Regardé dans le monde entier, analysé en permanence, le football a pris une telle dimension que certains de ces éléments semblent acquis depuis toujours. Le fait de se passer le ballon, par exemple, peut apparaître comme inhérent à la pratique de ce sport. Pourtant, la passe fût pendant longtemps un mets rare, que le Royal Engineers AFC, équipe affiliée à un corps de l’armée anglaise, a contribué à démocratiser.
LIRE AUSSI : Dukla Prague, le club de l’armée tchécoslovaque
Retour au cœur du XIXe siècle, lorsqu’en 1848, les Cambridge Rules décrètent les premières lois régulant le football moderne. Outre-Manche, la pratique du ballon rond n’a alors pas grand-chose à voir avec un sport collectif. Le jeu est brutal, brouillon, chaque joueur en possession du ballon voulant l’amener lui-même jusqu’au but adverse. Le dribble est symbole de virilité – valeur portée en triomphe par les joueurs de l’époque – à l’inverse de la passe ou des actions défensives. L’interaction entre chacun des acteurs reste donc, à ce stade, rudimentaire. Le seul véritable principe de coopération, le « backing-up », consiste à suivre de près un coéquipier pour lui prêter assistance en cas de besoin, ou prendre le ballon s’il lui échappe. Il faut dire que les lois du jeu n’aident pas non plus à l’instauration d’un football collectif. La sixième loi décrète ainsi que « quand un joueur a frappé le ballon, tout coéquipier qui est plus proche du but adverse est considéré hors du jeu, et ne peut toucher le ballon lui-même ni, de quelque façon que ce soit, empêcher quelque autre joueur de le faire , jusqu’à ce qu’il soit de nouveau dans le jeu ».
Dans ce contexte, comme au rugby, impossible d’adresser une passe vers l’avant. Ce n’est que la modification de la règle du hors-jeu, accompagnée de l’institutionnalisation du football, qui permettra de le moderniser.
Sappers, combination game et FA Cup
Quinze ans après leur mise en place, les Cambridge Rules sont loin d’avoir conquis l’ensemble du pays. C’est dans ce but qu’en 1863, sous les suggestions d’Ebenezer Morley, les capitaines, secrétaires et autres représentants d’une douzaine d’écoles publiques londoniennes et clubs sportifs se réunissent pour « former une association avec l’objectif d’établir un code défini de règles du jeu ». De ces discussions naîtra quelques mois plus tard la première fédération nationale de l’histoire du football : la FA. C’est sous l’impulsion de la création de la FA qu’est fondé le Royal Engineers AFC.
Ce club tient alors une place particulière au sein du paysage footballistique britannique : dirigé par le Major Francis Marindin, il représente le corps des ingénieurs royaux (Corps of Royal Engineers) de la British Army, plus communément connu comme Sappers. Ces soldats polyvalents exécutent diverses taches de génie militaire, de la construction d’infrastructures au déminage des champs de mine. Le Royal Engineers AFC apparaît alors comme la première équipe de football affiliée à une armée. Membre de la FA, le club répond présent lorsque, huit ans après sa création, la fédération lance la première édition d’un tournoi national à élimination direct. Nous sommes 20 juillet 1871, et la naissance de la FA Cup apparaît comme un nouveau tournant dans l’histoire du ballon rond. En parallèle de ces huit années d’institutionnalisation du football britannique, le jeu a lui aussi évolué.
D’abord, la Loi 6 des Cambridge Rules est amendée en 1866, autorisant désormais les passes vers l’avant tant que trois membres de l’équipe qui défendait soient placés entre le but et le joueur recevant le ballon, au moment de la passe. C’est à cette période que certaines équipes s’appuient pour la première fois sur un jeu de passe pour parvenir jusqu’au but adverse. Outre-Manche, ce nouveau style de jeu, loin de faire l’unanimité, est connu sous le nom de “combination game”. Des équipes en provenance du Nord de l’Angleterre et jouant avec des règles différentes de celles de Cambridge – et plus souples vis à vis des hors-jeu – sont reconnues pour développer ce jeu de combinaison dès la fin des années 1860. CW Alcock, ancien joueur qui a rejoint la FA au terme de sa carrière, note que le Sheffield FC est la première équipe à pratiquer le combination game, envoyant de longs ballons vers des joueurs situés proches du buts adverses. Les premiers rapports faisant état de ce type d’action datent de 1865. Mais c’est surtout sur la scène internationale que les Anglais vont être témoins de cette nouvelle manière de pratiquer le football.
