« Le sport, c’est la guerre sans les coups de feu », disait George Orwell. Si certains événements récents, comme la polémique autour des saluts militaires des joueurs turcs aux matchs qualificatifs pour l’Euro 2020, donnent raison à l’écrivain britannique, il est des matchs de football encore plus teintés de symbolique voire d’idéologie guerrière, car directement ancrés dans un statut de guerre. Ici, nulle Coupe d’Europe des clubs champions, nulle Coupe du monde, nul match illuminé par des stars planétaires : le match dont nous proposons le récit a pour acteurs soldats et sportifs, civils et militaires, occupants et occupés. Un match à l’issue tragique mais fortement teinté de légende et de propagande, un match tristement baptisé : le match de la mort. Il conviendra dans cet article d’assurer la véracité historique de nos propos et de savoir garder la distance nécessaire entre légende et réalité, une différenciation importante et fortement liée aux contextes de l’époque.
Le match de la mort eu lieu en Ukraine, en 1942. Quelques années auparavant, commençait la Seconde Guerre mondiale, le plus grand conflit planétaire de l’histoire. Dans les premières années de la guerre (1939-1941), les forces de l’Axe remportent victoire sur victoire. La stratégie allemande de la guerre éclair (Blitzkrieg) permet à Hitler des conquêtes rapides : la France est battue et à moitié occupée après six semaines de combat. En Europe de l’Ouest, un seul rempart se dresse contre la puissante Allemagne nazie : le Royaume-Uni. L’année 1940 est ainsi marquée par la bataille d’Angleterre, une immense bataille aérienne au-dessus de la Manche. Cette bataille est un premier échec pour Hitler, qui ne posera jamais le pied sur les îles britanniques. Le dictateur allemand tourne alors son regard vers l’Est, et rompt le pacte germano-soviétique de non-agression signé avec Staline le 23 août 1939. L’opération Barbarossa est lancée le 22 juin 1941, il s’agit de la plus vaste invasion de l’histoire, plusieurs millions de soldats et des milliers de tonnes de matériel sont envoyés sur le front de l’Est. Prise par surprise, l’Union soviétique (URSS) essuie plusieurs défaites et perd des portions de son vaste territoire. L’Ukraine se retrouve prise après la bataille de Kiev et est occupée par les Allemands, qui y fondent un Reichskommissariat, une institution chargée d’organiser l’occupation de la région.
La formation d’une équipe particulière
Dès le début de l’occupation allemande, les écoles, universités et associations ukrainiennes sont dissoutes. Le football n’échappe pas à cette suppression, et les deux clubs de Kiev, le Dynamo et le FC Lokomotyv, sont fermés. Les joueurs, dont la majorité servait dans l’armée rouge avant la défaite à Kiev, se retrouvent abandonnés à une vie civile sans football, et doivent se reconvertir dans ce qu’ils trouvent afin de continuer à travailler. C’est ainsi que Nikolaï Troussevitch, ancien gardien du Dynamo, se retrouve employé dans une boulangerie de la ville. Il y est rejoint par d’autres ex-joueurs des deux clubs ukrainiens.
A la fin de l’année 1941, les Allemands décident d’autoriser le retour du football en Ukraine. Cette décision est motivée par le relativement bon déroulement de l’occupation. Il faut savoir que l’Ukraine de 1941 n’est que peu favorable à l’Union soviétique et au régime communiste. La politique de collectivisation des terres menée par Joseph Staline lors de l’avant-guerre avait frappé la région particulièrement violemment, et la répression avait mené à des milliers d’arrestations, d’emprisonnements et d’exécutions. Pire encore, entre 1932 et 1933, eut lieu l’Holodomor, (l’« extermination par la faim » en ukrainien), un terrible épisode de famine qui fit entre 2.5 et 5 millions de morts en Ukraine. Le terme Holodomor laisse à penser que la population ukrainienne tenait l’URSS comme responsable de cette famine, perçue comme une extermination à la logique presque génocidaire.
Cette opposition des Ukrainiens au régime soviétique mène donc certains d’entre eux à une collaboration avec l’occupant allemand, à l’image de la formation de la 14e division de grenadiers S.S. « Galicie » en 1944. Cette division S.S. était composée de volontaires ukrainiens qui, même si les nazis considéraient les Slaves comme des Untermenschen, des « sous-hommes », combattaient pour l’Allemagne nazie.
