Éliminée assez tôt de l’Euro 2020, l’Équipe de France a pourtant l’un des effectifs les plus impressionnants du monde. Fort de son vivier et du talent de ses éducateurs, Didier Deschamps n’a su se servir de cet avantage pour glaner une troisième compétition continentale. Cependant, au contraire de 2000 et surtout de 1984, les Bleus n’ont aujourd’hui plus de numéro 10 au sein de leur effectif. Le pays de Kopa, Platini ou Zidane est pourtant celui qui semble le plus auréolé de ce numéro mythique du football. Simple passage à vide ou véritable disparition ?
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Si certains se plaignent d’une baisse du niveau technique dans le football actuel, il est évident qu’avoir un numéro 10 dans son équipe peut le rehausser. Plus qu’un numéro, il symbolise tout ce qu’il y a de plus beau dans ce sport. Le romantisme de Platini, la fidélité de Totti, la puissance de Maradona ou la sensibilité de Zidane. Le maestro peut tout faire et on lui pardonnera. Les joueurs cités n’étaient pas des anges. Mais on l’a occulté en se concentrant uniquement sur leurs performances balle au pied.
Variations tactiques
On entend souvent dire que le numéro 10 n’existe plus dans le football moderne. Cela peut s’expliquer par une demande physique trop importante pour ces joueurs plutôt nonchalants, une fermeture des espaces qui ne conviendrait pas à leurs qualités techniques ou encore une préférence pour les ailiers plus rapides et mobiles. L’invention de toutes sortes de nouveaux meneurs – les modernes paraît-il – avec, en tête, les milieux défensifs et les latéraux. Le numéro 10 semble aujourd’hui ne plus être le seul à diriger et a vu son entraîneur le dépasser.
La créativité que répresent(ait) le numéro 10 a été déplacée du terrain vers le banc. Les courbes d’excellents tacticiens et de joueurs frissons se croisent souvent sans jamais – ou rarement – concorder. Les expressions des joueurs sont davantage marquées lorsque Maradona ou Pelé courent sur le terrain que quand Sacchi ou Mourinho étudient sur le banc. Le jeu devient alors plus tactique et moins intuitif. L’un des exemples les plus marquants est celui de Louis van Gaal qui dit à Juan Romàn Riquelme : « Avec le ballon tu es le meilleur joueur du monde, mais sans le ballon on joue à dix”. Durant son année à Barcelone sous les ordres de la Tulipe de fer, El Ultimo Diez – ça ne s’invente pas – ne fut qu’un pauvre ailier gauche sans éclat.
Quelques signaux apparaissent inéluctables sur le futur du meneur de jeu à l’ancienne. Cela paraît si lointain qu’il est nécessaire de se pencher sur son passé. Toutes les nations ont en été imprégnées. L’Argentine est sûrement le pays auquel on pense en premier avec le triptyque Messi-Riquelme-Maradona mais également d’autres artistes comme Ortega ou Aimar. Très attaché à ses dribbleurs, le Brésil n’a pas la même relation avec le meneur de jeu plus métronome que fougueux.
Le numéro 10 en sélection et en club
Au contraire, la France et son équipe de football sont ceux ayant accordé le plus d’importance à ce poste. Grâce à lui, le pays a été placé sur la carte mondiale du football, a remporté son premier titre et a régné sur le monde. Raymond Kopa est resté dans la mémoire comme un faux neuf (de par son numéro peut-être) mais était un vrai dix. Il a mené les Bleus à la troisième place de la Coupe du Monde 1958. Michel Platini et Zinédine Zidane avaient, quant à eux, le bon flocage et l’incarnaient à la perfection. Le premier a permis de remporter l’Euro 84. Le second, le mondial 1998 et l’Euro 2000.
