Bientôt cent ans qu’ils attendent ça. Les supporters du Genoa ont le sentiment que jamais de leur vivant ils ne verront ce dixième titre de champion d’Italie. Leur dernier sacre ? En juin 1924. Et pourtant, les Grifoni ont été proche d’atteindre ce dixième sacre qui leur aurait permis de porter aujourd’hui cette étoile si symbolique sur leur maillot bleu et rouge. 96 ans plus tard, le « Scudetto delle pistole » (que l’on pourrait littéralement traduire par « Scudetto des revolvers »), gravé dans l’histoire pour sa rare violence entre les tifosi, n’a toujours pas été digéré au sein de la relève génoise.
Fondé le 7 septembre 1893, le Genoa est le plus vieux club d’Italie. On doit la naissance des Grifoni à des hommes d’affaires anglais. Le Genoa Cricket and Athletic Club est à l’origine créé pour être un club de pratique de sports d’équipe de tradition anglo-saxonne comme le cricket, le waterpolo ou encore le football. Au départ, l’adhésion était réservée aux seuls sujets britanniques.
La première révolution se fait avec l’arrivée de James Spensley en 1896, un médecin anglais, artisan de la naissance du Genoa comme club purement footballistique et qui devient le premier entraineur de l’équipe. Un an plus tard, le Genoa Cricket and Athletic Club devient le Genoa Cricket and Football Club et Spensley permet aux Italiens d’adhérer au club. Il participe grandement au développement du football en Italie. Avec la naissance de multiples équipes de foot à Turin, le premier championnat italien de l’histoire est désormais prêt à voir le jour en mai 1898.
Le Genoa, club pionnier et première grande équipe italienne
Le tout premier championnat d’Italie se dispute seulement entre quatre équipes. Parmi elles, trois issues de la ville de Turin avec la Società Ginnastica di Torino, l’International Torino, le FC Torinese et le Genoa, seul représentant hors Piémont. Pourquoi ces quatre clubs ? Non pas parce qu’il n’en existait pas d’autres, mais tout simplement parce qu’on décida de ne faire participer que les équipes qui étaient restées invaincues au cours des rencontres amicales disputées dans l’année. Joué sur une journée, le 8 mai 1898, au stade Vélodrome Humbert Ier de Turin, ce premier championnat est remporté par le Genoa, vêtu de blanc, après avoir battu en demi-finale la Società Ginnastica et en finale l’International Torino 2-1 grâce à un but en or aux prolongations. On ne parle pas encore de Scudetto, l’écusson tricolore n’apparaitra pour la première fois que lors du titre de 1924. Et comme la vie fait bien les choses, ce seront les Grifoni qui le porteront sur leur maillot en premier.
Ce titre est le premier d’une longue série. Pendant longtemps, le Genoa domine l’Italie et peut se vanter d’être le premier grand club italien. Le club griffon s’adjuge deux nouveaux titres d’affilée en 1899 et 1900. Une série qui aurait pu être davantage légendaire si les Génois n’avaient pas perdu le championnat aux dépens de l’AC Milan en 1901. Mais le club de Ligurie ne s’arrête pas en si bon chemin. Les Rossoblu remportent les trois championnats suivants en 1902, 1903 et 1904. Six titres en sept ans. Logiquement, l’équipe fournit une partie des joueurs qui allaient être titularisés, dans une rencontre qui peut être considérée aujourd’hui comme le tout premier match de la Fédération italienne de football sur la scène internationale, le 30 avril 1899, contre la Suisse (11 ans avant la date officielle du premier match de la véritable équipe nationale, le 15 mai 1910 contre la France). Parmi ces joueurs, seulement trois de nationalité italienne, les autres étant des Anglais qui évoluaient au sein du championnat.
En termes de football, le Genoa est un club pionnier. En 1902, il est le premier à fonder une section de jeunes pour les garçons de moins de 16 ans. Un an plus tard, en 1903, les Grifoni sont les premiers en Italie à rencontrer un club étranger en dehors de ses terres. Ils s’imposent 3-0, le 27 avril, contre le Football VeloClub de Nice. Le club ouvre la voie à la professionnalisation du métier en engageant, en 1912, le premier entraineur professionnel du football italien. L’Anglais William Garbutt est chargé de remettre sur de bons rails l’équipe qui ne parvient plus à remporter le championnat depuis 1904 avec les premiers titres de la Juventus, du Milan, de l’Inter et des surprenants Pro Vercelli et Casale. Un choix qui s’avère payant puisque les méthodes d’entrainement avant-gardistes du « Mister » et l’arrivée de nouveaux joueurs comme, Renzo De Vecchi, Percy Walsingham et Grant redonnent un souffle au club qui remporte de nouveau le championnat en 1915. Un septième titre, à l’odeur de poudre à canon puisque l’édition du championnat est interrompue à quelques rencontres de la fin, à cause de l’entrée en guerre de l’Italie dans la Première Guerre mondiale.
