Peugeot et le FC Sochaux sont deux entités qui ont partagé pendant longtemps le même destin. Selon les mots du journaliste Jean-Baptiste Forray : “Le FC Sochaux, c’était Peugeot, Peugeot, c’était le FC Sochaux”. Cette institution sportive est l’une des nombreuses victimes du football business, vidée de sa substance et de sa mémoire. Des racines ouvrières au football marchand, ce club mythique est aussi le témoin d’une histoire ouvrière et géographique. C’est tout un territoire qui a longtemps vibré pour les lionceaux. Le peuple sochalien restera à jamais orphelin de son joyau, entre succès et drames, le récit de ce club est une véritable épopée.
Peugeot et le FC Sochaux sont liés par un destin croisé, l’un a fondé l’autre, pour ensuite construire une relation unique qui aura duré 86 ans (1928-2014). C’est en 1928 que des salariés de l’usine Peugeot de Sochaux – Louis Maillard-Salin, et Maurice-Salin – ont créé le FC Sochaux, considéré comme le premier club professionnel français. Impossible alors de parler du FC Sochaux sans aborder un minimum l’histoire de l’usine Peugeot de Sochaux, à laquelle le club doit tout… y compris ses difficultés d’aujourd’hui. C’est en 1912, 16 ans avant la création du club, que Peugeot implante sa mythique usine à Audincourt, plus précisément entre Sochaux et Montbéliard, au beau milieu des marécages et aux abords du Doubs. C’est alors dans des conditions difficiles, sur un terrain peu propice, que commence l’histoire de l’usine de Sochaux. Toutefois, l’usine ne va cesser de s’agrandir. D’un effectif composé de 400 salariés à ses débuts, l’usine Stellantis a connu son heure de gloire en 1978, avec environ 39 000 travailleurs. Elle ne compte aujourd’hui plus que 7 000 employés.
C’est donc à deux pas de l’usine Stellantis, dans le pays de Montbéliard, que le club débute son histoire. Cette situation géographique conjugue irrémédiablement les destins de l’usine et de son club. Comme les supporters bleus et jaunes le disaient si bien : « Peugeot c’est le FC Sochaux, et le FC Sochaux c’est Peugeot ». À tel point que de nombreux joueurs comme Benoît Pedretti ou encore Jérémy Ménez ont pour parents des ouvriers de l’usine Peugeot. L’un des présidents mythiques du club, Jean-Claude Plessis, se rappelle au bon plaisir des visites annuelles auxquelles les joueurs prenaient part dans les usines accolées au stade Auguste-Bonal, du nom de l’ancien dirigeant du club, résistant français durant la Seconde Guerre mondiale. La vie des Sochaliens était orientée vers l’usine et le club, comme en atteste les propos de l’ancien président dans un article du Monde : « Au début des années 2000, on avait la chance d’avoir trois joueurs dont les parents travaillaient à l’usine – (Camel) Meriem, (Pierre-Alain) Frau et (Benoît) Pedretti –, se remémore Jean-Claude Plessis. C’était des Peugeot, des gosses qui avaient démarré le football et fait leur formation à Montbéliard ». Se produit alors un phénomène propre au football, celui de l’éclosion d’une identité forte construite autour de l’amour du ballon rond. Celle des lionceaux, caractérisée par des valeurs populaires, la liant ainsi pour toujours à celle des usines Peugeot.
Si l’on peut parler de capitalisme paternaliste, c’est bien parce que la situation qui est celle de l’usine Peugeot est précisément un cas archétypal. Comme dans toute cité ouvrière, les logements se situaient à proximité des lieux de production. Aussi, les ouvriers sochaliens jouissaient de droits sociaux qui étaient pourtant à l’époque très rares que sont par exemple : un bon salaire, relativement à ceux de l’époque, du repos le samedi après-midi, alors que la plupart des ouvriers n’arrêtaient le travail que le dimanche. On pourrait penser, à travers cet unique prisme de lecture, que le paternalisme patronal serait finalement un concept positif. Mais il serait hâtif de se limiter à cette unique vision. En effet, si l’on s’intéresse plus longuement à la question, on comprend que le patronat ne donne pas de droits gratuitement aux ouvriers, puisqu’il s’agit toujours d’avoir la mainmise sur les travailleurs. L’exemple le plus manifeste de cette ancienne méthode de management est symbolisé par le club des jaunes et bleus. Car s’il a été créé, c’était initialement pour contenir les ouvriers, pour éviter qu’ils ne cèdent aux tentations les moins respectables comme traîner dans les bistrots ou fréquenter les syndicats. Si l’on en croît les mots du journaliste Jean-Baptiste Forray dans une interview donnée dans les colonnes de Le Vent se Lève, « le paternalisme de Peugeot pouvait être étouffant. Du berceau au tombeau, la société dictait sa loi ». La vie des habitants de la région de Montbéliard était amplement rythmée par la vie de l’usine et celle du club.