En plus de l’Équipe de France, l’ensemble du football tricolore a tiré la part belle aux meneurs de jeu. Chaque club ou presque en possédait un. Dans Le Temps, Laurent Vergne écrivait :
« Dans les années 1970 et 1980, le championnat de France regorge de ces joueurs à la fois élégants et efficaces, tirant les ficelles et les coups francs. Les clubs n’ont droit qu’à deux étrangers et c’est souvent à ce poste qu’ils recrutent: Safet Susic, Lucien Favre, Beto Marcico, Enzo Francescoli, Aliocha Asanovic, Fernando Chalana enchantent les foules »
Tous les noms cités font rêver et c’est pour cette raison que l’histoire du numéro 10 est bien plus française qu’argentine ou brésilienne. En plus des meneurs de jeu formés dans l’Hexagone, la culture footballistique du pays a poussé chaque club à attirer des étrangers capables d’endosser ce rôle.
Du carré magique…
Avant l’arrivée de Didier Deschamps sur le banc des Bleus, qui coïncide avec le déclin des numéros 10 dans le football mondial, il était impossible de partir jouer une compétition internationale sans un de ces joueurs. Même après la retraite de Zidane, Raymond Domenech s’est appuyé sur Samir Nasri puis Yoann Gourcuff. De la même façon, Michel Hidalgo pouvait compter sur l’indéboulonnable Michel Platini de la Coupe du Monde 1978 à l’Euro 84. Pour cette dernière compétition mais surtout celle la précédant, le Mundial 82, le sélectionneur a décidé d’entourer le joueur de la Juventus d’autres artistes.
Lors de la Coupe du Monde en Espagne, le meneur de jeu était accompagné par Jean Tigana, Alain Giresse et Bernard Genghini. Ce dernier a été remplacé par Luis Fernandez à la vocation plus défensive pour l’Euro deux ans plus tard. Cependant, pour le match de poule de cette compétition contre la Belgique, il fallait faire face à la suspension de Manuel Amoros. Michel Hidalgo décide alors de retrouver son carré magique composé de trois numéros 10 et de placer Luis Fernandez en tant qu’arrière droit. Un choix encore audacieux qui le récompensera car avec ses cinq milieux de terrain, dont trois meneurs de jeu, l’Equipe de France l’emporta 5-0 ! Lors de cette victoire et durant la suivante 3-2 face à la Yougoslavie, Michel Platini inscrit deux triplés devant le meilleur buteur de l’histoire de la sélection et emmenant son équipe en demi-finale.
Mais le véritable carré magique était bien celui de 1982. Le romantisme poussé à son paroxysme. Avec ses joies comme ses excès. L’enthousiasme dans le jeu a été sans égal dans l’histoire des Bleus et il n’est pas étranger au fait d’aligner Michel Platini, Alain Giresse et Bernard Genghini devant Jean Tigana. Personne n’est allé aussi loin que le sélectionneur français dans cette utopie offensive. Une belle histoire qui se terminera par un drame, celui de Séville. On parle pourtant plus de cette défaite de 1982 que de la victoire de 2018. Un symbole que même lorsque l’Équipe de France ne gagne pas, elle est vaincue de la bonne manière. Certains meurent les armes à la main, Hidalgo a préféré perdre avec ses numéros 10.
… au 4-2-3-1 sans dix
Ce sacre mondial de 2018 ne s’est pas fait avec un carré magique. Il s’est même fait sans meneur de jeu à l’ancienne. C’est d’ailleurs ce qui a permis la victoire finale. Le 4-2-3-1 concocté par Didier Deschamps n’était pas aussi enthousiasmant que le système d’Hidalgo. Il faut dire que la présence de Blaise Matuidi sur l’aile gauche ne ressemble pas vraiment à celle de Bernard Genghini. Sur cette compétition, Paul Pogba et Antoine Griezmann se sont mués en chefs d’orchestre respectivement à la construction et à la finition des actions. Cela suffit-il pour les qualifier de meneur de jeu ?
