L’histoire de Bernhard Carl Trautmann sort tout droit d’un livre. Soldat dans la Luftwaffe, prisonnier de guerre en Angleterre, il écrit le plus beau chapitre de son histoire à Manchester. Sacré meilleur joueur de l’histoire de City par les supporters, le portier allemand a brillé outre-Manche. Portrait d’un gardien hors du commun.
LIRE AUSSI – La « trêve de Noël » 1914, quand le football interrompt la guerre
Les cent mille spectateurs de Wembley retiennent leur souffle en cette après-midi de mai 1956. A la réception d’un centre, Peter Murphy se jette sur le ballon. Face à lui, le gardien de Manchester City réalise une sortie kamikaze pour préserver ses cages. Le genou de l’attaquant de Birmingham percute violemment la nuque de Bert Trautmann qui reste à terre. Après quelques minutes de flottement, l’Allemand se relève difficilement. Le jeu se poursuit, quand sur une ouverture le gardien Citizen se sacrifie à nouveau, la tête la première, dans les pieds du redoutable Eddy Brown, meilleur buteur de première division cette année-là. Inquiet pour sa nuque, il continue le combat complètement sonné jusqu’à la fin. Au coup de sifflet final, les Citizens exultent et remportent leur troisième FA Cup (3-1). Un accomplissement d’autant plus marquant pour Trautmann qui s’est, sans le savoir, fracturé les vertèbres cervicales. Une blessure grave qui aurait pu le paralyser à vie. « J’ai eu beaucoup de chance », explique-t-il plus tard. La presse salue la performance exceptionnelle du trentenaire qui gagne les grâces du peuple de City. Son passé sulfureux est oublié. L’ancien soldat du IIIe Reich est devenu une légende des terrains.
Les horreurs de la guerre
Son histoire commence en octobre 1923 à Brême. Le jeune Bert grandit dans une Allemagne épuisée par la Première Guerre mondiale. La décennie suivante sera celle de la terreur et de la peur avec l’arrivée au pouvoir en 1933 du parti national-socialiste des travailleurs allemands ou plus simplement le parti nazi. A seulement dix ans, il rejoint deux millions d’enfants allemands dans les jeunesses hitlériennes. Un chiffre qui monte à cinq millions en 1937, où la propagande nazie fonctionne à plein régime pour broyer le cerveau de Bert et ses camarades. « En grandissant dans l’Allemagne d’Hitler, vous n’aviez pas d’esprit propre. », analyse l’ancien gardien de City. Ses qualités physiques sortent très vite du lot. Il joue au football, au hand et aussi au völkerball – l’équivalent de la balle au prisonnier.
Deux ans plus tard, l’Europe bascule dans le sang. L’Allemagne envahit l’Autriche puis la Pologne. Âgé de 15 ans, Bert travaille comme apprenti chez un fabricant de camion. Mais l’expérience ne va pas faire long feu. Il se porte volontaire dans l’armée allemande, galvanisé par la propagande d’Adolf Hitler. « Quand on est un jeune garçon, la guerre ressemble à une aventure », explique le principal intéressé. Après un échec au test pour devenir spécialiste en communication, il est engagé dans le régiment parachutiste des Fallschirmjäger.
Sa première mission l’emmène en Union Soviétique, où il s’aventure sans le savoir dans un enfer dont il ne ressortira pas indemne. Guidé aveuglément par la haine de l’ennemi, il participe à l’opération Barbarossa. Une invasion qui tourne au fiasco et coûte la vie à plus de cinq millions de personnes. Relégué en amont de la ligne de front, il s’occupe de réparer les véhicules. Mais une mauvaise blague va tourner à l’enfer. Avec des compagnons d’armes, il va mettre hors d’état un véhicule des officiers pour les distraire et récupérer de la nourriture. Jugé pour sabotage, il est condamné à neuf mois de prison dans le froid glacial de Jitomir en Ukraine. Incarcéré dans des conditions insalubres, une appendicite le fait souffrir. Mais il échappe, une première fois, à la mort après une opération de sauvetage de la Luftwaffe.
