres cadres. Finidi, Kanu, Davids, Kluivert et Reiziger partent libre aux quatre coins de l’Europe sans que le club ne puisse rien faire.
Van Gaal dans l’ombre de Cruyff
La défaite aux tirs au but au Stadio Olimpico en mai 1996 signe la fin de la « Class 95 ». Le puzzle de Louis van Gaal voit ses meilleures pièces disparaître une à une. Le palmarès de ces six années est détonnant : trois championnats des Pays-Bas, autant de supercoupes nationales, une Coupe des Pays-Bas, une Ligue des champions, une Coupe de l’UEFA, une Supercoupe européenne et une Coupe intercontinentale.
Malgré les nombreux trophées et la philosophie ajacide respectée, van Gaal ne jouit pas de la même aura que ses prédécesseurs, Michels et Cruyff. Le passif du « Hollandais Volant » au sein de son antre lorsqu’il arborait le maillot rouge et blanc joue évidemment un rôle important dans cet affect.
La filiation entre les deux hommes continue même après le départ en 1997 de Louis van Gaal. Ce dernier arrive au FC Barcelone deux ans après le départ de Johan Cruyff avec une phrase plus que piquante : « J’ai gagné plus avec l’Ajax en six ans que le Barça en un siècle ». Son – relatif – échec sera d’autant plus retentissant. Celui qui devait faire naître la Dream Team 2.0 n’a su qu’entretenir la rivalité avec son meilleur ennemi.
Héros et antihéros
Ils n’ont jamais hésité à se tirer mutuellement dans les pattes durant leurs expériences respectives. Van Gaal explique : « Les gens ne savent pas par quoi je suis passé quand j’étais à Barcelone. Cruyff m’attaquait dans sa chronique hebdomadaire quasiment chaque semaine. C’est une icône à Barcelone, comme Hoeness à Munich. Les gens écoutent ce qu’ils disent religieusement, même s’ils ne savent pas ce qui se passe dans le club. Il n’a pas pris ses responsabilités et malgré toute la frustration qu’il a tenté de me donner, j’ai fait du bon boulot là-bas. Mais je ne lui pardonnerai jamais ».
Leurs chemins se croisent de nouveau au tournant des années 2010 alors que l’Ajax est au plus mal. Johan Cruyff multiplie les chroniques assassines au sein des colonnes du quotidien néérlandais De Telegraaf. De son côté, Louis van Gaal est nommé directeur sportif du club. La révolution de velours est tout de même lancée et, malgré son nom, tous les coups bas sont permis. C’est de cette façon que van Gaal accède au poste puisque la décision fut votée sans l’approbation de Cruyff, alors en vacances.
L’histoire se finira au tribunal avec gain de cause pour le triple Ballon d’Or qui en profitera pour évincer van Gaal et placer ses hommes de confiance aux postes primordiaux. Frank de Boer reste coach, Dennis Bergkamp devient son adjoint, Jaap Stam gère les défenseurs, Edwin Van Der Sar est directeur commercial tandis que Marc Overmars est directeur sportif. Cruyff devient directeur sportif et les personnes à l’origine de la venue de la Tulipe de fer démissionnent. Après quelques victoires sur les rectangles verts, celle-ci s’établit dans le cadre institutionnel.
Le romantisme avant tout
La fierté des deux hommes en ont fait des mythes mais le plus important est leur passion commune pour le jeu. Si Johan Cruyff est le plus célèbre garant du football total, Louis van Gaal en est un héritier parfait. Son sacre en lors de la C1 1995 reste, à ce jour, l’un des parcours les plus emblématiques de la compétition.
Voir les jeunes pousses ajacides comme Kluivert, Van der Sar ou Seedorf embrasser la coupe aux grandes oreilles avec une joie enfantine s’oppose à la sensation de rouleau compresseur qu’ils incarnent le reste de la saison. Des enfants assassins ne trouvant leur plaisir qu’en dominant de la tête et des épaules leurs adversaires. Les gamins qui attendaient devant les vestiaires milanais afin d’obtenir le maillot de Maldini ou Baresi, en septembre 1994 après leur victoire 2-0 en phase de poule, oublièrent leurs émotions pour les battre de nouveau en finale quelques mois plus tard.
Les triangles suivis des permutations, le pressing incessant ou les relances courtes font oublier l’excès d’arrogance de Louis van Gaal. Son Ajax d’Amsterdam est un subtil mélange d’expérience et de jeunesse au service d’un but commun : le jeu. La tulipe de fer n’a gardé que les bonnes choses de son management pour rester dans l’histoire. Son intransigeance s’est transformée en véritable romantisme sur lequel l’ombre de Johan Cruyff n’a, pour une fois, pas planée.
Sources :
- Enzo Leanni, « L’Ajax ou l’histoire d’une identité : le deuxième âge d’or (2/5) », La Causerie, 23 février 2021
- Romain Laplanche, « Ajax 1991-1997 : les dessous de l’ère van Gaal », La Grinta, 5 janvier 2015
- Maxime Brigand, « Les leçons tactiques de l’Ajax 1995 », So Foot, 4 juin 2020
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