Avant les victoires et l’établissement des records individuels et collectifs, l’Équipe de France de football a dû, comme nombre de sélections, se construire lentement pour se transformer en une équipe élitiste et victorieuse. Son avènement remonte à 1904, au temps d’un jeune football et d’une professionnalisation encore étrangère, s’exportant peu à peu au-delà du pré carré britannique. Les débuts de cette sélection nouvelle, bien qu’enthousiastes, se révèlent difficiles pour de nombreuses raisons.
Le football, ce sport dit « moderne », se développe dans la seconde moitié du XIXème siècle en Grande-Bretagne – souvent, l’adage cite la seule Angleterre et nous fait oublier la contribution écossaise. Par la suite, entre la fin de ce siècle et à l’orée du suivant, les clubs se multiplient et la diffusion s’étend en dehors des frontières britanniques et européennes, via notamment les ports et empires coloniaux. Les fédérations nationales adviennent également, suivis de près par les premières sélections.
L’Équipe de France naît en 1904, plus exactement le 1er mai, date à laquelle elle dispute ce qui reste comme le premier match de son histoire. Ce dernier l’oppose à son pareil belge, dont c’est également le baptême du feu.
La rencontre est à l’initiative de l’UBSSA (Union belge des sociétés de sports athlétiques) qui invite son homologue française l’USFSA (Union des sociétés françaises de sports athlétiques), la grande fédération française omnisports. C’est la commission de Football Association, au sein de l’USFSA, qui décide quels sont les joueurs qui seront présents pour cette rencontre. Parmi les onze joueurs finalement alignés, on retrouve dix parisiens pour un seul provincial. Ce dernier est un attaquant – Adrien Filez – qui évolue au sein de l’Union sportive tourquennoise.
Parmi les autres joueurs, nous retrouvons par exemple celui qui reste comme le premier capitaine de la sélection, Fernand Canelle, le milieu Jacques Davy, mais aussi les attaquants Gaston Cyprès, Louis Mesnier, Marius Royet et Georges Garnier, qui accompagnent le jeune tourquennois sur le terrain. En effet, les attaquants sont nombreux car le schéma adopté, très offensif et répandu dans le premier quart du XXème siècle, est un 2-3-5.
Le match, se déroulant au Stade du Vivier d’Oie d’Uccle, est très animé et à la 12ème minute le score est déjà d’un partout. Cette minute est celle du premier but de l’histoire de l’Équipe de France. Son auteur est Louis Mesnier, qui égalise par la même occasion. Son partenaire d’attaque, Marius Royet, double la mise, permettant ainsi à toute son équipe d’être en tête à la mi-temps. Finalement, Belges et Français se quittent sur le score de 3-3 – les Belges menèrent 3-2 jusqu’à ce que Gaston Cyprès n’égalise de nouveau en fin de match. Ces buts et ces hommes firent les débuts de la sélection internationale française.
Des débuts auxquels assistèrent moins de 2000 spectateurs, dont nombre de nordistes ayant fait le court déplacement dans la Belgique voisine. L’Équipe de France est née et cette dernière grandit, non sans difficultés, dans ce début de XXème siècle, sous l’influence de son époque et de l’évolution globale du football français.
Aléas administratifs et retard sportif
Cette rencontre entre internationaux belges et français ne fut pas la première expérience internationale du football hexagonal. Comme le rappelle François da Rocha Carneiro, docteur en histoire contemporaine et auteur d’une thèse sur l’histoire de la sélection française, il existe « deux grands foyers dans les années 1890 et 1900, le Nord et Paris, dans lesquels les clubs souhaitent se mesurer à leurs homologues étrangers ». D’un côté, dans la capitale française, on observe une « anglophilie certaine s’expliquant par la présence d’équipes anglaises dans la ville. Les clubs parisiens souhaitent alors se mesurer directement à ceux d’outre-manche. De l’autre côté, dans le Nord, il suffit de passer la frontière, pour rencontrer ses voisins de Tournai ou de Mouscron ».