Le football est donc rétabli sur le territoire ukrainien, mais les clubs du Dynamo et du FC Lokomotyv ne sont pas rétablis. Ce nouveau championnat oppose des équipes amatrices composées d’habitants des pays occupés, à des équipes de l’armée allemande. Le but est à la fois de gagner en sympathie auprès des populations occupées, et d’offrir un divertissement aux soldats allemands, tout en démontrant la supériorité des joueurs de race aryenne face aux Slaves (ce dernier point rencontre moins de succès).
Un journaliste et ancien entraîneur de football ukrainien, Georgi Shvetsov, crée alors le FK Rukh, et fait appel à de nombreux anciens joueurs des deux clubs de Kiev, dont Nikolaï Troussevitch et ses camarades de la boulangerie. Mais ceux-ci ne répondent pas à son appel en raison des liens étroits entre Shvetsov et les Nazis. Toujours à l’initiative de Troussevitch, les anciens joueurs travaillant à la boulangerie, bientôt rejoints par d’autres footballeurs, fondent le FK Start. L’équipe connaît des débuts tonitruants et remporte ses sept premières parties, marquant 47 buts et n’en concédant que 8.
Le « match de la mort »
Les victoires du FK Start contre les différentes équipes amatrices de la région (dont le FK Rukh de Shvetsov) et des autres pays occupés (notamment la Hongrie), mènent les joueurs face à un nouvel adversaire : le Flakelf, qui est l’équipe de l’armée de l’air allemande : la Luftwaffe. Le terme Flakelf fait référence au Flak 11, un canon antiaérien de l’armée allemande. Le 6 août 1942, les deux équipes s’affrontent et les Ukrainiens s’imposent sur le score de 5-1. Une nouvelle grande victoire pour les joueurs du FK Start, qui ne laissent pas les joueurs de la Luftwaffe indifférents. Ces derniers demandent une revanche qui doit se tenir trois jours après cette lourde défaite. Les joueurs du FK Start acceptent. Les trois jours espaçant les deux matchs sont marqués par une promotion du match dans tout Kiev. On y placarde cette affiche :
La revanche a lieu le 9 août 1942, devant environ 2000 supporters rassemblés au Start Stadium de Kiev (la version de la propagande soviétique annonce 45 000 personnes). C’est à ce moment là que le récit historique est tâché de propagande soviétique, et que de nombreuses sources divergent. Le contexte d’après-guerre, avec le développement de la guerre froide entre bloc de l’Ouest et de l’Est, et la volonté de l’URSS de développer un puissant esprit patriotique, explique ces modifications. Nous n’avancerons que les certitudes historiques, en veillant à les comparer aux versions données par le régime de l’URSS, afin de comprendre la récupération et l’utilisation du football par l’appareil d’Etat soviétique.
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La complexité du récit de ce match est observable avant même son coup d’envoi. Lorsque les équipes s’alignent, les joueurs allemands du Flakelf lèvent leur bras droit pour réaliser le salut nazi. « Heil Hitler ! ». La légende raconte alors que des soldats allemands auraient pointé leurs armes vers les joueurs du FK Start pour les forcer à faire de même. Ceux-ci, face à la menace, levèrent alors leur bras en l’air, avant de le ramener à leur poitrine et de scander un slogan communiste, rapidement reprit par le stade entier. Aucun témoignage n’appuie ces dires, et il est accepté par tous que le match commença sans tension et qu’on ne força pas les joueurs du FK Start à répéter le salut hitlérien des allemands.
Dans les premières minutes du match, ce sont les joueurs du Flakelf qui ouvrent le score. Là encore, on racontera dans les années 1950 et 1960 que le gardien de but, Troussevitch, avait été victime d’une faute volontaire et dangereuse à la tête, que l’arbitre, un officier S.S., n’avait pas relevé. En réalité, l’arbitre était un soldat allemand mais pas un S.S., et cette faute sur Troussevitch fut niée par les joueurs survivants ayant témoigné.
Après l’ouverture du score des Allemands, les joueurs ukrainiens se ressaisissent et marquent à trois reprise, la mi-temps est sifflée sur ce score de 3-1 pour les locaux. Là encore, la propagande intervient en expliquant qu’à la mi-temps, un officier allemand se rend dans le vestiaire du FK Start, et ordonne aux joueurs de perdre le match, sans quoi ils seraient exécutés. Cette version de l’histoire fait de la seconde période une page héroïque de l’histoire soviétique, puisqu’à la reprise du match les Ukrainiens jouent toujours pour gagner, et que le match se termine finalement sur le score de 5-3 en faveur du FK Start. Mais aucune source ni aucun témoignage ne vient avérer ces faits. Au contraire, un ancien joueur ayant survécu aux événements d’après-match, Makar Gontcharenko, témoignait du grand fair-play des joueurs du Flakelf, et de la bonne ambiance au cours de cette partie. Il avance pour preuve cette photo prise à la fin du match entre les joueurs des deux équipes.
