Si le football est passionnant et que certains nourrissent à son égard une relation passionnelle, c’est bien parce que ce sport est romantique. Pier Paolo Pasolini a beaucoup écrit sur cette dimension poétique du ballon rond, parfois réduit à sa violence et à son business. Qui n’a jamais ressenti l’ivresse à la vue d’un geste exécuté à la perfection, à un jeu déployé dans une efficacité suprême ? C’est ce football qui ne fait aucune compromission avec la beauté qui nous fait tant vibrer. Le penseur italien lui rend hommage non sans une certaine élégance.
Pier Paolo Pasolini est connu et reconnu pour sa poésie iconoclaste, son cinéma poétique et sa pensée subversive. Le penseur italien est moins réputé pour sa philosophie du football. Pourtant, nous gagnerions à relire ses textes si éclairants au regard du football moderne. Pasolini a toujours mené sa vie entre poésie et ballon rond, deux passions qui l’ont jamais quittées, auxquelles il a dédié sa vie.
Comme ce jour du 17 mars 1975, quand le journal local parmesan titrait « Bertolucci bat Pasolini ». L’histoire d’un match insolite, organisé pour réconcilier les deux réalisateurs, chacun sur leur tournage à quelques kilomètres l’un de l’autre. Ils décidèrent alors de former leur équipe et de disputer la rencontre sur le rectangle vert de la citadelle de Parme. Bertolucci manquera de fair-play dans cette rencontre en s’entourant presque exclusivement de joueurs semi-professionnels. L’un deux fut le non moins célèbre Carlo Ancelotti. L’entraîneur italien est revenu sur cette partie mythique avec un brin de nostalgie : « Dans le temps, il n’y avait même pas le 4-4-2 ou le 4-3-3, mais c’était beau : mamma mia, comme c’était beau ! C’était la liberté absolue ». Pasolini perdra ce match 5-2 et n’aurait pas caché sa colère noire.
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C’est notamment sur les plages du Frioul que Pasolini occupa ses étés en jouant avec les grands noms du Calcio comme Reja et Capello. Un groupe qui été nommé « La bande de Grado », du nom de la plage où se sont joués ces matchs endiablés. Reja, ancien entraîneur de l’Albanie, racontait sa rencontre avec le cinéaste dans les colonnes du Corriere dello sport : « Elle a eu lieu à Grado. Les joueurs de football plus ou moins célèbres de cette époque fréquentaient cette plage, et Pasolini venait aussi dans le coin tous les ans. Là-bas, il y avait un terrain où nous jouions au football le soir. Pasolini était un ailier très rapide, très doué techniquement. Parfois, je le marquais et je devais lui décocher quelques croche-pattes pour l’arrêter ».
Le jeu poétique et le jeu en prose, une opposition de philosophies
La particularité de la pensée pasolinienne concernant le football est de comparer le ballon rond à un langage. Il serait selon lui un système de signes au même titre que l’italien. Si le football est un langage non verbale, Il n’en est pas moins dénué d’un système de codes. À ce titre, l’italien est un système de codes qui ne peut être compris, donc déchiffré, uniquement par des personnes parlant cette langue. Cette même langue se décompose en plusieurs sous-codes comme celui des médecins qui sont les seuls à pouvoir comprendre leur jargon spécialisé. Il en est de même pour le football qui, à en croire le penseur italien, « possède toutes les caractéristiques fondamentales du langage par excellence, celui que nous prenons tout de suite comme terme de comparaison, à savoir le langage écrit-parlé ».
L’auteur indique que le langage se forme par des structures minimales nommées « phonèmes ». Au football, un phonème pourrait être « un homme qui utilise ses pieds pour frapper un ballon ». L’action de tirer doit être alors comprise comme un mot à part entière du langage footballistique, duquel Pasolini affirme son infinité discursive, car les combinaisons potentielles de ce sport sont illimitées. Dès lors, les codeurs d’un match sont les joueurs, les décodeurs sont les spectateurs qui doivent décrypter cette grammaire footballistique. C’est pourquoi il est nécessaire d’être un minimum initié à ce sport pour en comprendre le sens.