« J’étais volontaire à dix-sept ans. J’étais parachutiste. J’ai combattu en Russie pendant trois ans. J’étais en France après le débarquement. J’étais à Arnhem, j’étais dans les Ardennes. J’ai été capturé en mars 1945 et je suis venu en Angleterre comme prisonnier de guerre. C’est alors que ma véritable éducation a commencé, à vingt-deux ans, en Angleterre. » Bert Trautmann
LIRE AUSSI – La Coupe du Monde 1942 : des préparatifs à l’annulation contrainte
Les atrocités de la guerre arpentent son esprit, dont une en particulier. Stationné dans une forêt ukrainienne, il est le témoin d’un massacre de juifs par les Einsatzgruppen, une unité mobile d’extermination de juifs. « Ma première pensée a été : Comment mes compatriotes peuvent-ils faire des choses comme ça ? ». Il poursuit sans détour, « si j’avais été un peu plus âgé, je me serais sans doute suicidé sur le moment ». Il continue son chemin et arpente la France, les Pays-Bas et l’Angleterre, en échappant aux mains de la résistance française et aux soldats américains. Pourtant, il doit finalement déposer les armes en 1945. Capturé par les Britanniques, il est envoyé dans un camp de prisonniers, proche de Manchester, à Ashton-in-Makerfield.
Les années passent et en 1948 le Royaume-Uni libère les prisonniers de guerre. Deux options s’offrent à eux : rentrer chez eux ou rester travailler outre-Manche. Bert choisit de s’installer dans sa nouvelle terre d’accueil. En Angleterre il apprend « l’humanité, la tolérance et le pardon ». Durant ces années en captivité, il rencontre Margaret avec qui il aura une fille, Frida. Pourtant, il abandonnera sa fille et sa compagne après avoir entendu les sirènes de Manchester. Durant cette période, il retrouve les terrains de foot et se mue en gardien de but, un peu par hasard. Il s’épanouit dans son nouveau rôle et décide s’inscrire au Saint Helens Town.
De la prison à Manchester City
Ses prestations impressionnent et il est rapidement repéré par Manchester City. Après une saison en amateur, en octobre 1949 il devient professionnel en rejoignant la première division anglaise. L’indignation de la communauté juive ne tarde pas à se faire entendre. Plus de 20 000 supporters manifestent devant le stade pour réclamer son départ. Face aux menaces de boycott et aux lettres envoyés par centaines au siège du club Citizen, demandant l’annulation de la signature de l’ancien soldat de l’armée allemande, le capitaine de City, Eric Westwood, monte au créneau et déclare, « il n’y a pas de guerre dans les vestiaires ». Et pourtant, un soutien de poids va changer la situation devenue toxique dans la ville ouvrière.
Le rabbin Alexander Altmann, réfugié allemand, écrit une tribune dans le Manchester Evening News pour défendre son compatriote : « Chaque membre de la communauté juive a le droit d’avoir son opinion – mais il n’y a pas d’effort concerté visant à mettre un terme au soutien que nous apportons au club de football de Manchester City, écrit-il. Si ce gardien de but est, comme on le dit, un homme digne de l’être, j’ai envie de dire que rien ne devrait l’empêcher de jouer au football. Chacun doit être jugé au vu de ses propres mérites ». Les protestations se tassent et Bert se rapproche de la communauté juive qui lui demande des explications : « Plus tard, je suis allé dans la communauté juive et j’ai essayé d’expliquer les choses. J’ai essayé de leur faire comprendre la situation des gens en Allemagne dans les années 1930. J’ai demandé s’ils avaient été dans la même situation, sous une dictature, comment auraient-ils réagi ? En parlant comme ça, les gens ont commencé à comprendre. ».
Attendu au tournant, le nouveau portier n’est pas en odeur de sainteté sur les pelouses anglaises. Les insultes fusent des tribunes, comme ce 14 janvier 1950 contre Fulham. Les invectives qui descendent des travées de Craven Cottage se font de plus en plus discrètes au fur et à mesure que le chrono défile. Et pour cause : du haut de son mètre quatre-vingt-quatre, il multiplie les arrêts. Dans un style de jeu peu orthodoxe pour l’époque, il détonne avec ses sauvetages kamikazes et ses relances à la main. Le public londonien tombe sous le charme de Bert. Un supporter des Cottagers raconte l’hommage des milliers de spectateurs au coup de sifflet final. « On s’est tous mis à frapper frénétiquement dans nos mains au moment de la haie d’honneur, raconte Jim Sims. Comme si on cherchait, de cette manière, à se faire pardonner notre attitude. C’était très émouvant ».
