L’histoire particulière de la naissance du Spartak Moscou, durant l’entre-deux-guerres, a donné au club une popularité unique en URSS. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’équipe de Nikolaï Starostine et ses frères s’est illustrée autant par ses performances sportives que par son identité forte.
Peu ouverte aux libertés individuelles, la société soviétique de l’URSS de l’entre-deux-guerres est rarement traversée par les manifestations, ou par toute autre sorte de contestation du régime communiste. En encadrant rigoureusement tous les aspects de la vie de ses habitants, le Parti veille à ce qu’aucun mouvement contestataire ne puisse naître au sein des classes populaires. Mais dans les années 30, l’émergence d’un club de football moscovite vient bousculer les codes du sport, dictés par l’Etat, mais aussi devenir le symbole d’une dynamique populaire, qui évolue face au pouvoir soviétique.
Le Spartak Moscou, né d’un projet mené par quatre frères, combine identité, indépendance, et par le biais de ses rivalités sportives, opposition. Une situation unique au succès éclatant, qui forcera le Parti Communiste à intervenir lui-même, pour limiter l’influence débordante du club.
La fondation des frères Starostine
L’avènement du Spartak Moscou dans le football soviétique est au départ une histoire de famille, celle de la fratrie Starostine. Nés entre 1902 et 1909, Nikolaï, Alexandre, Andreï et Piotr grandissent avec le sport durant leur enfance. La boxe et le hockey sur glace au départ, puis comme la plupart des enfants soviétique à l’époque : le football. Le développement du ballon rond au XXe siècle ne fait pas exception en URSS, et le sport devient vite la discipline la plus populaire du pays. Nikolaï, l’aîné, occupe le poste de milieu droit à partir de 16 ans au sein de la Société de Gymnastique Russe. En 1920, c’est la mort du père Starostine qui fait passer le football dans une autre dimension dans la famille. Nikolaï doit désormais s’occuper seul de ses frères, et gagner de l’argent pour vivre.
Les frères vont vite se mettre à organiser des matchs sur des terrains vagues, dans leur quartier ouvrier de Presnia. Nikolaï intègre la Société Sportive de Moscou, qui deviendra plus tard Krasnaya Presnya (le nom du district). Le club n’est composé que par des joueurs issus du quartier. L’équipe de football, menée par l’aîné Starostine, grandit et construit son propre stade. Le Krasnaya Presnya s’est créé sans aucune aide financière de l’Etat ou du Parti Bolchévique. Son économie vit des ventes de billets à chaque match.
Du Krasnaya Presnya au Spartak
Dans l’Union Soviétique, la guerre civile prend fin en 1921. Durant 7 ans, une libéralisation du pays est mise en place, pour combler le retard économique que l’URSS a pris et pour faire face à la famine. Cette Nouvelle Politique Economique (NPE) profite au club des frères Starostine, qui jouissent d’une certaine indépendance financière. En 1926, l’Etat oblige les clubs à se lier avec des syndicats ou des coopératives de travailleurs. Nikolaï Starostine se rapproche de Nikolaï Pachintsev, le président du comité central du syndicat des travailleurs agricoles : le Pichtchevik. Ce syndicat devient sponsor du club, renommé « Pisheviki ». Grâce à ces nouveaux moyens, une certaine indépendance financière est acquise. Le club a désormais une enceinte de 13 000 places, le stade Tomski, et les ventes de billets rapportent plus.
En 1931, le syndicat est liquidé. Le club se rapproche d’un nouveau soutien financier, le Promkooperatsiya, une organisation coopérative d’artisans indépendants. Il change aussi de nom pour prendre celui de la coopérative. L’équipe s’appuie sur les mêmes joueurs, et a toujours dans ses rangs les quatre frères Starostine, véritable ossature de l’effectif.
Mais pour arriver au rang des grandes institutions footballistiques que sont le CSKA Moscou ou le Dynamo Moscou, Nikolaï Starostine doit trouver un relais institutionnel. En 1935, il le trouve par l’intermédiaire d’Alexandre Kossarov, président du Komsomol, l’organisation de la jeunesse du Parti Bolchévique. Ce dernier souhaite créer une société sportive.
