Sétif est une petite ville de l’est algérien, perchée en altitude, loin de la Méditerranée. Rien ne la prédestine au football et pourtant l’Entente Sportive Sétifienne fait partie du Gotha du football africain. Comment s’est construit ce club atypique ?
1958, le foot algérien entre en guerre
En 1958, l’Algérien Rachid Mekhloufi fait le bonheur de l’AS Saint-Etienne et Geoffroy-Guichard se délecte de ses arabesques. A vingt et un ans, il est plus qu’un espoir. Car il est déjà champion de France et champion du monde militaire, un titre acquis avec les bleusailles en 1957. Son talent n’a pas échappé à Albert Batteux qui l’a déjà convoqué quatre fois chez les A et qui compte l’emmener à la Coupe du Monde suédoise. Le petit attaquant, virtuose technique, amènera une touche de créativité supplémentaire aux côtés de Vincent, Kopa, Fontaine et les autres… Et son intégration au onze tricolore pourra illustrer la politique d’intégration des peuples colonisés dont se vante la France.
Mais l’histoire fut tout autre. En avril 1958, Mekhloufi quitte discrètement la France en voiture avec trois amis algériens. Comme lui, ils sont footballeurs professionnels et comme lui, ils sont natifs de Sétif, ville des hauts plateaux kabyles. Ensemble, ils passent en Suisse en catimini puis rejoignent Tunis. Avec d’autres footballeurs déserteurs, ils constituent l’équipe du FLN (Front de Libération Nationale) algérien.
En utilisant la puissance médiatique du football, le FLN veut mettre un coup de projecteur sur la guerre d’indépendance débutée en 1954. Une guerre que la France s’évertue à cacher aux yeux du monde. Ces diplomates en crampons vont sillonner le globe pendant quatre ans et disputer près de cent matchs. Lorsque l’Algérie devient enfin indépendante en 1962, nos quatre sétifiens sont soulagés, heureux et fiers. Fiers d’avoir contribué à la défaite française et fiers d’avoir vengé Sétif, ville victime de la barbarie française dix-sept ans auparavant.
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Sétif, marquée pour l’éternité
En 1945, Mekhloufi et ses trois compères futurs déserteurs, Mokhtar Arribi, Abdelhamid Kermali et Aldelhamid Bouchouk sont jeunes. Mais ils sont suffisamment vieux pour se souvenir à jamais des massacres du 8 mai. Ce jour-là, la fête de la Libération bat son plein à Sétif jusqu’au moment où la foule scande « Vive l’Algérie indépendante ! ». L’ambiance s’alourdit. Puis le drame arrive quand un homme brandit un drapeau vert et blanc : la police tire et le tue. La foule panique, c’est le début des émeutes. Le gouvernement De Gaulle répond par une répression impitoyable. Exécutions, destructions de villages et mitraillages provoquent la mort de 20 000 à 40 000 algériens. Rachid Mekhloufi témoigne : « Bien sûr j’ai vécu les évènements de Sétif, ils m’ont énormément marqué. J’avais neuf ans et c’est resté dans ma mémoire : je revois les mitrailleuses pointées sur les champs où on jouait. »
Le FLN fait l’Entente
Sétif la martyre n’oubliera jamais. Cette mémoire et la rancune qui l’accompagne sont un terreau fertile sur lequel va naître l’Entente Sportive Sétifienne. Car, en avril 1958, le FLN ne se contente pas de fonder son équipe internationale avec Mekhloufi et consorts. Il crée aussi un club musulman en Algérie et pour cela il choisit Sétif. Le discours de Mohammed Kharchi, au nom du FLN, en dit long sur le rôle politique donné au club : « C’est avec énormément de plaisir que je viens aujourd’hui au nom du peuple algérien, vous notifier l’agrément du FLN, pour la création d’une équipe de football à Sétif. Soyez digne de la confiance placée en vous et faites-en sorte d’être à la hauteur de la mission qui vous est confiée. Vive l’Algérie ! Gloire à nos Martyrs ! »
En fait, la mission confiée à l’Entente Sportive Sétifienne est double. Il s’agit d’abord d’utiliser le football comme un outil de résistance pacifique. Les victoires sur les terrains galvaniseront le peuple et rallieront les derniers sceptiques à la cause indépendantiste. Mais, l’autre rôle de l’Entente est de faciliter les opérations militaires. L’équipe sert de couverture aux fidayin, ces combattants de l’ALN (Armée de Libération Nationale) qui jouent pour l’Entente. Grâce aux laissez-passer octroyés pour disputer les matchs, ils se déplacent plus facilement, pour mener à bien sabotages et attentats à la bombe, et pour ravitailler les troupes montées au djebel et cachées dans la montagne.