En seize ans à Maine Road, il dispute 545 matchs et remporte la Coupe d’Angleterre en 1956. Cette année-là, il devient le premier joueur étranger et le premier gardien a remporté le trophée de meilleur joueur de l’année en Angleterre. Une récompense qui prend une tout autre dimension au vu du parcours de l’ancien soldat allemand. Plus tard, d’autres gardiens s’offriront la prestigieuse reconnaissance comme Gordon Banks (1972) ou Pat Jennings (1973).
LIRE AUSSI – Manchester et ses Busby Babes : d’Old Trafford aux étoiles
« C’était le meilleur gardien contre lequel j’ai joué. On disait toujours, ne regarde pas dans le but quand tu essaies de marquer contre Bert. Parce que si vous le faites, il verra vos yeux et lira dans vos pensées » Bobby Charlton
De retour sur le rectangle vert contre l’avis de ses médecins, seulement six mois après sa fracture aux vertèbres cervicales, il connaît une fin de carrière compliquée. La mort de son fils John, un mois après sa blessure en finale de la FA Cup anéantit sa femme et son couple. Il range les gants en 1964 et quitte Manchester en héros. Un dernier interlude à Wellington Town, à l’ouest du pays, se termine rapidement après deux petites rencontres. Reconnu dans son pays d’adoption, il ne peut en dire autant dans son pays natal. Le mythique sélectionneur allemand Sepp Herberger exigera en vain de le voir revenir jouer au pays pour qu’il porte le maillot de la Nationalmannschaft. Mais Trautmann refusera et il est sera mis de côté.
Absent de la sélection lors du triomphe de l’Allemagne de l’Ouest face à la Hongrie à la Coupe du monde 1954, il fait pourtant bien partie du voyage. Loin des cages, il occupe le rôle d’interprète au sein de la délégation allemande. Un rôle similaire se présente malheureusement en 1958. Dans l’aéroport de Munich, en ce 6 février 1958, l’avion de l’équipe de Manchester United s’écrase. Vingt-trois personnes décèdent dans cette tragédie qui résonne encore aujourd’hui dans le cœur des supporters des Red Devils. Parmi les victimes, huit joueurs perdent la vie, mais aussi des journalistes, dont l’ancien gardien de City : Frank Swift. En apprenant la nouvelle, Bert se rend chez son rival et propose son aide pour traduire les échanges avec les officiels allemands.
À la retraite, Bert Trautmann ne s’éloigne jamais trop loin des pelouses. Décoré de l’ordre de l’Empire Britannique pour services rendus en faveur des relations entre l’Allemagne et le Royaume-Uni, il arpente le monde, entraînant successivement la Birmanie, la Tanzanie, le Libéria, le Pakistan et le Yémen. Après une vie bien remplie, il passe l’arme à gauche en 2013, à l’âge de 89 ans, en paix avec son passé. Reconnus pour son engagement en dehors du terrain, ses parades spectaculaires ont émerveillé les spectateurs. Fasciné, le mythique Lev Yashin va rendre hommage à un joueur atypique qu’il n’a jamais affronté : « Il n’y a eu que deux gardiens de classe mondiale. L’un était Lev Yashin, l’autre était le garçon allemand qui a joué à Manchester – Trautmann ».
Sources :
Catrine Clay, Trautmann’s journey : from Hitler youth to FA Cup legend, Edition Yellow Jersey, 2011
The Guardian, Bert Trautmann: from Nazi paratrooper to hero of Manchester City, 2010
L’Equipe, Des Jeunesses hitlériennes à Manchester City : l’incroyable histoire de Bert Trautmann, 2019
The Times of Israël, Comment un ancien nazi est devenu une star du foot grâce aussi à un… rabbin, 2011
The Independant, Bert Trautmann : Germany should never again go to war over race or ideaology, 2011