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Les années 1920 marquent le second âge d’or du Genoa. L’arrivée d’une nouvelle génération de jeunes joueurs avec Giovanni De Prà, Ottavio Barbieri, Ettore Leale, Luigi Burlando, pour remplacer un effectif meurtri par la guerre, permettent au club de retrouver les sommets. Cette génération est mise en avant par un football révolutionnaire avec deux latéraux qui constituent la charnière défensive et deux autres milieux de terrain sur les côtés ; le tout avec un milieu central qui s’occupe de la phase défensive et deux autres joueurs en soutien des trois attaquants. Cette composition donne un milieu de terrain redoutable prédisposé à la défense et à la construction du jeu vers l’avant.
Grâce à cette vision anglaise du football, le Genoa remporte deux nouveaux titres de champion. L’un en 1923, une incroyable saison accomplie sans perdre aucune de leurs 28 rencontres. L’autre l’année d’après, en 1924, portant le total à neuf titres de champion d’Italie et symbolisant l’apparition du premier Scudetto, cet écusson aux couleurs du drapeau italien qui est cousu sur le maillot du champion en titre (badge que l’on doit au poète Gabriele d’Annunzio). Plus grand club d’Italie, c’est logiquement que l’aura des Rossoblu traverse les frontières et les océans. Le Genoa est la première équipe italienne à organiser une tournée sudaméricaine en Argentine et en Uruguay – pays dont l’immigration italienne et surtout génoise était importante – pour jouer contre les sélections nationales.
Neuf titres de champions, une tournée mondiale, un jeu révolutionnaire : le Genoa est sans conteste l’un des meilleurs clubs d’Europe et est bien parti pour marcher encore longtemps sur le football italien. Un dixième titre permettrait au club de distancer Pro Vercelli, son principal concurrent du moment en nombre de titres, avec 7 championnats et surtout de dépasser la barre symbolique des dix titres. Symbolique oui, puisque l’étoile sur le maillot ne fera son apparition qu’en 1958 avec le dixième Scudetto de la Juventus. Mais dans la vie rien n’est acquis.
Genoa-Bologne : ennemis aux mêmes couleurs
Avant de revenir sur les évènements qui ont conduits à ce « Scudetto delle pistole », il est essentiel de rappeler la configuration du championnat italien au milieu des années 1920. Le déroulement de la Première division est régulièrement modifié pour permettre à un plus grand nombre de clubs de pouvoir participer. Le championnat n’a pas encore trouvé sa formule telle qu’on la connaît actuellement, il faudra attendre la saison 1929-1930 pour voir la création d’un groupe unique avec matches aller-retour. Pour le moment, le championnat est divisé en deux parties avec les équipes du Nord qui s’affrontent entre elles et les équipes du Sud qui s’affrontent de leur côté. Au Nord, deux groupes composés d’une dizaine d’équipe. Au Sud, un groupe pour chaque région (Latium, Campanie, Sicile, Pouilles). L’équipe qui sort vainqueur au Nord rencontre en finale l’équipe du Sud pour le gain du titre.
La saison précédente s’était achevée par la victoire et le neuvième titre du Genoa face au club campanien de l’US Savoia. Mais avant d’atteindre la finale nationale, le club génois avait dû se défaire, dans la finale opposant les clubs du Nord, de Bologne alors en pleine émergence. Les Felsinei, qui évoluent avec les mêmes couleurs rossoblu que les Grifoni, sont le symbole de l’émergence du foot italien dans les années 20. Pour les conduire, un entraineur autrichien du nom de Hermann Felsner. Cette finale du Nord devait tenir toutes ses promesses en opposant les deux meilleures écoles footballistiques de la Botte du moment avec la méthode anglaise du Genoa et la méthode danubienne de Bologne.