En 1872, une Écosse censée être nettement inférieure accroche un 0-0 face à la nation mère du ballon rond. Tous les observateurs de l’époque s’accordent à dire que le jeu de passe écossais – pratiqué depuis quelques années par de nombreux clubs du pays en raison des règles locales plus souples sur le hors-jeu – explique en grande partie ce résultat inattendu. Si, au tournant des années 1870, le combination game vit ses premières heures, il est encore loin de s’être propagé dans l’ensemble du football anglais, notamment dans la moitié sud du pays.
De la gloire à l’anonymat
Basé dans la ville de Chatham, à une cinquantaine de kilomètres de Londres, le Royal Engineers AFC s’apprête à changer la donne. Dès 1869, des rapports décrivent une équipe qui “travaille bien ensemble”, loin de l’individualisme prégnant dans les autres clubs. Les éloges fusent, jusqu’à parler pour la première fois d’un onze jouant “magnifiquement” au football. La participation du club aux premières éditions de la FA Cup va donc permettre à l’Angleterre entière de découvrir une nouvelle façon de pratiquer ce sport. Car les résultats viennent appuyer la manière : les Sappers participent à quatre des sept premières finales de la plus vieille compétition de l’histoire du football. Si en 1872, le trophée revient aux Wanderers devant près de 2000 spectateurs au Kennington Oval et qu’Oxford prive les Engineers de la victoire l’année suivante, le style de jeu des militaires impressionne l’Angleterre. En 1930, un ancien joueur de Sheffield, W.E. Clegg, se souviendra d’une domination qui ne s’explique pas que par la pratique du “combination game” :
“Au début, les matchs joués contre eux avaient tournés à notre avantage, mais nous fûmes pour le moins surpris lorsque d’une saison sur l’autre, ils avaient étudié ‘des tactiques militaires de football’, le résultat étant que Sheffield fut largement battu dans les nouvelles conditions de jeu”.
Il faudra attendre 1875 pour finalement voir les Sappers remporter la FA Cup, au terme de deux finales contre les Old Etonians (2-0 après une première finale conclue sur le score de 1-1, et donc à rejouer). 146 ans plus tard, aucune autre équipe militaire n’a réalisé pareil exploit. Si le Royal Engineers AFC atteindra de nouveau la finale, en 1878 (défaite 3-1 face aux Wanderers), leur apogée durera moins d’une décennie. Le football grandit trop vite pour une équipe composée de militaires et non de footballeurs. Les acteurs du ballon rond se professionnalisent, ne laissant plus aucune chance au Royal Engineers de lutter contre les plus grosses cylindrées du pays. Les Sappers participent à leur dernière FA Cup lors de la saison 1882-1883, mais leur histoire ne se termine pas si vite.
En 1908, le Royal Engineers devient le seul club de l’histoire, avec le Wimbledon FC, à avoir remporté la FA Cup et la FA Amateur Cup. En plus de nombreux trophées glanés dans des championnats entre équipe militaires, les Sappers se sont offerts un luxe : en 2012, cent-quarante ans après la première finale de l’histoire de la FA Cup, ils prennent leur revanche face aux Wanderers, leur infligeant une humiliation (7-1). Leurs heures de gloires sont loin derrière, mais les Sappers défendent toujours aussi fièrement leurs couleurs.
De son apogée à sa disparition du haut niveau, l’histoire du Royal Engineers AFC est donc celle d’un autre football. Un football qui commence sa marche en avant, sa mue vers un véritable sport collectif. Un football qui s’institutionnalise, se professionnalise et s’intellectualise. Ironie de l’histoire, ces militaires auront donc contribué au développement d’un football dans lequel ils ne pourront plus s’épanouir au plus haut niveau.
Sources :
- James Bayley, « The story of the first FA Cup Final : How a bunch of amateurs from Letonstone won the cup« , MyLondon
- Jonathan Day, « Army football history : The only military team to win the FA Cup« , Forces
- Jonathan Wilson, La pyramide inversée
- « History of Royal Engineers Association Football Club« , Sapperfootball
- Kévin Charnay, « Le jour où la FA Cup a été crée« , So Foot