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Si le football est un langage, il est alors, comme toutes les langues, lui-même divisé en sous-langages. C’est ainsi que se produit la fameuse distinction entre le football en prose et le football poétique. À l’occasion du tournage du film Médée, au Brésil, le réalisateur italien en profite pour aller voir la finale de la Coupe du Monde entre l’Italie et le Brésil au Mexique en 1970. C’est à l’occasion de cette rencontre que le penseur italien introduisit sa fameuse distinction entre le football en prose et le football en vers : « Il décodera ce match en expliquant que le foot de prose, c’est l’organisation collective, les enchaînements de passes, etc. ; le foot de poésie, c’est ce qui brouille les codes : les dribbles, les feintes, les actions qui échappent à toute logique ». Défait du score de 4-1, Pasolini dira que le jeu en prose italien a succombé au football poétique du Brésil.
En d’autres termes, le catenaccio rude a perdu face à la souplesse de la danse virevoltante des dribbles brésiliens. Pasolini explique ces différences de philosophie de jeu par des circonstances sociales, historiques voire politiques qui sont propres à chaque aire continentale : « Pour des questions de culture et d’histoire, le football de certains peuples est fondamentalement en prose : prose réaliste et prose esthétisante (ce dernier cas est celui de l’Italie), alors que le football d’autres peuples est fondamentalement en vers (c’est le cas du brésil) ».
Le football en prose est relatif au plan de jeu, à la tactique. Pour Pasolini, le une-deux fait partie de la prose car « il est fondé sur la syntaxe, c’est-à-dire sur le jeu collectif et organisé ». À l’inverse, l’individualisme, le but, la passe inspirée et le dribble sont, selon lui, de la poésie. C’est le moment qu’on ne peut anticiper, c’est l’ineffable, l’inspiration individuelle, le coup de génie.
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Le foot comme « phénomène de civilisation »
L’un des plus beaux clichés du penseur italien fut pris à Casilino dans la périphérie de Rome. Cet instant où l’on voit Pasolini jouer en costume sur un terrain en pleine terre semble anecdotique. Pourtant, Il révèle toute la simplicité de ce jeu et les valeurs nobles qu’il véhicule. Le poète vivait pour le jeu sans complexe, car le football était pour lui vecteur de lien social. Aller dans les terrains de la banlieue romaine, c’était pour lui l’essence même du foot qui réside dans le partage et l’indifférence des dissimilarités ethnico-sociales. « Cette volonté de faire se côtoyer des gens de classes différentes se retrouve dans plusieurs de ses poèmes, poursuit Piccioni. Mais, attention, jusqu’à un certain point. Car le plus souvent, il se rendait seul sur ces terrains de fortune, à la rencontre du prolétariat ». Pasolini avait constitué une équipe d’écrivains dont il aurait voulu qu’elle se rende dans la périphérie romaine pour y jouer des matchs de foot. Seulement, dans la quasi-totalité des cas, le poète s’y est rendu seul.
La plupart des intellectuels considéraient le football comme le nouvel opium du peuple. Pasolini voyait dans cette critique une erreur. Le football était pour lui révélateur de l’essence d’une époque, tel un rite culturel qui mérite d’être étudié : « le sport est un phénomène de civilisation tellement important qu’il ne devrait être ni ignoré ni négligé par la classe dirigeante et les intellectuels ». « Le football est l’ultime représentation sacrée de notre temps, déclarait d’ailleurs Pasolini dans une interview à L’Europeo, en décembre 1970. C’est un rite de fond, même s’il est évasion. Alors que d’autres représentations sacrées, même la messe, sont en déclin, le foot est l’unique qui nous est restée ».
Pourtant, Helenio Herrera n’aura que faire de cette interprétation. À l’occasion d’une table ronde, il attaqua le football avec ces propos : « Le football – et en général le sport – sert à détourner les jeunes de la contestation. Il sert à tenir les travailleurs. Il sert à ne pas faire la révolution ». Pasolini qualifia cette analyse « d’énormité », ce qui ne l’empêchera pas de reconnaître le caractère spectaculaire du football. Il affirme lui-même être pleinement conscient qu’il vit « la contradiction du sport ». Mais c’est précisément parce qu’il vit les vicissitudes du football qu’il peut pleinement le critiquer : « C’est justement pour cette raison, parce que je suis dedans, je peux en discuter sans la pureté de qui ne connaît pas les choses et n’y est pas mêlé. Je peux me permettre, pour une fois, de me scandaliser ».