Sous les bombes, les buts
Certes le FLN a choisi Sétif, mais si l’Entente existe c’est surtout grâce à un homme, Ali Bendaoua, dit Ali Layass. Gardien du stade de la ville, il organise depuis 1954 des matchs et des entrainements clandestins pour des dizaines de Sétifiens. Affectueux mais intransigeant, il lui arrive de lancer une poignée de cailloux sur un joueur indiscipliné. Cela lui vaut le surnom d’Ali « caillasse », qui devient Ali Layass. Lorsque le FLN le sollicite pour constituer l’Entente, il n’hésite pas. D’une part, il contribue à l’effort de guerre. D’autre part, il va avoir le plaisir de coacher des joueurs qu’il sait doués et avides de victoires.
Effectivement, l’Entente remporte aisément les rencontres « amicales » qu’elle dispute contre les militaires français. Dans un style typiquement algérien qui allie technique, vivacité, inventivité, les Sétifiens donnent le tournis à leurs adversaires. Il leur faut même se retenir, pour éviter l’humiliation et la colère des colons. Vêtus de maillots noirs et blancs parce que le vert et blanc leur a été refusé, ils se font une réputation flatteuse. En 1961, les autorités françaises les autorisent à affronter les clubs coloniaux de l’est du pays. Après plusieurs victoires, ils perdent 0-1 contre l’US Constantine, au cours d’un match où ils sont spoliés de trois buts pourtant valables… Tous les moyens étaient bons pour empêcher cette équipe 100% algérienne et estampillée FLN de damer le pion aux clubs « français ».
Premiers trophées et second souffle
Après les accords d’Evian et le référendum d’autodétermination, l’Algérie acquiert son indépendance en juillet 1962. Immédiatement, le football, sport chéri du peuple, reprend ses droits. Tous les clubs musulmans historiques, dissous au début de la guerre, renaissent de leurs cendres. Club neuf, l’Entente fait figure de petit poucet. Mais, les Aigles de Sétif s’engagent sans complexe dans la compétition… Et ils ont raison puisqu’ils remportent les deux premières Coupes d’Algérie (1962 et 1963), au nez et à la barbe des « grands » clubs comme l’USM Alger, le Mouloudia d’Oran ou le Mouloudia Olympique de Constantine.
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La recette de ces succès associe la virtuosité technique et la cohésion acquise après quatre années à jouer ensemble. Mais, il faut y ajouter une propension à « arracher » des victoires dans les dernières minutes, à remonter des scores défavorables. Cette aptitude est à l’origine de la légende du « second souffle », qui colle à l’Entente depuis cette époque. Jamais battus, les Sétifiens sont réputés pour leur mental de fer et une grande condition physique qui permettent de renverser les situations les plus compromises.
Ce mental à toute épreuve, c’est l’apanage des Kabyles, qui bataillent depuis des lustres pour la reconnaissance de l’identité berbère et pour résister aux conquérants successifs. Les Sétifiens ont en plus une dureté sûrement due aux conditions de vie difficiles des hauts plateaux, entre étés torrides et hivers neigeux. Huber Velud, entraineur de l’Entente en 2013, résumait bien cet état d’esprit : « En Kabylie, dans l’est, les gens sont des guerriers, ce sont des durs, ça n’a rien à voir avec les Algérois, les Oranais, plus décontractés, plus fêtards. A Sétif, les gens ont la gnaque, ils ont la culture de la gagne. ». Quant à l’historique supériorité physique des Aigles, elle s’explique par l’altitude (1100 mètres) qui permet de développer les capacités aérobies. Mais il ne faut pas omettre l’apport de Mokhtar Arribi.
Ex-joueur du FC Sète et du RC Lens, Arribi avait rallié l’équipe du FLN en 1958, en embarquant dans la même voiture que Mekhloufi. En 1962, à trente-huit ans, il raccroche les crampons et devient le coach de l’Entente. Rigoureux pour ne pas dire austère, il fait du travail physique la condition sine qua non du succès. « Pour moi le travail physique conditionne les victoires. Un technicien sans physique n’est rien, il est vite battu par un joueur techniquement inférieur. Si un élément n’est pas bien physiquement, il ne peut pas exprimer sa technique ». En pratique, Arribi inflige à ses joueurs des footings très matinaux aux alentours de Sétif : « Dans les brumes de l’aurore glaciale, dans le silence des pins ».