Ces premières joutes internationales font germer l’idée de la création d’une véritable sélection nationale pour affronter les pays voisins, une pratique existant déjà au Royaume-Uni depuis de nombreuses décennies. En effet, ce qui fut le premier match international de football de l’histoire, opposant la sélection d’Angleterre à celle d’Ecosse, se dispute dès le 30 novembre 1872 à Glasgow. Pour l’historien spécialiste des Bleus, la « France est dans l’ère du temps et sa sélection nationale est une émulation principalement sportive, celle de joueurs voulant se mesurer à leurs homologues étrangers ».
Cependant, la presse joue également un rôle dans l’avènement de cette Équipe de France, du moins en motivant son intégration dans l’opinion publique et le monde sportif. Tout comme le quotidien L’Equipe aujourd’hui, son aîné L’Auto accompagne médiatiquement cette sélection. Les matchs de cette dernière sont commentés avant et après leur déroulement et la parole est donnée aux principaux acteurs. François da Rocha Carneiro explique cette position par la logique suivante : « En créant l’évènement sportif, on peut vendre de la presse sportive ». D’ailleurs, le quotidien, qui est à l’initiative du Tour de France, accompagne au plus près la sélection de football lors de son premier match par l’intermédiaire de l’un de ses journalistes faisant le trajet en train avec les joueurs jusqu’en Belgique.
Néanmoins, malgré toutes ces bonnes volontés et un premier match concluant face aux voisins belges, les années 1900 sont difficiles pour cette sélection naissante. Les défaites et les difficultés annexes sont nombreuses au cours de cette première décennie et même jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Deux exemples en particulier peuvent illustrer le retard sportif qu’accuse la sélection française. Tout d’abord les Jeux Olympiques de Londres en 1908 ainsi que la rencontre l’opposant à la Squadra Azzurra le 18 mai 1910. Dans la capitale anglaise, les Français s’inclinent lourdement et par deux fois face au Danemark. Les scores de 9-0 et de 17-1 sont sans appel. En 1910, face aux Italiens, c’est une nouvelle défaite contre une équipe qui jouait pourtant sa première rencontre internationale. Dans ses recherches, l’historien François da Rocha Carneiro retrouva d’ailleurs une déclaration dans la presse de Pierre Allemane, sélectionné à sept reprises entre 1905 et 1908, faisant état du retard des Français vis-à-vis de leurs voisins anglais. Ce dernier suggérait même l’abandon ponctuel de ces rencontres contre l’équipe d’Angleterre jusqu’à ce que le niveau des joueurs français s’améliorent par le biais des rencontres franco-anglaises en club.
Ces difficultés sur le terrain peuvent s’expliquer par le contexte global, sportif et militaire, entourant celui-ci en France. Tout d’abord, la France accuse un retard logique vis-à-vis de sa voisine d’outre-manche. Alors que la professionnalisation s’est imposée chez cette dernière, dans l’Hexagone, les joueurs demeurent de « simples » amateurs. Le football n’est pas le métier premier des hommes qui composent la sélection des années 1900 et 1910. Bien entendu, l’absence d’un statut professionnel empêche, par extension, une pratique assidue s’incarnant par des entraînements réguliers et un repos adapté.
Au-delà de cette question, l’époque est à d’autres priorités et c’est ici qu’intervient une autre problématique, celle du service militaire. En effet, ces joueurs sont des conscrits comme les autres dans un pays durement marqué, psychologiquement et territorialement, par la guerre franco-prussienne de 1870. C’est ainsi qu’une difficulté supplémentaire s’impose, surtout lorsque tel ou tel joueur n’obtient pas les permissions militaires indispensables pour se libérer le jour d’un match. Comme le rappelle l’historien du football Paul Dietschy, cette situation se détériore encore un peu plus avec la Loi André (ou Loi Berteaux) de 1905 qui a pour but de limiter les exemptions et qui rétablit l’égalité de tous devant le service militaire.