Le football se veut de plus en plus rapide. Celui de sélection repose encore davantage sur la transition offensive. Avoir un numéro 10 à l’image de Zidane ou Platini pourrait évidemment altérer ces courses. Michel Hidalgo réfutait cette affirmation dans les colonnes de So Foot :
« L’idée selon laquelle le numéro 10 à l’ancienne, c’était un type qui ralentissait presque le jeu, à temporiser, garder le ballon, alors là, non ! Au contraire ! Il accélère le jeu grâce à sa technique, c’est la qualité du geste qui fait que ça va plus vite, le football. Par ailleurs, Platini était bien plus rapide qu’on ne le pense, mais l’élégance occulte la vivacité. Et l’élégance, c’est le propre d’un 10. »
Le point intéressant est justement de se demander comment la France a pu passer de ce carré magique au 4-2-3-1. Le premier point de rupture visible, aussi paradoxal soit-il, se déroule lorsque Michel Platini devient sélectionneur des Bleus. Lui, l’allégorie même du numéro 10. Il s’asseya sur le banc de l’Équipe de France, joua sans meneur de jeu et donna le mythique numéro à Luis Fernandez. Ce dernier paraissait pourtant moins à l’aise balle au pied que ses coéquipiers durant l’Euro 84. Le sélectionneur explique : « Il était le moins technique à notre époque mais le plus technique après, au milieu des Pardo, Deschamps, Sauzée… ».
Bataille idéologique
Michel Platini continue dans Le Temps : « Je crois que le 10 à la française est le fruit d’un mélange de manque de résultats, d’idéologie médiatique, de génération spontanée et de choix d’un homme. C’est presque un accident de l’histoire ». L’idéologie médiatique évoquée est bien plus ancienne que le début de carrière de Platini du côté de Nancy. La bataille entre le petit jeu et le béton trouve ses racines dans les années 50.
Michel Hidalgo a justement été biberonné par ces préceptes opposés. Ancien joueur de Batteux à Reims et de Leduc à Monaco, deux écoles de l’offensive élégante, adjoint de Boulogne le bétonneur et de Kovacs qui prône la défense en ligne, il était bien au courant des querelles tactiques qui divisent le football français depuis – trop – longtemps. Il dit d’ailleurs : « À Reims, j’ai découvert le beau jeu, à Monaco, j’ai pris du recul, à la Direction Technique Nationale, j’ai complété ma vision du foot français ». C’est cette habileté politique et son art du juste milieu qui feront de lui le sélectionneur français le plus légendaire.
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Le principal disciple de Georges Boulogne n’est nul autre que Gérard Houllier. A ce propos, une mesure à l’encontre des meneurs de jeu voit le jour sous son impulsion. En mai 1991, alors à la tête de la DTN, Houllier prononce un discours signant l’arrêt de mort du numéro 10 à la française. Lorsqu’il énonce son équipe idéale, la stupeur devait être grande dans la salle : « Des milieux avec l’utilisation de deux joueurs de couloirs, très bons techniciens avec une bonne vision du jeu. Parmi les joueurs du milieu, il est important d’avoir deux joueurs capables de plonger, de jouer en rupture offensive et un milieu défensif leader du jeu avec une forte personnalité, capable d’accélérer le jeu et de jouer long (…) Un ou deux attaquants de grande dimension. Peu de numéros 10 (sauf dernier passeur) ». L’éducation footballistique française allait donc désormais se faire sans ces meneurs de jeu.
Houllier et le numéro 10
Le philosophe argentin Jorge Luis Borges disait : « Il y a une folie française, celle qui consiste à penser qu’on peut expliquer la beauté par la raison ». En somme, refroidir ce qui est vivant, rendre intelligible ce qui ne l’est pas et pour éviter que l’on s’émeuve, on exige du spectateur qu’il exerce son esprit de façon mathématique et qu’il se plaise à calculer plutôt qu’à ressentir. L’annonce de Gérard Houllier va dans ce sens. Le directeur technique national répète inlassablement, durant ce discours et tout au long de sa carrière, le mot efficacité. Symbole idéologique.
Zinédine Zidane et Johan Micoud n’avaient encore connu aucune sélection, Houllier pouvait tout de même compter sur des meneurs de jeu comme Corentin Martins, José Touré, Jean-Marc Ferreri, Philippe Vercruysse et bien sûr Youri Djorkaeff. Pourtant après le tristement célèbre France-Bulgarie 93, Jean-Philippe Rethacker se plaignait dans L’Equipe : « Dans le milieu français, récupérateur plus que constructeur, physique plus que technicien, on regrettera une fois de plus l’absence d’un véritable numéro 10 créatif, capable de soutenir, de relayer, de servir et même de suppléer en tant que buteur les deux attaquants de pointe ».
