En France, pendant l’Occupation, le régime de Vichy donne une place toute particulière au sport. Vecteur de régénérescence de la Nation, et en particulier de la jeunesse, lorsqu’il est pratiqué de manière désintéressée, il est doté d’un budget sans précédent et dirigé d’une main de fer par le Commissariat Général à l’Education Générale et aux Sports. D’abord dirigé par le champion de tennis Jean Borotra jusqu’en avril 1942, le Commissariat est ensuite repris en main par le colonel Joseph Pascot, ancien champion de France de rugby, qui y imprime sa marque, toute militaire et autoritariste. Proche de ce dernier, l’industriel Roger Méquillet monte un club omnisport et tente de l’imposer dans le paysage sportif parisien, c’est l’Avia Club.
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Souhaitant combattre le professionnalisme dans le sport, coupable de tous les maux, les deux commissaires généraux usent de différentes manières afin d’arriver à leurs fins. Plus diplomate que son successeur, Borotra accède néanmoins aux vœux des pontes du rugby à XV en supprimant purement et simplement le rugby à XIII, dissident honni et sport au sein duquel le professionnalisme était relativement développé. Les autres sports concernés par le professionnalisme – boxe, cyclisme, pelote basque et football – se voient accorder un délai de trois ans afin de trouver des solutions pour revenir à une pratique amateure et désintéressée. Jules Rimet, président de la FFFA, de la FIFA et du Comité National des Sports – instance majeure du sport français – est propulsé à la tête d’une commission devant réfléchir à la question du professionnalisme. Mais il n’était alors que question de gagner du temps et le rapport rendu est sans intérêt. En effet, le poids du professionnalisme dans les résultats à l’international est important et ne peut être négligé. Néanmoins, de rencontres internationales il n’est bientôt plus question et le durcissement du régime appelle des mesures fortes.
Prenant la place de Borotra après le retour de Pierre Laval aux affaires, Joseph « Jep » Pascot accorde encore une saison à la FFFA pour régler l’épineuse question du professionnalisme. Les mesures annoncées pour favoriser l’amateurisme provoquent la démission de Rimet de la présidence de la Fédération. Après avoir constaté qu’il n’avait pas été écouté, le Commissaire Général décide de mettre le football au pas. Mal vu par le régime, le football est redouté, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, ce n’est pas un sport noble comme le sont le tennis ou la boxe, ainsi que les « sports de base » mis en avant par la propagande, la natation et l’athlétisme. Ensuite, c’est un sport populaire, qui a cédé aux sirènes du professionnalisme et dont les dirigeants sont très puissants et cultivent leur indépendance. Il y a une forme de confiance en soi des dirigeants du football, habitués à l’autonomie fédérale qui était la norme avant 1940. Vichy n’a donc jamais porté le football dans son cœur, mais la popularité de ce sport de masse, qui est de très loin celui qui compte le plus de licenciés, le rend incontournable et le régime se sait obligé de faire avec. Néanmoins, en 1943 c’en est trop pour Pascot qui règne en maître, au sein du Commissariat Général, sur le sport français et compte faire rentrer les footballeurs dans le rang.
Il décide ainsi d’une réforme spectaculaire, n’abattant pas le professionnalisme mais le mettant totalement sous cloche. L’instauration de quatorze – puis seize – équipes totalement artificielles, basées sur des bases régionales et regroupant l’ensemble des professionnels est la réponse de Pascot à la FFFA. L’ensemble des clubs de football sont désormais amateurs et ne doivent compter que des joueurs amateurs dans leurs rangs, tandis que les professionnels, désormais employés par l’Etat, rejoignent de gré ou de force les seize équipes fédérales. Ainsi, des joueurs de l’ASSE rejoignent l’équipe Lyon-Lyonnais et la majeure partie des joueurs de Nancy-Lorraine vainqueurs de la Coupe sont en fait issus du FC Sochaux.
C’est dans ce contexte de réorganisation autoritaire du football français, dénoncé par les acteurs – dirigeants, joueurs, spectateurs – que Pascot pousse encore plus loin la provocation. En effet, celui-ci permet l’intégration de force, dans la poule parisienne du championnat de France amateur, de l’Avia Club. Club issu des usines Voisin d’Issy-les-Moulineaux, dirigées par Roger Méquillet, l’Avia est un club omnisport, comme c’était souvent le cas à l’époque. De création récente, sa section football n’est pas censée intégrer l’épreuve francilienne, mais une place supplémentaire est créée, en raison de la proximité entre son patron, Méquillet, et le Commissaire Général, Jep Pascot. Roger Méquillet, gendre du dramaturge et diplomate Paul Claudel – le frère de Camille Claudel – est un homme de confiance de Pascot. Les usines Voisin, qu’il dirige, sont une filiale de Gnome et Rhône, une très grande entreprise d’aéronautique. De ses usines, sortent des moteurs d’avion destinés à la Wehrmacht, afin de soutenir l’effort de guerre allemand, comme le préconise la politique initiée par Laval. Grâce aux nombreuses commandes allemandes, Méquillet dégage des bénéfices qu’il peut réinjecter dans l’Avia Club, s’offrant ainsi de nombreux talents afin de renforcer ses équipes. En développant un sport d’entreprise, il répond à une préoccupation du régime qui encourage les patrons à devenir des « patrons sportifs », en favorisant le sport d’entreprise.
