C’était la fête et ça devint l’horreur. En 1994, à Loughinisland en Irlande du nord, des paramilitaires loyalistes ouvrent le feu sur des catholiques dans un pub pendant le match Italie-République d’Irlande et tuent six personnes. Dans un pays ravagé par le conflit armé, ce qu’on appellera par la suite le « World cup massacre » sera pourtant un moment décisif en vue du processus de paix.
En ce 18 juin 1994, c’est jour de fête à Loughinisland. Dans quelques heures, la république d’Irlande doit ouvrir son mondial 1994 face aux favoris italiens au Giants Stadium de New York. Certes, Loughinisland est en Irlande du Nord. Mais une large part de sa population est républicaine et soutient le rattachement à la république pour former un seul pays. Donc pour eux, c’est un peu leur pays qui joue. Surtout que, ironie du sort, la république d’Irlande a obtenu son visa pour le pays de l’oncle Sam lors de la dernière journée des éliminatoires à la faveur d’un déplacement…en Irlande du nord.
La fête promet d’être belle, d’autant plus que le match se joue à New York, ville largement bâtie sur les immigrations irlandaises et italiennes. De nombreux américains originaires des deux pays garnissent les tribunes pour soutenir la sélection de leurs ancêtres.
Pour l’occasion, Aidan O’Toole le fils du patron du Heights Bar, le seul pub du village, a sorti la télé et rajouté des tabourets. Vingt-quatre personnes remplissent son établissement au coup d’envoi, dans un village de 250 âmes. Colm Smyth a 23 ans, et voit le match entre Adrian Regan et Malcom Jenkinson, le père de son meilleur ami. « J’ai encore en moi l’image brillante et dorée d’un paquet de Benson and Hedges que je tenais à la main et pourtant, c’était il y a vingt ans » dit-il en préambule du livre qu’il a écrit sur cette histoire : The Loughinisland massacre – A survivor’s story (non traduit en français).
Quand le match débute vers 22h, décalage horaire oblige, c’est l’euphorie. Qui redouble une grosse dizaine de minutes plus tard quand, profitant d’un cafouillage de la défense italienne, Ray Houghton ouvre le score à la onzième minute. Le jeu irlandais est simpliste, basé sur du kick and rush et de l’abnégation. Rien à voir avec les arabesques artistiques de la star italienne Roberto Baggio, Ballon d’Or en titre. Mais ça tient. Et les bhoys du sélectionneur Jack Charlton atteignent la mi-temps avec cet avantage.
La pause est, comme dans tout bar, l’occasion de recharger les verres. Surtout en Irlande. Chez les clients du Heights Bar, ce qui devait seulement être un moment de communion derrière leurs couleurs commence doucement à se transformer en rêve d’exploit.
La deuxième mi-temps vient à peine de commencer quand tout bascule. Deux hommes cagoulés et armés de fusils d’assauts entrent dans le pub et tirent par rafales. Malcom Jenkinson a tout juste le temps de pousser Colm Smyth avant de prendre une balle fatale. Touché plus légèrement, Smyth s’en sort vivant. L’attentat est d’une lâcheté effroyable. Barney Green, 87 ans, en sera la victime la plus âgée. Touché par neuf balles dans le dos.
Les survivants ont à peine le temps de retrouver leurs esprits que les terroristes fuient déjà en voiture. Selon le journaliste indépendant Trevor Birney, le pub a d’ailleurs probablement été choisi en partie pour sa localisation: suffisamment isolée pour opérer en toute tranquillité mais suffisamment proche des grand axes routiers pour fuir rapidement.
A New York, les bhoys de Charlton tiennent et arrachent les trois points face à une squadra azzura pourtant favorite pour le titre. Les joueurs sont hystériques, leur mondial est déjà quasiment réussi. L’ambiance va se glacer quand ils apprendront la nouvelle en rentrant aux vestiaires.