Des titres, du talent, de l’engouement : le kiff de Sétif
Force physique, mental d’acier et talent technique font de l’Aigle Noir l’équipe phare des années 60. Il gagne encore la coupe 1967 et fait le doublé coupe-championnat en 1968. Quelques individualités sortent du lot et font partie à jamais des légendes du club. Citons le buteur longiligne Messaoud Koussim et l’intransigeant latéral Amar Bourouba, alias le « sens interdit ». Mais les deux vedettes de cette époque sont Lounis Mattem et Abdelhamid Salhi. Dans la lignée des tripoteurs de ballon dont raffole l’Algérie (Mekhloufi, Dalheb, Belloumi, Madjer, Saïb, Benarbia, Zidane, Benzema, Fekir, Mahrez, Belaïli), ils ont tour à tour mené l’attaque de l’Entente. Le soliste Mattem est un ailier-dribbleur dont le style rappelle Garrincha, alors que Salhi est un meneur-distributeur qui occupe l’axe.
Au gré de leurs victoires en Coupe, les Aigles mobilisent un public nombreux et fervent. Pour les finales jouées au stade des Annassers, ce sont des centaines de voitures qui parcourent les 220 kilomètres qui séparent la capitale des hauts plateaux et Alger. A chaque fois, quel que soit l’adversaire, le stade est acquis à la cause des khala oua beïda (les noirs et blancs). Le retour à Sétif prend la forme d’un grand cortège qui fête la victoire au rythme de la staïfi (musique populaire et festive originaire de Sétif) et au son des youyous. Le rituel est toujours le même : les joueurs se dirigent vers la fontaine Ain El Fouara, monument du centre-ville de Sétif, ils remplissent la coupe de son eau et la boivent au milieu des supporters en liesse.
1970-1990 : déclin puis renaissance
Désormais attendu, l’Aigle Noir va pourtant décliner dans les années 70. Il frôle même la descente en deuxième division et ne réalise que des parcours ternes en Coupe. Sur le banc, Mokhtar Arribi passe la main plusieurs fois à son ex-compère de l’équipe du FLN, Abdelhamid Kermali. Tous les deux subissent la versatilité des dirigeants. La continuité fait défaut, d’autant plus que leurs visions du football s’opposent. D’un coté le travail physique, la rigueur et la « gagne » d’Arribi, de l’autre le football technique, offensif et léché de Kermali.
Dès 1979, Arribi reprend durablement les rênes de l’Entente et il n’y va pas de main morte au sujet des joueurs : « On dirait des fonctionnaires avec leur bedaine et leur dos rond ». Avec ses bonnes vieilles méthodes, les Aigles renouent avec le succès : ils remportent la Coupe d’Algérie 1980, douze ans après leur dernier trophée. Le parcours est marqué par trois victoires en prolongations, qui font renaitre le fameux mythe du second souffle. La tête de gondole de l’équipe est Mohamed Griche, buteur prolifique, qui, contre toute attente, choisit de prendre sa retraite sportive à l’issue de la saison.
Malgré cette lourde perte, Arribi sait qu’il a sous la main une jeune génération prometteuse. Et il ne se trompe pas puisque l’Entente atteint le podium du championnat à plusieurs reprises avant de remporter le titre en 1987. Les leaders sont le grand défenseur central Abdelhakim Serrar, le meneur de jeu moustachu Nacer Adjissa et le milieu relayeur Malik « moustique » Zorgane.
« One, two, three, viva Arribi ! »
Champions en titre, les Aigles vont vivre une saison 1988 hors norme. Peu motivés en championnat, ils s’enlisent en bas de tableau pour finalement être relégués en D2. Paradoxalement, l’appétit de l’Entente pour les coupes va faire des miracles sur la scène continentale, au point de remporter la Ligue des Champions de la CAF ! Sur son parcours, Sétif affronte les ténors du foot africain que sont le Stade Malien, l’Etoile du Sahel, Al Ahly du Caire… Mais l’Entente surmonte tous les obstacles en se montrant intraitable à domicile. Portée par son public, aidée par son terrain en tartan, elle est aussi favorisée par les intempéries automnales des hauts plateaux qu’elle apprivoise bien mieux que ses adversaires.
Championne d’Afrique, Sétif vit une fête démesurée. Elle célèbre ses joueurs qu’elle élève au même rang que les glorieux anciens des débuts de l’Entente. Surtout, elle porte en triomphe Arribi et entonne un « One, two, three, viva Arribi ! » qui émeut le vieux sage. Habituellement placide et taciturne, il fond en larmes au milieu de ses joueurs. Malheureusement, il s’agit de sa dernière émotion footballistique. En effet, il tombe malade quelques mois après et décède en 1989.