Mais alors, si le prétendu « match de la mort » se déroule finalement sans accroc, comment expliquer les semaines ayant suivi la rencontre, au cours desquelles certains joueurs furent arrêtés et exécutés par les nazis ?
Une semaine après le deuxième match face au Flakelf, les joueurs du FK Start affrontent le FK Rukh, l’autre club ukrainien fondé par Georgi Shvetsov. Une nouvelle fois dominants, Troussevitch, Gontcharenko et leurs camarades écrasent leurs adversaires 8-0. C’est après ce revers terrible que Shvestov décide d’aller à la Gestapo, la police allemande, et d’y dénoncer les joueurs du FK Start. Il accuse ces derniers d’être des membres du NKVD, l’organisation des services secrets de l’URSS. Six joueurs sont aussitôt arrêtés. Deux autres sont directement tués, le premier, Katchenko, durant une tentative de fuite après une rixe avec un soldat allemand, le deuxième, Nikolaï Korotkikh, dénoncé par sa propre sœur et torturé à mort dans les bureaux de la Gestapo.
Les six joueurs arrêtés sont envoyés au camp de concentration de Syrets, près de Kiev. Là-bas, trois d’entre eux sont exécutés sommairement par les Allemands, portant le nombre total de morts à cinq, dont le gardien de but Nikolaï Troussevitch.
Les circonstances très vagues des arrestations des joueurs du FK Start laissèrent libre cours à la propagande soviétique pour en faire un drame puissant et héroïque exaltant les valeurs de courage et de défiance des joueurs ukrainiens préférant mourir que de perdre le match face aux Allemands. Dans la version avancée par le régime de Leonid Brejnev dans les années 1960, les cinq joueurs tués par les nazis le sont dès le coup de sifflet final du match, après avoir été amenés sur le ravin de Babi Yar, lieu fort de l’occupation allemande où ont eu lieu d’importants massacres, notamment des populations juives.
La réalité que l’on connait fait de Georgi Shvestov le principal responsable de l’arrestation des joueurs du FK Start, surement poussé par la rancœur et la jalousie (les joueurs avaient refusé de rejoindre son club). On peut aussi suggérer que, si les joueurs Allemands du Flakelf n’étaient pas rancuniers de leurs deux défaites, des plus hautes instances du Reichskommissariat d’Ukraine voyaient d’un mauvais œil les succès des Ukrainiens par rapport à leur propagande portée sur la supériorité de la race aryenne. Un intérêt commun entre la Gestapo et Shvestov se dessine alors à la suppression de l’équipe.
Ce qui est sûr, c’est que la récupération et l’exagération de cette histoire par l’URSS en a fait une légende non seulement connue dans le bloc de l’Est pendant la guerre froide, mais qui va même s’exporter à l’Ouest. Le film américain « Escape to victory », réalisé par John Huston en 1981, met en scène Sylvester Stallone dans un récit grandement inspiré par le « match de la mort ».
Ils s’appelaient Katchenko, Troussevitch, Poutistine, Kouzmenko, Klimenko, Gontcharenko, Tioutchev, Sviridovski, Balakine, Komarov, Goundarev, Timoféïev, Korotkikh, Tchernega, Melnik, Soukharev. Tous anciens footballeurs, ils étaient boulangers, policiers, cuisiniers, chargés de sécurités ou employés de chemins de fer. Pendant l’occupation, ils ont fondé une équipe de football et ont remporté de grandes victoires. Victimes de machinations et d’intrigues politiques et idéologiques, cinq d’entre eux trouvèrent la mort aux mains des nazis. Victimes ensuite de l’autorité du régime soviétique, les joueurs survivants furent contraints de relayer et d’appuyer une histoire largement romancée des faits, en faisant des héros, souvent contre leur gré. Quand le régime s’effondre en 1991, les quelques anciens joueurs encore en vie nient la majorité de cette propagande faite sur leurs exploits sportifs. Aujourd’hui aucun d’entre eux n’est là pour témoigner d’une affaire bien sombre où le football se fit guerre, et où le joueur se fit soldat.
Sources:
- Soccer under the Swastika: Stories of Survival and Resistance during the Holocaust, K. SIMPSON
- The New York Times: World War II Match Echoes Through Time
- The Death Match
- LE MATCH DE LA MORT (Football en 1942) – HDG #8
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