Les glorieux débuts du FC Sochaux
Au-delà d’éloigner les travailleurs des bars et des mouvements syndicaux trop bruyants, le club de foot demeure également une vitrine pour l’entreprise, un moyen de faire parler d’elle. L’équipe « devra porter bien haut le fanion des automobiles Peugeot à travers la France au cours des rencontres […] et mieux faire connaître et estimer ce petit coin du Pays de Montbéliard », pouvait-on ainsi lire en 1929 dans la revue Le Pays de Montbéliard, aujourd’hui disparue. Dans la charte graphique du tout nouveau club, on retrouve le Lion sur le blason du FC Sochaux, le même animal qui depuis représente Peugeot. Un écusson frappé du roi de la savane et une tunique jaune et bleue. Là encore, ces couleurs sont celles de la célèbre firme. « Le lion semble aussi avoir été choisi pour la puissance de sa mâchoire quand la famille Peugeot débutait la production d’outillage, et notamment de scies », peut-on lire sur le site officiel du club.
En 1930, le FC Sochaux absorbe l’AS Montbéliard et devient donc le FC Sochaux-Montbéliard (FCSM), une dénomination qu’il ne quittera plus. Les premières années du tout jeune club sont des plus emballantes. La progression est fulgurante. Les projets de Jean-Pierre Peugeot ne s’arrêtent pas à sa seule écurie : au début des années 30, il invente la Coupe Peugeot, qui prendra aussi le nom de Coupe Sochaux à l’échelle nationale. L’objectif est simple, organiser un tournoi regroupant plusieurs des meilleures équipes du pays. De nos jours, l’idée peut paraître des plus évidentes. À cette époque, elle ne l’est pas tout à fait. En effet, la Fédération Française de Football refusait jusqu’alors de laisser jouer les clubs « professionnels ». Or, les Lionceaux sont rémunérés par l’entreprise pour frapper le cuir. Pour contourner cela, le chef d’entreprise crée donc sa propre compétition, la Coupe Sochaux. Deux éditions auront lieu entre 1930 et 1932. Parmi les participants, on retrouve notamment l’Olympique de Marseille, l’Olympique lillois, l’OGC Nice et Le Havre Athletic Club et bien évidemment le FCSM. Les « locaux » de l’étape remportent d’ailleurs la première édition du trophée en mai 1931, grâce à une victoire 6-1 en finale contre l’Olympique lillois. L’année suivante, le FC Mulhouse remporte la compétition.
L’année 1932 marquera la dernière édition de cette très éphémère Coupe Peugeot. Son influence n’en demeurera pas moins importante. Dès 1932, la FFF revient sur ses convictions et autorise la création d’un championnat professionnel composé de 20 équipes d’élites. La future Ligue 1 est née. Le FC Sochaux en fait bien partie. L’équipe au Lion finit à la troisième place du groupe B. Les vingt équipes sont séparées en deux tableaux, le vainqueur de chacun s’affrontant dans une grande finale. Il ne faut attendre que trois années supplémentaires pour que Sochaux remporte son premier championnat de France en 1935. Les Jaunes ne s’arrêtent pas là et s’adjugent la Coupe de France en 1937 avant de gagner à nouveau le championnat en 1938.
Dans la fin des années 80, le modeste club franc-comtois connaît ses premières grandes heures sur la scène européenne. C’est aussi à cette époque-là que l’usine Peugeot de Sochaux atteint son apogée. En 1979, 39 000 salariés travaillent au quotidien sur le site doubien. Par comparaison, ils n’étaient que 25 600 en 1968. Sur le terrain, le FC Sochaux se distingue par un beau parcours en coupe de l’UEFA durant la saison 1980-1981. Les Sochaliens échouent aux portes de la finale face aux Néerlandais de l’AZ Alkmaar.