Enfin, l’Équipe de France, bien qu’élitiste dans sa conception, demeure l’apanage des joueurs parisiens et nordistes. En effet, l’USFSA se focalise sur ces deux foyers afin d’y sélectionner les meilleurs joueurs, elle est d’ailleurs très critiquée pour cela. Ainsi, la sélection française se prive possiblement de talents extérieurs à ces deux zones géographiques. Cette focalisation peut s’expliquer par les performances des clubs du Nord (notamment le Racing Club de Roubaix qui remporte plusieurs fois le championnat de l’USFSA dans les années 1900) mais aussi par les difficultés liées aux transports de l’époque qui ne permettent pas d’observer de manière régulière le plus grand nombre.
Néanmoins, la sélection française peut compter dans ces années sur ses premières grandes célébrités pour s’imposer dans le cœur du public. Par extension, ces joueurs reconnus sont de ceux qui participent à la diffusion du football en France et à sa popularité grandissante. À ce jeu, un club francilien se démarque largement par la grande contribution de ses joueurs.
L’antichambre audonienne
Ce club c’est le Red Star – Red Star Club de son nom complet jusqu’en 1901, avant d’utiliser divers dénominations dans les décennies suivantes – , fondé en 1897 par Jules Rimet, futur président de la FIFA et créateur de la Coupe du monde. Le club, l’un des plus anciens et mythiques du football français, choisit en 1909 la ville de Saint-Ouen comme point d’ancrage définitif, après voir notamment joué non loin de la Tour Eiffel. C’est en son sein que bon nombre des premiers internationaux français s’expriment. Parmi eux, certaines des toutes premières célébrités de la sélection.
L’un des premiers à citer est sans doute le gardien de but Pierre Chayriguès. Celui qui est reconnaissable à « sa gueule et à sa casquette », comme le dit François da Rocha Carneiro, honore 21 sélections en faveur de la sélection française (entre 1911 et 1925) et est des trois premiers succès en Coupe de France du Red Star. Surtout, par ses plongeons théâtraux qui font le bonheur de la presse et du public, il encourage le plus grand nombre à se rendre dans les stades, participant à la dimension « spectaculaire » naissante de ce sport. Le gardien audonien, bien que très célèbre, n’est pas le seul à citer parmi les talents évoluant dans le club à l’étoile.
De la cage, passons directement à l’attaque et à Eugène Maës. Ce Parisien de naissance est recruté par le Red Star en 1910, à tout juste 19 ans. Avec les Audoniens il remporte le championnat de la LFA (Ligue de football association) en 1912. Une compétition organisée par cette même LFA, émanation dissidente de l’USFSA. Surtout, Maës est le premier grand buteur de l’histoire de l’Équipe de France. Avec cette dernière il marque plus qu’il ne joue. En effet, il inscrit la bagatelle de 15 buts en seulement 11 sélections.
Un autre cas audonien, celui de Jules Verbrugge, est représentatif d’une époque qu’il est parfois difficile de cerner. Ce joueur a d’abord longtemps été confondu avec un certain Julien Verbrugghe, possiblement né à Roubaix et détenant le titre honorifique du plus jeune joueur sélectionné chez les Bleus. Les doutes autour de son profil sont désormais dissipés. Jules Verbrugge, et non pas Julien Verbrugghe, fut bien un joueur du Red Star, dont le lieu de naissance n’est sans doute pas Roubaix.
Enfin, ce record de précocité – il joua bien en Équipe de France, mais à partir de l’âge de 20 ans – qui lui fut longtemps attribué, appartient en vérité à Félix Vial. Cet autre francilien, joua pour la France en 1911, à l’âge de 17 ans, deux mois et 15 jours.
Le malheureux Jules Verbrugge, longtemps confondu avec un autre qui n’exista peut-être jamais, décède sur le champ d’honneur au cours de la bataille de la Somme, le 21 août 1916. Eugène Maës pour sa part ne fut « que » blessé durant la Grande Guerre. Il obtient d’ailleurs la Croix de Guerre. Ces hommes s’inscrivent dans la longue tradition de joueurs du Red Star et de la sélection morts pour la France. Car s’il survit à ce conflit mondial, le grand attaquant des années 1910 est victime du suivant. Dénoncé pour propos anti-allemands et gaullistes, il est déporté au camp de concentration de Dora, où il meurt le 30 mars 1945.
