Né en Autriche-Hongrie en 1903 et mort trente-cinq ans plus tard à Vienne, dans une Autriche qui appartient alors au IIIe Reich allemand, Matthias Sindelar est l’icône du football en noir et blanc. Celui qui est considéré comme l’un des meilleurs footballeurs de la première moitié du siècle dernier était plus qu’un virtuose, c’était un modèle. Tout d’abord sportif, grâce à son talent, puis politique, grâce à son combat contre l’occupant nazi. Un talent immense éclipsé par son histoire encore plus grande. Il est décédé quelques mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale mais fait partie des victimes de celle-ci. Sa mort, en janvier 1939, suite à une asphyxie renvoie vers deux hypothèses toujours non-élucidées : un suicide ou un assassinat. La fin symbolique d’un homme à la dimension mythique.
Sindelar était affublé de nombreux surnoms allant du « tourbillon viennois » jusqu’au « Mozart du football » en passant par « l’homme de papier ». Ceux-ci prouvent l’affection que lui portaient les suiveurs de ce sport et du talent qu’il avait balle au pied. Sa blessure au ménisque à vingt ans l’oblige à porter un bandage autour du genou droit et le force à éviter le contact avec ses adversaires. Sous la tunique de l’Austria Vienne et avec la Wunderteam, il évite une blessure fatale grâce à ses dribbles chaloupés. Il joue, en effet, dans le club de la capitale autrichienne de 1924 jusqu’en 1939, date de son décès. En à peine 700 matchs, Sindelar aurait inscrit près de 600 buts. Période très ancienne oblige, très peu d’archives ont pu être retrouvées ce qui conforte l’aura mythique qui l’accompagne aujourd’hui.
Élégance et Wunderteam
L’équipe miracle, ou la Wunderteam en version originale, est comme la Hongrie des années 50 ou les Pays-Bas deux décennies plus tard, une magnifique perdante. Le meneur de jeu au physique très frêle ne fait d’abord pas l’unanimité en ne disputant que trois rencontres en quatre ans. C’est en 1931 que son élégance, alliée au réalisme de Josef Bican ou d’Anton Schall, est encadrée par le rigoureux Hugo Meisl. De mai 1931 à juin 1934, l’Autriche embellit le football européen grâce à son virtuose. Son profil est si particulier dans le football d’alors qu’il est considéré comme le premier faux numéro 9 de l’histoire. Ses passes millimétrées et ses frappes imparables lui permettent en réalité de jouer sur tous les fronts du secteur offensif.
Les deux dates correspondent respectivement à la naissance et à la mort de la Wunderteam. Elle s’élève lors d’une victoire 5-0 face à l’Écosse et s’écroule suite à la demi-finale du mondial 1934 perdue 1-0 contre l’hôte italien. Ces trois ans auront été marqués par d’autres rencontres où Sindelar et sa bande ont fait parler leur talent. Avant la Coupe du Monde, vingt-huit en ont été disputées, pour seulement deux défaites, sur la plus petite des marges.
Stamford Bridge et San Siro, les fausses notes
La première se déroule lors du match qu’on qualifie du plus grand de l’entre-deux guerres : Angleterre-Autriche. La défaite (4-3) est cruelle mais les supporters autrichiens sont conscients de la qualité de leur équipe nationale. La seule à marquer plus d’un but en terres britanniques. En plus de cela, le jeu proposé par le chef d’orchestre Matthias Sindelar ravit le peuple qui les accueillit, lui et ses partenaires, en triomphe à leur retour de Stamford Bridge. Une première fausse note qui ne s’avérera être une majestueuse touche supplémentaire dans la partition.
La seconde, en avril 1933, face à la Tchécoslovaquie (1-2) est anecdotique malgré l’échéance mondiale qui se profile. La compétition qui se dispute dans l’Italie fasciste suscite quelques controverses. Avant même le coup d’envoi, l’Autriche va vite en faire les frais. Après la phase de groupe -dont elle s’extirpe en laissant beaucoup d’énergie- la Wunderteam se déplace à San Siro pour affronter le pays hôte sous une pluie diluvienne. Un terrain gorgé d’eau ne facilitant pas la tâche des techniciens autrichiens face aux « bouchers » italiens.