Les dernières joies avant le drame
Les années 80 marquent un tournant dans la stratégie de la marque au Lion. La robotisation est en plein essor, les machines remplacent peu à peu les bras. Entre 1980 et 2000, le nombre d’ouvriers est ainsi divisé par deux, passant de 40 000 à 20 000. Le FC Sochaux n’en reste pas moins un club entreprise. Le lion est toujours là, ornant le logo du club que les joueurs portent sur le cœur. Durant l’épopée de 1981 en coupe d’Europe, les joueurs du FCSM portent ainsi les couleurs de la marque automobile aux quatre coins de l’Europe. À cette époque, le sponsoring-maillot est pourtant encore proscrit de l’UEFA. Le blason n’étant pas considéré comme une publicité, le Lion de Peugeot est bien présent sur les tuniques des Jaunes et Bleus. L’entreprise bichonne aussi les salariés et les vedettes de son équipe de foot dans la grande tradition du club d’entreprise. « À l’usine, les salariés les plus méritants sont récompensés par des abonnements annuels. Sur le parking des joueurs, seules les Peugeot sont autorisées », raconte ainsi Jean-Baptiste Forray dans son livre.
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Au cours des années 2000, les Lionceaux connaissent leurs dernières heures de gloire. En 2003 puis en 2004, les Jaunes et Bleus se hissent en finale de la Coupe de la Ligue. Si la première finale est perdue face à Monaco, la deuxième sera la bonne. Benoît Pedretti, Teddy Richert et les autres viennent à bout du FC Nantes. Trois ans plus tard, l’écurie franc-comtoise revient au Stade de France et arrache la Coupe de France à l’OM après une séance de tirs au but. Malheureusement, ces beaux moments de joie seront les derniers. Au-dessus du Stade Bonal, le ciel s’assombrit de plus en plus. Entre 2007 et 2013, les Sochaliens stagnent entre la 14ème et la 15ème place du championnat. La très belle saison 2010-2011, lors de laquelle le FCSM finit cinquième, ne sera qu’une parenthèse enchantée.
La rupture : la marque au lion abandonne les jaunes et bleus au football business
L’année 2014 marque le divorce entre les deux instituions liées depuis toujours. En mai, l’annonce tombe comme un véritable couperet. Alors que les supporters doivent déjà endurer une relégation surprise. PSA (Peugeot-Citroën) fait savoir son désir de céder le club à qui le voudra. Synonyme de lâchage pour certains, une trahison pour les plus meurtris, reste que les faits sont têtus. Ce club de football, pourtant ancré dans son histoire populaire vient de céder aux sirènes de la mondialisation. Quoi de plus symbolique qu’une cession des parts du club à un groupe étranger, n’ayant aucun rapport, ni de près ni de loin avec l’histoire exaltante du FC Sochaux. Peugeot fait entrer l’État et l’entreprise chinoise Dongfeng dans son capital dans une ultime opération de sauvetage, ne laissant plus que 14 % des parts du club à la famille Peugeot, pourtant actionnaires historiques de l’institution. Ce processus de vente d’actions a démontré alors le tournant historique qu’avait pris Peugeot. Cela était sans appel, la marque au lion allait tôt ou tard se débarrasser de son joyau.
En 2015 le club sochalien change de propriétaire, LEDUS groupe chinois spécialisé dans l’éclairage remporte la mise sans trop de difficulté. Signe de la volonté de PSA d’avoir voulu se débarrasser du FC Sochaux, le club n’aurait finalement pas été vendu pour 7 millions mais pour la modique somme de 50 000€. PSA n’a jamais tenté de contredire une telle hypothèse, étayant ainsi la rumeur d’un abandon en règle de l’institution. En effet, si les 7 millions d’euros ont bien été injectés par le groupe LEDUS, lors de la vente les dettes du club s’élevaient à 6,950 millions d’euros. Dès lors, les acheteurs n’ont eu qu’à ajouter – aux dettes – 50 000€ pour acquérir le club. La vente s’est alors soldée pour seulement 50 000€. Dans la région, le retrait du constructeur est évidemment vécu comme une terrible trahison. La marque n’a en effet pas manqué de cynisme dans cette triste affaire. Quelques jours avant l’annonce de la mise en vente, Peugeot s’offrait ainsi une page entière de pub dans L’Equipe. « Peugeot supporteur du FC Sochaux-Montbéliard depuis 1928 », pouvait-on ainsi lire dans le célèbre quotidien.