Un épisode envenimé par une polémique et une défaite sur tapis vert de Bologne. Alors que cette finale du Nord se dispute sur deux matches aller-retour, la première rencontre est remportée par Gênes à domicile sur le score de 1-0. Le match retour à Bologne, qui se dispute sous des trombes d’eau, est brûlant. Quand le Genoa ouvre la marque, le public bolognais tente une première fois d’envahir le terrain. Les Veltri égalisent en seconde mi-temps sur penalty et les esprits s’échauffent totalement sur le terrain et en tribunes. L’arbitre perd le contrôle du match et se voit obligé de l’interrompre à quelques minutes de son terme. L’impraticabilité du terrain est d’abord mise en cause, mais c’est, en effet, bien les incidents causés par les supporters locaux qui provoquent l’arrêt de la rencontre. La Ligue donne finalement la victoire par forfait au Genoa. Une décision très contestée qui ne passe pas du côté de Bologne.
Les deux équipes se retrouvent de nouveau lors de la saison 1924-1925, au même stade de la compétition, en finale de la Ligue du Nord, après être sorties premières de leur groupe respectif. Ce 24 mai 1925, l’heure de la revanche avait sonné.
Les cinq finales
Quand on parle de finale ici, il ne s’agit pas de la partie qui assigne le Scudetto, ce dernier étant attribué seulement après la finale entre les vainqueurs de la Ligue du Nord et de la Ligue du Sud.
Annoncés comme favoris, les Génois remportent le match aller à Bologne sur le score de 2-1 malgré la pression d’un public en feu vilipendant de « traitre » Cesare Alberti, leur ancien attaquant qui évolue désormais du côté des Grifoni. Ce dernier leur rendra bien, en marquant notamment un but au cours de la rencontre. Le retour aurait dû être une formalité en Ligurie mais à la surprise générale, Bologne vient arracher la victoire sur le même score une semaine plus tard. Là encore, les esprits s’échauffent sur le terrain et les supporters du Genoa tentent d’agresser l’arbitre, qui est sauvé in extremis par la police. Egalité parfaite entre les deux équipes. Ni les prolongations, ni les tirs au but ne sont prévus dans ce cas de figure. Une troisième rencontre doit alors se jouer sur terrain neutre.
Celle-ci a lieu à Milan, le 7 juin. Une foule énorme de tifosi s’est déplacée pour encourager leurs équipes. Ils sont des milliers. A tel point que le stade de Milan, d’une capacité d’accueil de 20 000 spectateurs, ne peut pas supporter tout ce beau monde et l’arbitre Giovanni Mauro est réticent à l’idée de donner le coup d’envoi. Finalement, la rencontre est lancée et ce sont les Génois qui rentrent le mieux dans le match. 2-0 à la mi-temps, le Genoa est à 45 min d’une nouvelle finale. Les Bolognais sortent transcendés des vestiaires et reviennent dans la partie à l’heure de jeu grâce à Muzzioli… mais le but est d’abord refusé, l’arbitre considérant que le ballon n’était plus en jeu et qu’un corner doit être accordé aux Felsinei.
On ne comprend pas bien ce qu’il se passe et les supporters de Bologne, furieux, commencent à envahir le terrain. Giovanni Mauro, intimidé par les tifosi, menace même de quitter le terrain. Finalement l’arbitre consulte son juge de touche, revient sur sa décision et accorde le but après un quart d’heure de chaos. Même les journaux de l’époque ont du mal à retranscrire l’action. Que s’est-il réellement passé ? Le ballon était-il sorti avant le but de Muzzioli ? Était-il réellement rentré dans le but ? Le gardien génois l’a-t-il sorti en corner ? A-t-il été dévié par un supporter ? Il semble que la balle est bien rentrée dans les cages, mais pas de manière correcte. Autre difficulté qui s’ajoute à l’arbitre, les spectateurs au bord du terrain étaient si proches des buts qu’ils masquaient le bon déroulement de l’action. De plus, la cage n’était pas bien fixée au terrain d’après de nombreux témoignages… Le but est malgré tout accordé et la partie reprend. A huit minutes du terme, Bologne égalise et quelques minutes plus tard marque un troisième but. Toutefois ce dernier est finalement annulé pour une charge sur Giovanni De Prà, le gardien génois. Après une partie de 112 minutes hachées, les prolongations doivent avoir lieu. Mais les Grifoni refusent de les disputer. L’arbitre siffle finalement la fin d’une rencontre qui va faire couler de l’encre. D’après la version du Genoa, l’arbitre aurait promis au capitaine De Vecchi qu’il invaliderait le premier but litigieux bolognais lors du rapport d’après match. Néanmoins pour la forme et pour maintenir l’ordre dans le stade il aurait demandé aux Rossoblu de finir la rencontre.