Dans les heures qui suivent, l’Ulster Volunteer Force (UVF, une milice paramilitaire loyaliste et protestante) revendique l’attaque arguant du fait qu’elle est en représailles à une attaque de l’Irish National Liberation Army (INLA, une milice paramilitaire républicaine liée à l’Irish Republican Socialist Party).
Mais leurs arguments ne convainquent personne. Les services secrets britanniques et la Royal Ulster Constabulary (RUC, la police nord-irlandaise) s’accordant sur le fait qu’aucun des occupants du Heights Bar, certes tous catholiques, n’avait de lien avec les organisations paramilitaires républicaines, que ce soit l’INLA ou l’IRA provisoire.
Deux questions se posent alors: qui et pourquoi ? L’identité exacte des tireurs reste toujours un mystère, vingt-six ans après. Du côté des familles de victimes comme des responsables républicains, on rappelle que la porosité (doux euphémisme) entre une RUC dont les membres sont majoritairement loyalistes et les milices protestantes a souvent plombé les enquêtes contre ces dernières. Gerry Adams, président du Sinn Fein (parti politique républicain, lié à l’IRA) et futur vice-premier ministre d’Irlande du nord, fût d’ailleurs lui-même victime d’une attaque perpétrée par les Ulster Freedom Fighters (UFF, une autre milice loyaliste) en 1984 avec la complicité plus ou moins tacite des services secrets britanniques et de la RUC.
La question de la raison est plus complexe. L’explication fournie d’une attaque en représailles à une action de l’INLA ne convainc pas grand monde et l’action semble quasiment gratuite étant donné le profil des victimes qui sont tous des citoyens lambda.
On peut supposer en fait que, ayant la sensation de « perdre la partie » face à l’enclenchement d’un processus de paix risquant de potentiellement conduire à une réunification des deux Irlandes, l’UVF ait tenté une action de terreur visant à saboter le processus en s’attaquant volontairement à des civils. Certes, de Belfast à Londres en passant par Derry ou Eniskillen, les attentats des paramilitaires ont plus d’une fois tué des innocents. Mais, si l’on fait abstraction du Bloody Sunday (dont les coupables n’étaient d’ailleurs pas des paramilitaires mais l’armée britannique) ils étaient le plus souvent des victimes collatérales. Quasiment jamais des cibles désignées.
Et paradoxalement, ce qui aurait du être un insurmontable obstacle au processus de paix va en fait en être un catalyseur. Probablement poussées par le sentiment assez généralisé de « Plus jamais ça », les milices paramilitaires, IRA en tête, annoncent un cessez le feu le 31 août. Si des attaques auront encore lieu, provoquant des ruptures de cessez-le-feu, un nouveau sera annoncé en 1997, qui conduira aux accords de paix dits « du vendredi saint » au mois d’avril 1998.
Aujourd’hui encore, de nombreuses zones d’ombre entourent l’enquête sur cet attentat. En 2017, le réalisateur américain Alex Gibney sort le documentaire No stone unturned qui revient sur l’enquête et ses ratés. Mais rien ne bouge. Vingt-six ans après les faits, le dossier est toujours ouvert dans le bureau d’un juge d’instruction et les familles n’ont toujours aucune réponse. Comme ceux de nombreuses autres exactions commises par les milices paramilitaires des deux camps pendant les troubles.
Aujourd’hui, l’Irlande du Nord vit en paix. Exceptions faites de quelques rares provocations rituelles entre ultras des deux camps. Mais le brexit et l’obligation qui en découle de fermer la frontière entre les deux Irlandes (la République d’Irlande faisant encore partie de l’Union Européenne) ont aujourd’hui ravivé certaines tensions avec la résurgence de milices paramilitaires républicaines. Vingt-six après ce drame qui a contribué indirectement à l’installer, la paix en Irlande du Nord demeure encore très fragile.
Sources :
-Le massacre de la coupe du monde. So Foot numéro 122. Décembre 2014
–18 juin, triste anniversaire en Irlande du nord. Sudouest.fr 18/06/2014
–Ne dis rien – Meurtre et mémoire en Irlande du nord. Patrick Radden Keefe. Editions Belfond