Il ne manquait plus qu’une sortie médiatique non contrôlée pour finaliser l’œuvre. Isabel Salas Mendez sur Europe 1 en mai 2019 y est à ses dépens parvenue avec brio. À l’antenne, celle-ci avait déclaré : « Le football, c’est un sport qui ne va pas trop avec nos valeurs. Il véhicule des valeurs populaires, alors que nous, on essaie de monter en gamme ». Ni une ni deux, les supporters jaunes et bleus n’avaient pas besoin de plus pour consommer le divorce. En tentant d’expliquer très maladroitement les raisons du manque d’investissement de la marque dans le club, la responsable des partenariats a sans le vouloir mis en lumière le fond de l’affaire. À savoir, celui d’un abandon en règle d’une marque désireuse de monter en gamme, pensant ainsi qu’il serait préférable de se débarrasser du club mais surtout de ses supporters qui feraient tâche. En effet, PSA souhaite à travers une opération marketing d’envergure lisser son image au dépend de ce club historique et populaire. Alors qu’à ce moment le club patissait de grandes difficultés financières, promettant un passage délicat devant la DNCG. Finalement, LEDUS injectera les 4 millions d’euros qui permettront de laisser le navire à flot. Le rétropédalage de la marque au lion n’aura guère d’effets. Les années qui suivent seront difficiles. Entre problèmes financiers et résultats décevants, le FC Sochaux a perdu de sa superbe. Le Stade Bonal se vide peu à peu, les 20 000 places ont bien du mal à trouver preneur et l’affluence oscille autour des 9 000 spectateurs. Si les plus fidèles amoureux du FCSM demeurent, le sentiment de trahison n’en est pas moins amer. Peugeot a quitté Sochaux. Ironie de l’histoire, Peugeot n’a pas hésité à soutenir le Stade Toulousain en allant même jusqu’à les surnommer « Nos Lions ». Pourtant, leurs lions ont été abandonné en 2015 à un propriétaire peu recommendable qui ne semble pas se soucier du club des sochaliens.
Pour les supporters sochaliens, la messe est dite. Ils ont décidé de boycotter la marque. Peugeot s’est, selon eux, coupée de son histoire tout en méprisant ceux qui lui ont toujours été fidèles. Une fin tragique pour tout un peuple qui ne jurait que pour cette marque mythique. Mais PSA semble prêt à sacrifier sa mémoire pour quelques dollars, celle des Sochaliens sera en tout cas à jamais meurtrie. De la gloire aux déboires, l’histoire du FC Sochaux est celle de nombreux clubs, victime d’un football business donnant la primauté aux intérêts économiques tout en délaissant la ferveur populaire, pourtant beauté de ce sport si passionnel et passionnant.
Article écrit par Romain Mamert et Hubert de Thé.
Sources :
- Jean-Baptiste Forray, Au cœur du grand déclassement, Le Cerf, 2022.
- Mickaël Correia, Une Histoire populaire du football, Paris, La Découverte, 2018.
- Hervé Blanchard, Isabelle Rolland, « Football : PSA prend ses distances avec le FC Sochaux Montbéliard », France Bleu Territoire de Belfort, 23 mai 2014.
- Richard Coudrais, « Peugeot et le FC Sochaux, une histoire déclassée », Les Cahiers du football, 3 mai 2022.
- Monique Clemens, « Le FC Sochaux passé de la famille Peugeot à la Chine », Les Échos, 21 août 2020.
- Ouest France, « Peugeot a t-il vendu le FC Sochaux pour 50 000€ seulement ? ».
- Yann Bouchez, « Fin de l’histoire entre Peugeot et le FC Sochaux », Le Monde, 23 juin 2015.
- So Foot, « Sochaux : Peugeot fait marche arrière face à la polémique », 1 juin 2019.
- Nicolas Wilhelm, « En colère contre Peugeot, des supporters du FCSM boycottent la marque », France Bleu, 25 août 2019.
- Site officiel du FC Sochaux Montbéliard.
- Site officiel PSA : Notre Groupe Notre Histoire.
- Richard Coudrais, Sochaux, le lion roi, Blog Le Footichiste, 31 juillet 2019.
Crédits photos : Icon Sport