Lors de ce match âpre, l’Italie ouvre le score sur une action où le gardien autrichien, bousculé par trois adversaires, ne peut se saisir du ballon sur un centre qui finira au fond des filets. Un arbitre qui ne siffle pas en faveur de l’Autriche mais qui aide délibérément la nation organisatrice en dégageant de la tête un long ballon destiné à Zischek. Le but marqué tôt dans le match sera le seul puisque Sindelar, cadenassé par Monti durant quatre-vingt-dix minutes, ne trouvera jamais la brèche. Même quand il y arrivait un acte d’anti-jeu l’empêchait de continuer. Une injustice dont l’équipe miracle ne se relèvera pas. La petite finale, perdue 3-2 face à l’Allemagne, prouve la fin de l’aventure idyllique. Plus tard, Josef Bican témoignera sur l’arbitrage de la demi-finale :
« Avant le match, Mussolini a eu un rendez-vous avec l’arbitre suédois Eklind et, d’après notre coach Hugo Meisl, cet arbitre a été corrompu par Mussolini. Il a même joué pour les Italiens ! Alors que j’avais adressé une longue passe sur l’aile droite à Karl Zischek, totalement oublié, l’arbitre a lui même renvoyé le ballon de la tête, le rendant à nos adversaires. C’était terrible, incroyable. »
Le match de la protestation
Le 12 mars 1938, la Wehrmarcht entre en Autriche afin d’annexer le pays suite à une tentative d’indépendance. La guerre n’a pas encore débuté mais la logique d’expansion de l’Allemagne nazie est déjà claire. Les Alliés, attentistes durant l’Anschluss, qualifie l’Autriche comme « la première victime du nazisme ». C’est l’une des étapes les plus importantes de la création du Reich et la partie la plus sombre de l’histoire autrichienne. Une grande nazification se fit ressentir dans la politique du pays. Une nation qui sera divisée en quatre zones d’occupations en 1955 et de nouveau souveraine dix ans plus tard.
Après la marche nazie sur Vienne, le secteur sportif autrichien est dissout. Les dirigeants et joueurs juifs des clubs, notamment du FK Austria, sont écartés puis exilés. L’institution, jugée trop proche de la communauté juive autrichienne, voit son président Michl Schwarz destitué et remplacé par un pro-nazi relativement notoire. Au grand dam du virtuose social-démocrate, Matthias Sindelar. Une confrontation est tout de même organisée entre l’Allemagne et « l’Autriche-Allemagne ». L’Anschlussspiel, comme il est surnommé, devait se solder sur un score nul et vierge afin de souligner l’amitié entre l’occupant et l’occupé. Sindelar en a voulu autrement.
Son talent et sa haine du régime lui ont permis de ne pas mettre le genou à terre et de s’imposer 2-1. Après son but, Matthias Sindelar célèbre face à la tribune où siègent les dignitaires nazis -dont Hitler d’après la légende. Ces valeurs morales le pousseront à refuser de porter le maillot réunifié. Pour ce faire, il prétexta une blessure vieille de quinze ans tel un dernier affront au régime totalitaire. Quelques mois plus tard, il sera retrouvé inanimé aux côtés de sa compagne, tous deux asphyxiés.
Assassinat ou suicide ? Le mythe persiste
Les deux hypothèses précédemment citées semblent être les plus envisageable, en plus de la thèse officielle évoquant un accident. Pourquoi le suicide ? Sa copine étant Juive aurait été forcée à l’exil, il leur était préférable de finir leur vie ensemble. « Certains étaient convaincus que Sindi avait été assassiné par les Nazis, explique Fritz Polster. D’autres ont prétendu qu’il s’était suicidé. Ayant rencontré l’homme et vu à quel point il était vif et plein de vie, j’ai toujours douté de cela« . Pourquoi l’assassinat ? Une icône sportive aussi grande que Sindelar dérangeait le régime puisqu’elle n’y était pas favorable. Souvent classé social-démocrate avec « beaucoup d’amis juifs », sa mort était inévitable. Le rapport d’enquête sur sa mort aurait été perdu durant la Seconde Guerre mondiale ce qui signifie que la véritable cause ne sera jamais connue.
Un mystère qui conforte la place de Matthias Sindelar au rang de légende, de mythe. Quelques jours après la découverte de son corps, plus de 15 000 personnes suivent les funérailles de cet artiste nommé « sportif autrichien du XXe siècle » au pays du ski alpin. Malgré cela, son héritage ne semble pas à la hauteur de son vivant. En dehors d’une rue, rien ne porte son nom. Aucun stade, aucune statue. Néanmoins, le poète Friedrich Torberg, a écrit un poème en mémoire du virtuose. Celui qui prenait la plume pour rendre hommage aux sportifs Juifs de l’Hakoah de Vienne a, cette fois, écrit que Sindelar « était un footballeur sans pareil/Rempli d’esprit et d’artifices/Son jeu était légèreté et élégance/Un jeu toujours, jamais une lutte ».
La légende du joueur s’est faite sur les terrains. Celle de l’homme en dehors. Cette mort aussi précoce que tragique montre l’aura mythique du « joueur de papier ». Du « tourbillon viennois ». Du « Mozart du football ». L’un des premiers à avoir fait du football un art. Un art comparable à celui de son compatriote compositeur. Matthias et Amadeus passèrent l’arme à gauche au même âge avec un sentiment d’accomplissement. Autre symbole accompagnant Sindelar pour l’éternité : ses actuels voisins. En effet, l’impressionnante tombe du joueur est à quelques mètres d’un carré magique. Celui des musiciens. Y siègent, notamment, Beethoven, Schubert, Strauss et Brahms. Le « Mozart du football » est entouré des maîtres des partitions. La sienne est à ne pas oublier non plus.
Crédits photos : IconSports
Sources :
- Cahiers du foot : Matthias Sindelar
- L’homme qui n’est jamais mort, Olivier Margot, 2020
- Le Point : Mondial 1934 : le salon fasciste