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Le spectacle pasolinien ne revêt pas du même sens que l’on pourrait lui attribuer communément. Chez lui, cela signifie que le football s’est substitué aux spectacles traditionnels comme le théâtre. S’opère alors une distinction entre le spectacle footballistique et le spectacle au sens vulgaire du terme. Le football engendre un rapport spectaculaire « dans lequel un monde réel, de chair, celui des gradins du stade, se confronte avec des protagonistes réels, les athlètes sur le terrain, qui bougent et se comportent selon un rituel précis ».
Dans un article du 17 septembre 1960 publié dans Vie Nuove, Pasolini décrivait le football comme un médiateur entre le public et son équipe : « Il fallait voir le public ! Des dames, les sœurs et les femmes des baigneurs, les serveuses du restaurant, les jeunes filles du peuple qui étaient encore là… ». Le football est à comprendre comme un sport qui réunit les classes sociales. Si la vertu unificatrice du football n’est pas erronée, le ballon rond est aussi un spectacle au sens le plus strict comme le démontre le poète dans ce même article : « Depuis trop longtemps le sport n’est que spectacle et toute l’organisation sportive est vouée au spectacle. La pelouse des stades et le ring sont des scènes de théâtre qui ont carrément remplacé les véritables scènes de théâtre ». Les spectateurs – ici Pasolini prend la figure du tifoso – avant d’être des observateurs passionnés sont avant tout des consommateurs.
À la figure du tifoso, Pasolini réserva une critique acerbe « il sait, il est illuminé, touché par une sorte de grâce. Les raisonnements ne lui servent à rien, et encore moins les démonstrations et les expériences dominicales de la réalité du jeu ». L’analyse sur le football déployé par le penseur italien est paradoxale. Celui-ci semble être tiraillé entre d’une part l’amour du jeu qu’il considère comme étant la partie sacrée de ce sport. Et d’autre part, le poète ne compte pas laisser pour lettre morte la spectacularisation du football, qu’il qualifie de « penchant réactionnaire ». Alors, le football est pour Pasolini à la fois sacré et réactionnaire comme deux corps indissociables.
Cependant, l’intellectuel italien ne compte pas réduire le football à une marchandise. Si, à l’époque de Pasolini, les intérêts économiques ne cessent de prendre de l’ampleur dans le football, il ne peut être réduit à cette unique caractéristique. Pasolini n’a jamais eu de cesse d’aimer le ballon rond car il a précisément su faire le distinguo entre ces deux polarités. Plus que jamais, nous sommes confrontés à ce dilemme entre un football marchand, réactionnaire, et un football total qui se singularise par son romantisme. Si le foot n’est pas qu’un jeu, c’est aussi parce qu’il joue un rôle social, celui de permettre aux sans-voix de s’exprimer, pour apparaître aux yeux du monde. Ce sport redonne de la dignité à ceux qui en sont privés. Pasolini ira même jusqu’à dire qu’ « après la littérature et l’éros, le football est l’un des plus grands plaisirs ». C’est dire à quel point le football faisait partie de l’identité même du penseur italien.
De plus en plus nombreux sont les supportrices et supporters qui ressentent un décalage entre le football qu’ils regardent et celui qu’ils aiment. Si le football est « le seul grand rite qui reste de nos jours », la primauté des intérêts économiques qui pèse sur ce sport le dénature . Le cinéaste voyait dans ce processus une déchéance qui se matérialisait par la communication et le marketing qui font des joueurs « des porte-drapeaux du néocapitalisme ». Faire un saut dans l’histoire pour se replonger dans les textes de Pasolini, permet à lumière de sa pensée, de remettre notre football en perspective.
Sources :
- Pier Paolo Pasolini, Les terrains, Écrits sur le sport, Paris, Le temps des cerises, 2012
- Roberto Notarianni, Pier Paolo Pasolini, à la gloire du football, L’Équipe, 21 mai 2022
- Philippe Godoÿ, L’évangile du foot selon Pasolini, La république des livres
- Adrien Candau, Quand Edy Reja taclait Pasolini, So Foot, 7 septembre 2019
- Isabelle Rüf, Football métaphorique, Le temps, 19 janvier 2008
- Pierre Adrian, Le jour où Pasolini joua contre Bertolucci et Ancelotti, L’Équipe, 3 mars 2022
- Fabrizio Tribuzio-Bugatti, Poésie et spectacularisation du sport vue par Pasolini, Accattone revue, 20 juin 2018
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