Une décennie au fond du trou
« Plus on s’élève et plus dure sera la chute ». Le proverbe chinois se vérifie pour Sétif dans les années 1990. La ville subit de plein fouet la décennie noire de l’Algérie qui vit une guerre civile qui met au prise l’Etat et les extrémistes musulmans du Front Islamique du Salut. La population est divisée et n’a pas la tête au football. L’Entente en subit les conséquences avec un enthousiasme perdu et les mauvais résultats de l’équipe fanion qui passe même trois saisons en D2. Encore plus inquiétant, le robinet à talents de l’école de foot se tarit.
La nouvelle Entente
Mais, l’histoire d’un club obéit à des cycles. L’Entente retrouve la baraka et revient au premier plan à la fin des années 2000, sous la férule de son nouveau président, Abdelhakim Serrar, ex-grand défenseur des Aigles dans les années 80. Il opère un big bang qui modifie l’ADN du club et le fait entrer dans une nouvelle ère, celle du professionnalisme. Il ne mise ni sur la formation locale, ni sur la cohésion d’équipe peaufinée années après années. C’est en recrutant des masses de joueurs et d’entraineurs venus d’ailleurs qu’il ramène les Aigles au sommet. Tout cela est rendu possible par les gracieuses subventions allouées par l’élu local, le wali Noureddine Bedoui (un wali est un haut fonctionnaire qui dirige une wilaya, équivalent d’un canton en France).
Bardée de joueurs de talent, l’Entente collectionne les trophées entre 2007 et 2017 : cinq championnats, deux coupes, une Ligue des Champions de la CAF. Même si l’époque n’est plus la même, les Aigles sont, comme dans les années 60, de redoutables compétiteurs, difficiles à battre, forts dans les fins de match : le second souffle existe toujours. Cela est surtout vrai à domicile où le public met une pression colossale sur les adversaires (et sur les arbitres) qui foulent la pelouse synthétique du stade du 8 mai 1945.
Un club à part
Cette passion du public est un atout pour l’Aigle Noir mais elle a son revers. Celui de faire perdre la tête. Aux dirigeants d’abord, qui sont en mode « gestion de crise » après chaque défaite, sans latitude pour travailler à long terme. Aux entraineurs ensuite, ce que décrit bien Hubert Velud : « On le sent au quotidien, les gens sont tous derrière l’équipe, il y a beaucoup d’attention autour du club. Et la pression est terrible, inimaginable. C’est comme ça, Il faut y résister. » Mais cette résistance a des limites : le club a usé quarante coachs différents entre 2000 et 2020 ! Quant aux joueurs, ils subissent l’intrusion de supporters dans leur vie privée, dans cette ville à taille humaine de 300 000 habitants. Cette exigence permanente, couplée aux retards de salaires et aux primes impayées, provoque des départs prématurés et rend l’effectif instable.
Ces cinq dernières années, l’Entente Sportive de Sétif s’est maintenue dans le haut du tableau du championnat algérien mais sans remporter de titre. Récemment, elle a de nouveau flirté avec un trophée continental en atteignant les demi-finales de la Ligue des Champions de la CAF 2022. Pourtant, elle croule toujours sous les dettes, son stade est vétuste au point de ne pas être homologué par la CAF et l’organigramme du club vit une révolution perpétuelle dans les bureaux comme sur le banc de touche. L’Entente, un club de paradoxes bien résumé par cette phrase de l’ancien joueur Khaled Gourmi : « L’Entente est unique. Malgré tous ses problèmes, elle arrivera toujours à gagner des titres ».
Fruit des massacres de 1945 et de la guerre d’Algérie, l’Entente Sportive Sétifienne a su dépasser sa genèse très politique pour faire valoir sa vitalité sportive. Son passé n’est pas un poids mais un atout pour performer. En s’appuyant depuis toujours sur des aptitudes physiques et une rage de vaincre supérieures à la moyenne, elle s’est bâtie un palmarès mais s’est surtout construit une identité.
Sources :
- Hamid Grine, L’Entente la légende du second souffle, Dahlab
- Chérif Ghemmour, Un rebeu, ça joue 10, After Foot, hiver 2021
- Chérif Ghemmour, Terrain miné, Hugo Sport
- Ahmed Rouaba, L’incroyable histoire des « dribbleurs de l’indépendance » de l’Algérie, bbc, 8 mai 2018
- Kamel Beniaiche, ES Sétif : le silence assourdissant des autorités…, elwatan-dz, 03 mars 2022
- Alexandre Doskov, Mekhloufi, le football et la révolution, So foot, 23 décembre 2016
Crédits photos : Icon Sport