Le passage en force de Méquillet et Pascot pour imposer l’Avia Club ne passe pas auprès de la Ligue de Paris, dont le président, Henri Jevain – également président de la FFFA depuis le départ de Rimet – et la majorité des membres démissionnent afin de protester. Sur le terrain, les équipes affrontant l’Avia se laissent battre sur des score fleuves. La protestation ici n’est pas politique, dans le sens où ce n’est pas la provenance des fonds du club et la personnalité de son président qui sont remis en cause. C’est bien le non-respect des règlements afin d’imposer la présence d’un club n’ayant pas acquis loyalement sa place qui révolte les pontes du football parisien. En revanche, du côté de l’organisation clandestine et résistante Sport Libre, la critique porte bien plus sur le collaborationnisme qui anime Roger Méquillet :
[…]Au sein de cette organisation, la seule organisation de résistance formée de sportifs, issus de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail, l’Avia Club pose problème avant tout parce qu’il est un symbole de la collaboration. A travers la détestation du club et de son président, les résistants de Sport Libre s’en prennent aussi indirectement à la figure toute-puissante de Pascot et de son Commissariat Général. Pour les représentants de la Ligue de Paris, c’est la suite du combat qu’a engagé Pascot avec le football français qui se joue ici, tandis que pour Sport Libre, c’est la politique global du Commissariat qui est rejetée en masse et au-delà, le régime de Vichy qui, en 1943, après le retour de Laval, les rafles de Juifs et l’invasion de la zone Sud, apparaît de plus en plus comme un régime fantoche au service des nazis.
De son côté, le grand quotidien sportif collaborationniste, L’Auto, soutient l’Avia Club et Méquillet dans leurs démarches et dénoncent l’entre-soi des instances du football.
La figure de Roger Méquillet, nommé ensuite président de la Fédération de cyclisme sans avoir aucun lien avec ce sport, fait facilement l’unanimité contre elle et parvient à unir les résistants de Sport Libre et les dirigeants du football parisien dans le même rejet d’un parvenu doublé d’un collaborateur zélé. Et il faut bien cela face à l’union du tout puissant Commissariat et de la presse sportive collaborationniste parisienne qui loue les mérites de l’industriel.
Devant l’interdiction des bals, de la chasse et de nombreuses autres activités, le sport constitue sous l’Occupation une distraction bienvenue, qui gagne même en popularité. Si quelques figures de footballeurs résistants émergent pendant la guerre – Auguste Bonal, Etienne Mattler, René Gallice – aux côtés d’autres sportifs ou dirigeants sportifs devenus célèbres comme Tola Vologe ou Auguste Delaune, ils n’en constituent pas moins des exceptions. Au sein de la société, le sport ne constitue pas un foyer particulier de résistance. De même, le football ne compte pas plus de collaborateurs zélés que d’autres sports ou d’autres secteurs de la vie sous Vichy. Mettant sans cesse en avant le mythe de l’apolitisme sportif, les protagonistes n’ont de toute manière pas intérêt à s’engager et cherchent surtout dans la pratique et le spectacle du sport un moyen d’évasion face à un quotidien extrêmement difficile.
Sources :
- BREUIL Xavier, « Vichy et le football », We are football.
- CNUDDE Gabriel, « Vichy, Borotra et le football déchu », com, août 2015.
- GAY-LESCOT Jean-Louis, Sport et Education sous Vichy (1940-1944), Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1991.
- KSISS-MARTOV Nicolas, « Une bonne raison d’aimer le foot, Vichy le détestait ! », So Foot, août 2008.
- KSISS-MARTOV Nicolas, « Quand Vichy a failli tuer le derby dans l’œuf… », com, novembre 2014.
- PRÊTET Bernard, Sports et sportifs français sous Vichy, Paris, Nouveau monde éditions, 2016.
- PRÊTET Bernard, « Le sport échappatoire ou résistance? L’exemple de Paris et de Toulouse. », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°268, 2017, pp.21–34.
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