Le sport est populaire, il est donc par nature engagé. Cet engagement est le plus souvent émotionnel : on aime un club, une équipe, parfois un joueur, et on les défend corps et âme et en toutes circonstances. Il existe cependant des situations, des contextualités précises et des rencontres qui exposent les franges populaires et supportrices à un autre type d’engagement : l’engagement social, politique voire partisan. Pour illustrer cette complexe identification supportrice mêlant sport et causes socio-politiques, nous allons nous intéresser à l’un des plus importants matchs de football de la planète (et certainement l’un des plus médiatisés) : le Clásico, opposant les rivaux du Real Madrid et du FC Barcelone.
Un choc au sommet…
Parler du Clásico sans aborder brièvement la dimension sportive titanesque que ce match recèle serait une erreur sans nom. Le Real Madrid et le FC Barcelone sont les deux clubs les plus titrés sur la scène espagnole, avec 33 titres nationaux à Madrid et 26 à Barcelone. En Liga, on parle souvent de celui qui va décider du vainqueur du championnat, deux rencontres pour départager deux titans. Et les chiffres ne pouvaient pas mieux illustrer ce bras de fer, cette opposition serrée et indécise qui dure depuis un siècle, cent années ayant vu chaque club dominer puis être dominé par l’autre : en 242 rencontres (au jour où cet article est publié), 95 victoires de chaque côté et 52 matchs nuls. Ça ne s’invente pas.
… au lourd poids médiatique
Der Klassiker en Allemagne (le Bayern Münich contre le Borussia Dortmund), le Classique en France (le Paris Saint-Germain contre l’Olympique de Marseille), il Derby d’Italia (la Juventus contre l’Inter) de l’autre côté des Alpes… Les pays d’Europe ne manquent pas de grandes affiches et de rivalités explosives. Pourtant, aucune ne semble arriver au niveau d’El Clásico. La raison en est simple : le football espagnol gravite autour de ces deux géants. Le Real Madrid Club de Fútbol et le Futbol Club Barcelona sont deux clubs historiques, fondés respectivement en 1902 et en 1899. Ils représentent deux des plus anciennes, riches et influentes sociétés du football européen et mondial, dominant à la fois l’Espagne et les compétitions européennes sur le plan sportif, et sur le plan économique. Le Real Madrid se classe à la deuxième place des clubs de football les plus riches (avec 674,6 millions d’euros de revenus en 2018), à seulement 1,7 millions d’euros du premier du classement : Manchester United. Le FC Barcelone quant à lui siège à la troisième place du classement, avec 648,3 millions d’euros de revenus en 2018. Ces chiffres et ces résultats donnent à ces deux clubs ce statut de « méga clubs », des clubs de football dont l’influence dépasse le plan sportif, connus et regardés à travers le monde entier. Le plus grand match espagnol et l’un des plus suivi au monde, aux côtés de la finale de Ligue des Champions et de la finale de la Coupe du Monde. Sauf que des Clásicos, nous avons la chance d’en observer au minimum deux par saison, dans le cadre de la Liga, et jusqu’à cinq ou six si les deux clubs se rencontrent en Europe ou en Copa del Rey. Le Clásico est un match dont le poids médiatique est immense. Ça, l’institution le sait et en profite : le match du 23 décembre 2017 a par exemple été programmé à 13h (le match avait l’habitude d’être joué le soir) afin que les amateurs de football en Asie puissent le suivre. Résultat : une bronca de la part des socios, mais un record d’audience pour un match opposant deux clubs toutes compétitions confondues : 650 millions de téléspectateurs (soit neuf fois la population totale française). Si les causes d’une telle audience et d’une telle popularité du match à travers le monde sont tout d’abord sportives (comme expliqué plus haut), les spectateurs ne sont pas inconscients de la portée sociale et politique de ce match, et de l’impact de son résultat sur la société espagnole.
Une rivalité qui dépasse le cadre sportif
Pour bien comprendre la nature de l’opposition entre le Real Madrid et le FC Barcelone, il faut dépasser le prisme du football et s’intéresser à l’histoire sociale, politique et culturelle de l’Espagne et de la Catalogne.