Tout comme Rino Della Negra, engagé au sein des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – Main-d’oeuvre immigrée) du Groupe Manouchian – de la célèbre « Affiche Rouge » – et licencié au Red Star durant la Seconde Guerre mondiale, Maës fait partie de cette fibre de joueurs rattachée à la Résistance. Surtout, ces destins rappellent qu’avant la seconde, la Première Guerre mondiale, comme pour toute la société, fut un véritable tournant pour le football français et son équipe nationale.
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La guerre, vectrice malheureuse de changements
En convalescence au sortir de la guerre, Eugène Maës reprend le football au Stade Malherbe caennais (devenu le SM Caen) jusqu’en 1930 mais n’est jamais rappelé en Équipe de France. Hormis certains, comme Pierre Chayriguès qui enfile les couleurs françaises jusqu’en 1925, la plupart des joueurs subissent un basculement qui mène à une « génération de la relève », comme le dit l’historien François da Rocha Carneiro. En effet, en plus de ceux qui perdent leur vie au cours du conflit, comme Charles Dujardin ou Émile Dusart, d’autres ne peuvent continuer une carrière semblable à celle d’avant-guerre. S’il y a bien sûr le buteur cité précédemment, nous pouvons aussi évoquer Gaston Barreau, dernier capitaine avant le déclenchement de la guerre et international à 12 reprises.
Si l’ancien capitaine Barreau reste associé à l’Équipe de France, dont il devient le manager en 1919 avant d’en incorporer le staff jusqu’à sa mort en 1958 – il décède durant le mondial suédois, jour du match face à la Yougoslavie -, d’autres n’ont pas cette chance. Beaucoup ne purent continuer leur carrière en sélection ou tout simplement la commencer comme le rappelle François da Rocha Carneiro. Les affres du temps et de la guerre ont raison de possibles nouveaux talents.
Cependant, après la guerre, les évolutions sont dantesques et déterminantes pour l’avenir de la sélection française. En 1919, l’USFSA qui fut critiquée sur de nombreux points concernant sa gestion du football de club et international, est évincée par le Comité français interfédéral (CFI). Celui-ci est d’ailleurs l’ancêtre direct de l’actuel Fédération Française de Football. Alors que l’USFSA gérait les intérêts de plusieurs sports et négligeait parfois celui qui nous concerne ici, le CFI ne se consacre qu’à ce dernier. Pour da Rocha Carneiro, « la guerre règle définitivement la guerre des fédérations ».
Enfin, le football acquiert ses lettres de noblesses après 1918 et devient un des grands sports populaire, à l’instar du cyclisme. Dans son Histoire du football, Paul Dietschy considère qu’avant 1914 le football est « au mieux inexistant, au pis ridicule ». Pour son homologue spécialiste des Bleus, qui se veut moins catégorique, l’après-guerre participa d’un mouvement préalable. Les joueurs comme Maës, Chayriguès ou encore Gaston Barreau aidèrent le football français à grandir et à se diffuser via sa « spectacularisation ».
La jeune Équipe de France, au lendemain de la Grande Guerre, évolue et surmonte nombre de difficultés inhérentes à son époque et à la place du football dans le pays. Malgré les nombreuses défaites, elle gagne au cours de cette période ses premiers noms mythiques. Beaucoup ont perdu précocement la vie ou n’eurent pas la carrière qu’ils méritaient sans doute. Néanmoins, ceux-ci participent à l’enracinement de cette institution qu’est la sélection française, dans l’opinion publique et le cœur des peuples du stade. Plus encore, la maturation progressive de cette sélection participe à la popularisation du football en France et impose la question du professionnalisme. Les premiers coups d’éclat des années 1920 et 1930 trouvent leur genèse dans ce premier quart de siècle très particulier.
Épisode 2 – L’Équipe de France, les mille visages et les premiers coups d’éclat
Sources :
- Entretien avec l’historien François da Rocha Carneiro, réalisé le 24 novembre 2020.
- Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, 2010.
- Pierre Cazal, « A la recherche du benjamin des bleus », Chroniques bleues, 12 septembre 2020.
- Fédération française de football
Crédits photos : Gallica – Bibliothèque nationale de France