Face au devoir, l’émissaire. Jusque-là, c’est en groupe qu’ils progressaient. Plus frères d’armes que compagnons de voyage, toute hiérarchie disparaissait dans le tumulte de l’action. Les rôles initialement adoptés en fonction des velléités de chacun s’effacent dans une multitude de croisements.
Cet oubli repose sur l’unité d’une frénétique percée. Véritable danse de Saint-Guy, elle est condamnée à revenir à la normale, comme la plante d’une ballerine est obligée de suppléer ses pointes. Qu’il est donc interpellant d’assister à la suspension du mouvement qui fait fatalement tendre les éléments vers leur équilibre. On y retrouve la grâce de la danseuse qui, entre virevoltement et inertie, s’est figée dans un équilibre bancal, le contact maintenu par une tranche, un pied à hauteur du cou arrêté.
Ils tournoyaient comme une symphonie enivrante, jusqu’à ce staccato aigu, un geste de l’homme à la baguette, qui compte neuf temps et fait signe au soliste de se préparer. Qu’il est prestigieux d’être l’élu parmi les braves, celui qui, l’espace de quelques instants, va faire de ses pairs un premier rang de spectateurs. Aux côtés de notre soliste, un second violon fait mine d’endosser sa responsabilité, mais retourne à la ligne sans avoir emprunté la Coda, menant ainsi à bien un rôle d’enluminure destiné à ouvrir la voie à celui qui espère remplir tous les yeux pointés sur lui du plus pur sentiment d’ivresse.
S’il a, à ses côtés, des visages teintés d’espérance, notre héros a face à lui une légion médusée, placée par le personnage qui tentera de stopper la percée. Plus Ulysse que Persée, l’artilleur désigné est masqué par ce troupeau de mouton du cyclope bavard qui, l’oeil collé au pieu, lui dicte leur position. Tant qu’il ne se sera pas joué de la vigilance de ce dernier rempart et de ses soldats de terre cuite, il sera Personne.
Pourtant, cette discipline a ses propres idoles. Grands tireurs de balles arrêtées devant l’Éternel, ils ont marqué la postérité en traçant des courbes tout droit sorties des limbes. Capables de créer des astres en orbite sur la ligne d’horizon ou d’inventer sept ans de succès à coups de frappes grasses et de tirs pleins, les seigneurs de ce domaine monothéiste ont évité tous les murs… mais pas le mur de la gloire. Dans leur panthéon, résonne l’étouffante apnée de millions de souffles retenus le temps d’une course d’élan.
L’intenable climat qui s’installe alors que, solidement campé sur ses appuis à quelques pas de la sphère, le génie solitaire navigue une dernière fois dans les tunnels invisibles de l’espace, découle de la myriade de possibilités qui émanent d’une situation si simple. Un homme, un mur, une infinité de voies, deux issues. Le corps se penche en avant, frappé ou brossé ? Un pied se détache du sol, flottant ou piqué ? Un pas, côté mur ou côté portier ? Deux pas, le mur va-t-il seulement sauter ? Trois pas, et s’il fallait la passer ? Le pied d’appui est solidement ancré, instant d’éternité, un bras levé, la jambe prend du levier, le corps est sublimé, ainsi équilibré.
La parade peut alors commencer, Siegfried danse avec Odette alors même que les invités du bal sont figés. Le contact a lieu et la gravité disparaît des options viables. Alors que le danseur, après sa longue parade, a donné l’impulsion, le public retient son souffle, attendant la chute. La ballerine virevolte, tout de cuir vêtue. Sa trajectoire, faite de courbes et de galbes, fend l’air et échappe à ceux qui auraient voulu l’attraper. Tous savent que sa course finira de façon brutale, arrêtée par des gardes du corps ou un vulgaire filet. Devant la scène, certains ferment les yeux, s’en remettant au désespoir et préférant l’exultation probable au frisson assuré. D’autres admirent, les pupilles dilatées, une représentation chorégraphique cristallisée dans l’instant présent.
Par Jonathan Tunik & Thomas Rodriguez