La rivalité entre les deux clubs existe depuis leur création, au début du XXe siècle. Cependant cette rivalité n’a longtemps été que sportive, dénuée de tout sens social ou géopolitique. C’est avec les années de Francisco Franco, qui dirige l’Espagne de 1936 à 1975 à la suite de la guerre civile l’ayant vu prendre le pouvoir par la force, que la rivalité entre les deux clubs de football va prendre un sens politique voire partisan. A la fin de la guerre et avec la victoire des nationalistes, Franco met en place une politique centraliste dure pour écraser les sentiments indépendantistes nés dans le pays basque et en Catalogne. Dans ce contexte il va instrumentaliser le Real Madrid (la capitale espagnole étant pourtant un fief républicain durant la guerre) pour en faire un symbole fort de la monarchie castillane, du centralisme et de l’uniformisation de la culture espagnole. Il convient d’expliquer le rôle joué par le FC Barcelone dans ce contexte. En effet, Franco interdit partout dans le pays l’usage de langues et de dialectes différents du castillan, généralisé à tout le pays afin de garantir une uniformité linguistique. La répression du langage catalan dans la région est particulièrement dure, et le Camp Nou, c’est-à-dire le stade du FC Barcelone, est le seul lieu où les supporters du club peuvent parler le catalan. Décret spécial ? Autorisation ? Rien de tel. Tout simplement l’incapacité des forces de l’ordre à contrôler un nombre aussi important de personnes (le stade fait près de 100 000 places). Le Camp Nou devient donc rapidement, sous Franco, un symbole fort du régionalisme catalan et des sentiments indépendantistes naissant auprès des Catalans.
Rapidement, tout oppose les deux institutions sur le plan idéologique et politique, et les socios des deux côtés deviennent sympathisants voire militants, soit du régionalisme catalan soit du centralisme espagnol. Ces distinctions, on les retrouve jusque dans les noms des deux clubs : Le Real Madrid Club de Fútbol tient deux détails le différenciant du Futbol Club Barcelona. Le premier est l’adjectif « Real », qui signifie « royal » en espagnol. Il fait ici office d’onction royale, une onction ayant été donnée au club en 1920 par le roi Alphonse XIII. Il montre la proximité du club avec la royauté espagnole, symbole nationaliste fort que Franco conserve durant ses années au pouvoir et ce malgré l’absence de roi (l’Espagne reste un royaume, Franco s’en revendique le régent). Le second est un simple élément de langage, le « Fùtbol » du Real Madrid est en espagnol (d’où l’accent sur le u), le « Futbol » du FC Barcelona est en catalan (sans accent). C’est aussi sous Franco que le FC Barcelone prend pour devise « més que un club » (« plus qu’un club » en catalan), devise qu’il possède encore aujourd’hui et qui symbolise l’attachement fort du club à la région catalane et à sa culture. Les Catalans attachés à l’Espagne et favorables à une politique centraliste supportent alors l’autre club de la ville de Barcelone : le Reial Club Deportiu Espanyol de Barcelona S. A. D., club possédant également l’onction royal « Real » (même si inscrite en catalan), et autre grand rival du FC Barcelone. Les tensions tendent à s’apaiser avec la mort de Francisco Franco en 1975 et les nombreux changements politiques qui suivent en Espagne. Cependant le FC Barcelone revendique toujours être un des symboles les plus importants du catalanisme dans le pays. De nouvelles manifestations de ferveur indépendantiste ont vu le jour au cours de ces 10 dernières années, avec les mouvements sociaux de 2010 à 2013, les référendums de 2009 et 2017 et même l’élection du Parlement de Catalogne en 2015. Le club catalan est au cœur de ces nouvelles tensions socio-politiques comme il a pu l’être par le passé.
Tout cet historique entre les deux clubs est l’élément de compréhension de l’importance de l’événement sportif, de la rencontre même, qui prend alors un sens symbolique et idéologique fort plusieurs fois par saison. En allant supporter leur club dans leur stade contre le club rival, les supporters catalans et madrilènes font également acte de soutien ou de protestation politique, partisane et engagée. Ces actions mêlant sport, régionalisme et politique emploient fortement l’image et la symbolique de celle-ci, à travers l’usage du drapeau et du langage.
Le Clásico est donc un match de football à la symbolique forte qui revêt une part d’imaginaire importante. Un amateur de football averti, en regardant cette rencontre titanesque, sait qu’il ne regarde pas que deux des meilleures équipes du monde, mais un affrontement idéologique, politique et identitaire. De nombreuses tensions sociales gravitent autour de cette rencontre avant, pendant et après le match. Cet imaginaire du Clásico, les socios l’exagèrent, le mythifient et l’imagent : chaque victoire du FC Barcelone sur son rival est vue par les supporters catalans comme une victoire du catalanisme sur le centralisme, et vice-versa).
Nous aurons un jour la chance d’écrire un article sur les plus grands exploits sportifs du Clásico. Ce jour-là, il y aura fort à faire. Mais ce match là ne peut se limiter à une simple observation footballistique. Il recèle une essence qui remonte à cent années d’histoire nationale et régionale, à trente-neuf années de dictature et de répression et à une identification sociale inaliénable et indissociable à un pays aussi morcelé que l’Espagne.
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