Ce soir-là, le diktat du résultat prôné par Gérard Houllier venait d’être balayé par la même personne. Le temps d’un centre trop long, la France a compris que, quel que soit le résultat final, il lui serait impossible de se passer du meneur de jeu. Cinq ans plus tard, Zidane le rappellera, pour l’éternité.
Des creux générationnels forcés
Les noms cités plus haut font moins rêver que lorsqu’on évoque Kopa, Platini et Zidane certes, mais ils n’en restent pas moins des meneurs de jeu de très bon niveau. Gérard Houllier, sélectionneur de 1992 à 1993, s’est consciemment passé du numéro 10 en l’honneur d’un dogme contraire à l’efficacité recherchée. Depuis les ordres donnés lors de la réunion de mai 1991, seul Zinédine Zidane s’est révélé sur la durée comme un grand numéro 10 à la française. Quand ce dernier s’envola de Bordeaux vers Turin en 1996, Johan Micoud est venu lui succéder chez les Girondins. Armé des mêmes qualités de meneur de jeu, il ravit les supporters bordelais et intègre même l’Equipe de France.
Barré par son ainé, il ne disputera que dix-sept matchs avec les Bleus dont un mythique. Certes un match amical sur le sol turc en plein mois de novembre 2000 ne fait pas rêver pour les récents champions d’Europe et la victoire 4-0 est aujourd’hui anecdotique. La rencontre n’en reste pas moins unique puisqu’elle est la seule à avoir vu cohabiter en même temps Zinédine Zidane et Johan Micoud (hormis un match de Gambardella avec Cannes). Après le match et les nombreux échanges, le second parle de cette esquisse de carré magique : « C’était un 4-2-3-1, j’étais à gauche et Zidane dans l’axe mais comme il avait aussi beaucoup tendance à aller à gauche, on permutait pas mal. Il y avait Trezeguet devant et Wiltord à droite. Il y avait une communion ensemble. Comme Sylvain avait tendance à être plus offensif, on se retrouvait à deux meneurs axiaux. Ça avait été plutôt positif. Il y avait un contrôle technique qui nous a permis d’avoir souvent la possession ». Malheureusement, Roger Lemerre ne tentera plus l’expérience d’aligner les deux numéros 10 ensemble. Ce soir de novembre 2000 ne restera qu’une utopie.
Barré par Zidane, Johan Micoud n’aura porté qu’une dizaine de fois le maillot bleu
Un creux générationnel à la fin du XXe siècle qui se perpétue encore aujourd’hui. Déjà que les meneurs de jeu à l’ancienne se comptent presque sur les doigts d’une main sur le circuit mondial, aucun n’a la nationalité française. Si la formation tricolore est l’une des meilleures de la planète, les profils qui ressortent sont loin de ceux connus auparavant. Les milieux défensifs physiques et les ailiers rapides ont remplacé les numéros 10. Que cela soit au sein de l’Équipe de France comme des clubs professionnels du pays.
Depuis trente ans, la France et son équipe de football sont à la recherche quotidienne et instantanée de l’efficacité. Ce virage entrepris a accouché de deux titres mondiaux et d’un titre européen. L’armoire a été remplie de trophées mais le pays n’est plus apprécié pour les mêmes raisons. Le french flair apprécié par le monde entier et représenté par les numéros 10 tricolores a été remplacé par une efficience respectée mais bien moins admirée. Les soirs de juillet 1982 et de novembre 2000 n’ont pas été toujours ponctués d’efficacité froide mais auréolés d’une aura mythique unique. De quatre, ils sont passés à deux pour n’être plus aucun aujourd’hui. Il ne reste désormais que les souvenirs d’une utopie si romantique, si française.
Sources :
- Patrick Lemoine, Le carré magique, Quand le jeu était à nous.
- Thibaud Leplat, Football à la française.
- « Le numéro 10, un mythe français », Le Temps.
- « Michel Platini: «Le 10 à la française est un peu un accident de l’histoire» », Le Temps.
- « Quand Hidalgo nous racontait son amour du numéro 10 », So Foot.
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