Mais le club doit trouver un nom. La légende raconte que dans l’appartement des Starostine, Alexandre Kossarov et la fratrie ont longuement débattu, évoquant « Attack », « Star », ou « Phoenix ». Puis, lorsque le regard de Nikolaï se serait posé sur le livre « Spartacus », aucun d’eux n’hésita. Cet esclave puis gladiateur thrace, à l’époque de l’Empire romain, se serait affranchi de sa condition et aurait mené une révolte face au pouvoir. Figure populaire des classes ouvrières soviétique, Spartacus a déjà donné son nom aux Jeux Olympiques de l’Union Soviétique, les Spartakiades. Le 19 avril 1935, la société sportive du Spartak naît officiellement, et son équipe aussi.
La popularisation effrénée de « l’équipe du peuple »
« Aujourd’hui, je me rends compte que le Spartak était le club qui, pour les gens ordinaires, les représentait le mieux. Pourquoi ? Le nom avait un sens pour nous. Tous les enfants et même les adultes connaissaient alors le nom du meneur de la révolte des esclaves dans la Rome antique. Les appellations des autres clubs ne pouvaient pas rivaliser avec cela »
Rapportés par Mickaël Correia dans son ouvrage Une histoire populaire du football, les propos de Iouri Olechtchouk, supporter du Spartak dans les années 30, illustrent l’identité unique du club. Dans l’URSS, chaque grand club est le représentant d’un des corps de la société soviétique. Ainsi, le CSKA Moscou (alors CDKA) est le club de l’Armée rouge, le Dynamo Moscou promeut l’image de la police politique du NKVD ou le Lokomotiv Moscou la société des chemins de fers. Au milieu de ces appellations, celle du Spartak est une exception qui lui apporte une popularité immédiate.
Plus proche des syndicats que des appareils d’Etat, le Spartak devient vite « l’équipe du peuple ». Les classes prolétariennes se reconnaissent dans l’effectif mené par Nikolaï Starostine, dirigeant du club et joueur majeur de l’effectif, mais surtout enfant des quartiers populaires. L’engouement qui entoure les matchs du Spartak devient vite incontrôlable. Des dizaines de jeunes s’arrachent des places pour le stade, enceinte dans laquelle ils peuvent laisser échapper toute leur passion.
A chaque match du Spartak, les tribunes sont combles, et dépassent même souvent la capacité officielle du stade. L’immense ferveur née autour du club est intensifiée à la naissance du championnat soviétique inter-clubs, en 1936. Désormais, 7 clubs s’affrontent toute l’année dans un championnat. Au sein de cette nouvelle compétition, le Spartak Moscou devient le club rival des équipes de l’Etat, et par la même occasion le symbole d’une contestation sociale.
Face au Dynamo et à l’Etat
Dans la société autoritaire menée par Staline, qui a progressivement mis en place un pouvoir absolu au début des années 30, peu d’espaces permettent d’exprimer un semblant de contestation politique. Par l’intermédiaire d’une rivalité sportive entre le Spartak Moscou et le Dynamo Moscou, le stade de football en devient un. Ici, les classes populaires peuvent exprimer sans peur leur haine des représentants du système communiste stalinien. Le Spartak et le Dynamo s’imposent à partir de 1936 comme les deux protagonistes du championnat soviétique : ils se partagent équitablement les 6 premiers titres de l’histoire de la compétition.
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La rivalité Dynamo-Spartak, c’est celle de deux visions, deux modèles totalement divergents. Dans le jeu, le Dynamo s’attache aux valeurs transmises dans la police, comme l’ordre, la discipline ou le respect de l’autorité. Ballon au pied, les joueurs du Dynamo s’appuient sur un jeu qualifié de « mécanique », qui ne laisse que peu de place aux initiatives et à l’improvisation. C’est dans les rangs du Spartak qu’on retrouve ces notions. L’opposition entre réalisme et romantisme se retrouve encore dans le football, au sein de la rivalité moscovite cette fois-ci. Dans les tribunes, les supporters ne partagent pas grand-chose non plus. Toujours dans son Histoire populaire du football, Mickaël Correia illustre l’opposition de style : « Les cols-blancs du Dynamo, qui représentent l’archétype de l’homme urbain bien éduqué, contrastent avec la foule fruste, indisciplinée, qui chante, hurle, fraude et déborde littéralement des gradins. »
Avec en moyenne plus de 50 000 supporters à chaque match, les actes des moscovites ne peuvent pas être observés. Sous couvert d’anonymat, les ouvriers n’hésitent plus à exprimer leur ressentiment à l’égard de leurs rivaux. Les affrontements sont fréquents durant les Spartak-Dynamo, ou Spartak-CSKA. On y insulte la police ou l’armée, et de sauvages envahissement de terrains interrompent fréquemment les rencontres.