La Ligue doit intervenir et les deux équipes insistent pour obtenir la victoire par forfait, chacune défendant ses propres arguments (le Genoa pour le but invalide de Bologne et Bologne pour le refus du Genoa de disputer les prolongations). Après deux semaines d’examen et de délibération, la rencontre n’est finalement pas homologuée à cause des déclarations de l’arbitre mettant en cause les conditions du bon déroulement du match. La faute au trop grand nombre de spectateurs présents aux abords du terrain et des envahissements à répétition de la pelouse. Le match doit être rejoué sur un nouveau terrain neutre, à Turin cette fois, le 5 juillet. La rencontre se solde sur un énième match nul 1-1 après prolongations sans débordement cette fois ci… sur le terrain. Mais dans la gare Porta Nuova de Turin, un affrontement éclate entre les supporters. Des coups de feu retentissent. Certains tifosi de Bologne, armés de pistolets tirent sur ceux du Genoa. Une vingtaine de coups de revolvers se font entendre et au moins deux supporters du Genoa sont blessés. C’est de là que le « Scudetto delle pistole » prend son nom.
Cet incident provoque le report du match qui aurait de nouveau dû être rejoué à Turin. Le préfet de la ville refuse d’accueillir cette nouvelle rencontre. La Fédération prend les choses en main et menace Bologne d’exclusion si le club ne trouve pas rapidement des coupables aux coups de pistolet survenus dans la gare de Turin. Les Felsinei ne l’entendent pas de cette oreille et protestent. Ils dénoncent un complot contre eux et les faveurs dont bénéficient le Genoa. Le 26 juillet, un accord est alors trouvé entre les dirigeants des deux clubs avec l’aide d’un dirigeant de la Juventus pour de nouveau reporter la rencontre et régler ce différend sur le terrain une bonne fois pour toute.
C’est finalement le 9 août à Milan que la partie est reprogrammée, sur un terrain tenu secret, à huis clos et à sept heures du matin pour éviter toutes échauffourées. Un match qui fait de nouveau l’objet de polémiques. Le Genoa reproche aux instances de ne les avoir prévenus qu’au dernier moment de la tenue de la rencontre. Les joueurs de l’effectif étaient pour beaucoup en vacances et ne s’entrainaient quasiment plus depuis plusieurs jours. Cela se ressent sur le terrain. Cette cinquième et dernière finale voit Bologne s’imposer une bonne fois pour toute. Plus frais et plus en jambes, les Bolognais l’emportent sur le score de 2-0 malgré leur infériorité numérique en fin de match à 9 contre 11. Le lot de polémiques ne se limite pas à ça. A Gênes, on pense que Bologne a été protégé grâce au régime fasciste, dont était très proche le président du club, Leandro Arpinati, ami de Benito Mussolini en personne. Arpinati deviendra d’ailleurs l’année suivante président de… la Fédération italienne de football.
Quelques jours après, en finale contre la vainqueur de la Ligue du Sud, Bologne ne fait pas dans la demi-mesure face à l’Alba Roma. Une victoire 4-0 à l’aller et 2-0 au retour et Bologne s’adjuge le premier championnat de son histoire. Un premier titre à coups de revolvers.
Les polémiques liées au football en Italie ne datent décidément pas d’aujourd’hui. Cette quintuple confrontation continuera à faire couler beaucoup d’encre des années après. Aujourd’hui encore, les tifosi grifoni, les étoiles plein les yeux, revendiquent ce titre qui selon eux leur a été volé. En 2018, le club a même présenté à la Ligue un rapport pour tenter une bonne fois pour toute de se faire assigner ce Scudetto qu’ils surnomment aujourd’hui « Furto della Stella » (« Vol de l’Etoile »). Les tifosi y croient-ils vraiment encore ? Le Genoa n’est depuis bien longtemps plus une équipe capable de lutter pour les premières places et l’enquête de la Ligue italienne ne risque pas de donner raison aux revendications de cette étoile filante.
Sources :
- 1000 Cuori Rossoblu : Bologna-Genoa e lo « Scudetto delle pistole » del 1925
- Altervista : Lo scudetto delle pistole, partie I, II et III
- Momenti di calcio : Il Genoa vuole l’assegnazione dello scudetto « delle pistole »
- Storie di calcio : Genoa 1898 -1906
- Storie di calcio : Maratona all’ombra del fascismo : les cinque sfide Bologna-Genoa
Crédits Photos : Icon Sport
Crédits Vidéo : Bologna FC