La ferveur avec laquelle agissent les classes populaires témoigne du caractère rarissime de ces moments de contestation. Alors qu’au sein de la société, les habitants ne peuvent que suivre le modèle imposé par l’Etat, le football permet aux prolétaires de s’identifier à la communauté qu’ils souhaitent. Cette part d’individuel, si rare dans la société soviétique, offre au supporter un moyen de s’exprimer, et donc de vivre.
Lavrenti Beria enrage, le Parti intervient
La popularisation démesurée du football en URSS a échappé à Staline. Impuissant face à la masse bruyante et agitée qui se réunit dans les stades, le dirigeant reste cependant incontesté en dehors des enceintes. Le Spartak n’est pas considéré comme un club dissident, qui mettrait en place des moyens de lutte. Cependant, les membres du Parti se rendent bien compte de l’incomparable popularité entre le Spartak et le reste des clubs soviétiques. Cette popularité, combinée aux résultats sportifs triomphants, va emmener au goulag les visages et l’âme du club moscovite : les frères Starostine.
En 1938, période des purges staliniennes dans lesquelles le dirigeant se débarrasse de bon nombre d’opposants, Lavrenti Beria prend la tête de la police soviétique. Fan de football, le Géorgien est né à Tbilissi, et supporte naturellement le Dynamo Tbilissi, club de la police (tous les clubs soviétiques à l’appellation Dynamo réfèrent à la police politique).
Le Spartak est en pleine période de domination sportive. Menés par les Starostine, devenus des célébrités, le club fait le doublé coupe/championnat en 1938. Il enchaîne avec le championnat en 1939, et cherche un nouveau doublé, pour un quatrième titre en deux ans. Le Spartak élimine le Dynamo Tbilissi, club de Beria, en demi-finale (1-0). La victoire est contestée, mais le Spartak rejoint la finale, remportée face au Stalinets Leningrad. Alors que la coupe est décernée, Beria fait finalement rejouer la demi-finale, qui date pourtant de trois jours. Le chef de la police politique est humilié quelques semaines plus tard, lorsque son équipe s’incline à nouveau (3-2). Le Spartak ne jouera même pas la finale, et obtiendra une deuxième coupe de l’URSS.
A partir de cette humiliante défaite, Lavrenti Beria n’aura qu’une volonté : laver l’affront et faire emprisonner les frères Starostine. C’est ce qu’il fera trois ans plus tard. En pleine guerre face à l’Allemagne nazie, le pouvoir envoie la fratrie au goulag. Les raisons: corruption, propagande antisoviétique et fomentation d’un attentat contre Staline.
Excédé par l’immense popularité des frères et par les résultats dominateurs du Spartak, le pouvoir stalinien a dû intervenir directement pour museler le club. Avec la guerre, c’est un coup d’arrêt pour un club qui a passé 6 années de folie, et qui ne retrouvera son prochain titre qu’en 1952. Le CSKA, club de l’armée rouge, domine désormais le championnat dans le contexte de l’après-guerre.
Nikolaï, Alexandre, Andreï et Piotr passeront dix ans dans différentes geôles en Sibérie, jusqu’à la mort de Staline en 1953. A leur sortie, trois renouent très vite avec le football (Piotr devient ingénieur), en occupant la direction de la sélection nationale pour Andreï ou la tête de la Fédération de football pour Alexandre. Nikolaï sera président du Spartak avant de créer la Ligue de football professionnelle de Russie.
Aujourd’hui deuxième club le plus titré de l’histoire du championnat soviétique, et plus titré du championnat russe, le Spartak Moscou ne s’est pas arrêté de vivre en 1941. Il vit avec le Dynamo Moscou une nouvelle forte réalité dans les années 50. A la création du championnat Russe en 1992, le club rafle 9 des 10 premières éditions. Mais plus que par des titres, c’est par sa mythologie populaire et sa symbolique que le Spartak s’est fait grand.
Sources :
– Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, édition La découverte, 2020
– Vincent Tanguy, « Nicolaï Starostin, du Spartak au goulag », Footballski.fr
– Stepan Chausyan, « Quel âge a vraiment le Spartak ? », sovsport.ru
– Alexandra Gouzeva, « Les frères Starostine: comment quatre footballeurs célèbres ont été envoyés au goulag ? », Russia Beyond