Exaltants, joyeux, tristes ou encore solennels, les hymnes font perdre aux supporters leur individualité et les entrainent dans un état de parfaite symbiose avec le club et le poids de son histoire. Chargés d’un potentiel émotionnel important, ils offrent à toute oreille attentive l’incroyable sensation de vivre ou revivre des événements qui ont forgé l’identité du club qu’ils glorifient.
Fondé en 1910, l’Athletic Club Ajaccien (AC Ajaccio ou ACA), doit rapidement être démantelé puisque la Grande Guerre débute et les joueurs de l’équipe sont mobilisés. La guerre est rude et sur près de 50 000 hommes corses mobilisés, 12 000 environ ne rentrent pas chez eux à l’issue des combats. Parmi les vaincus, on peut compter une grande partie de l’équipe de l’Athletic Club Ajaccien. Toutefois, le club rouge et blanc renaît rapidement de ses cendres. En effet, un ancien joueur mutilé serait revenu du combat et aurait reconstitué son club bien aimé. A peine quelques mois après la fin de la guerre, en 1919, le symbole du club est adopté. Retraçons son histoire en musique.
La naissance du symbole de l’Ours
Les différents hymnes qui ont bercé les gradins du Timizzolo ont pour similitude de mettre à l’honneur un ours. Mais d’où provient ce mythique symbole ?
Un ours prénommé Martin
En août 1914, la Grande Guerre éclate. Les Britanniques, membres de la Triple-Entente (Royaume-Uni, France et Empire russe), envoient leur croiseur cuirassé le HMS Carnarvon, au Cap-Vert afin de bloquer toute tentative des navires-corsaires allemands de couper leurs routes commerciales vers l’Inde.
En 1919, à l’issue de la guerre, le Carnarvon remonte l’océan Atlantique pour atteindre la mer Méditerranée et accoste à Ajaccio pour mouiller (le mouillage étant un terme de marine qui désigne un lieu sûr, abrité du vent et des vagues pour un navire). L’arrivée du navire anglais dans le port de la ville marquera en profondeur et durablement l’histoire du club corse. Et tandis que l’Angleterre domine le football sur la scène internationale puisque dès 1863 The Football Association, la Fédération anglaise de football, est fondée et permet ainsi la professionnalisation ainsi que le développement de ce sport en Angleterre, il faut attendre près de 60 ans pour que la Ligue corse de football soit à son tour instituée.
Toutefois, malgré cette incontestable différence de niveau, un match amical est organisé sur l’île de Beauté entre les marins anglais et l’équipe d’Ajaccio pour fêter la fin de la guerre et la victoire de la Triple-Entente. En effet, quoi de mieux que le football pour fêter la vie et la cohésion sociale.
Sans surprise, la différence de niveau entre les deux équipes est bien présente, presque insultante. Progressivement l’ambiance festive laisse place aux mines déconfites des supporters corses. En effet, les Ajacciens sont menés aussi bien techniquement que sur le score, alors de 3 à 0 en fin de match. Et tandis que l’honneur du club semble bafoué, sorti de nulle part, Martin Baretti surgit de sa tanière, dévale le terrain de la place du Diamant et inscrit au fond des filets le premier but corse. Presque en hibernation tout au long du match, l’homme qu’on décrit comme massif et imposant (mais l’était-il réellement ?) offre une « victoire » symbolique face au club anglais. Si officiellement l’ours a disparu de la Corse il y a près de deux siècles, sa mémoire semble perdurer dans le cœur des Ajacciens. Ils en ont même ressuscité le souvenir.
Les supporters corses – euphoriques – s’époumonent en scandant le prénom de l’attaquant et unique buteur corse. Toutefois, rapidement aux « Martin ! Martin ! » et presque instinctivement et de manière unanime succèdent les « A l’Ours ! A l’Ours », faisant évidemment référence à l’imposante posture du joueur. Le symbole de l’ours ajaccien est né, et perdure jusqu’à aujourd’hui.
Très rapidement, les maillots officiels de l’équipe arborent ce nouvel emblème. Dessiné alors de manière plutôt enfantine, un ballon dans les pieds ou dans les pâtes avant, l’ours ajaccien de 1920 connaîtra un changement d’identité graphique dans les années 2000 pour devenir un ours farouche et rebelle (d’où le surnom de ses supporters les Orsi Ribelli) fier de ses couleurs.
Versions alternatives à la naissance de l’ours ajaccien
La rencontre sportive entre les marins anglais et l’équipe d’Ajaccio semble peu connue. Les sources sur le sujet sont limitées et assez imprécises. Cet événement parait presque être un moment suspendu dans le temps, une minute d’éternité. Naturellement, d’autres versions de la naissance du symbole ont émergé au fil du temps.
D’après le site officiel du club d’Ajaccio, un ancien journaliste sportif nie intégralement l’idée selon laquelle le surnom de l’ours serait née de la figure imposante et virile de Martin Baretti. Au contraire, ce dernier aurait été un homme fin mais grincheux. Selon cette version, le surnom ne serait alors pas une référence à son imposant physique mais bien de sa personnalité et ses humeurs. Toutefois, une autre hypothèse serait celle selon laquelle la pilosité du joueur aurait inspiré son surnom. Quelque soit la véritable explication de l’apparition de ce surnom, Martin Baretti en est – sans le moindre doute – l’inspirateur.
La longue balade de l’ours rebelle
Si l’apparition de l’emblème du club est apparu il y a exactement 100 ans cette année l’ours ajaccien n’a pas vécu que des moments de gloire.
De glorieuses années
En 1965 le club de l’ACA devient professionnel contrairement à ses rivaux corses (notamment Gazélec Ajaccio) et prend part au championnat professionnel de deuxième division. Des joueurs tels que Sansonetti, Marcialis, Touré et Vannucci sortent du lot et permettent au club, en 1967, d’accéder à la première division. Il s’agit dès lors du premier club corse à y accéder.
Cette montée en première division inspire le chanteur Antoine, fan incontestable de l’ACA qui compose en 1967 « Le Match de football ». Loin d’être devenu un hymne officiel du club, cette joyeuse mélodie exprime toute la joie ressentie par cet heureux événement.
Jusqu’à la saison 1972/1973, le club vit ses belles années. Joueurs de renoms, tels que Marius Trésors, Claude Le Roy ou François M’Pelé et entraîneurs rejoignent les rangs de l’équipe. La popularité du club est à son apogée, si bien qu’en 1968 son mythique stade Jean-Lluis est laissé à l’abandon au profit d’une nouvelle structure plus spacieuse Timizzolo, ensuite rebaptisé François-Coty. Durant la saison 1970/1971 l’ACA atteint même la sixième place du championnat français.
Tout semble sourire au club corse. Pourtant, entre 1972 et 1973, difficultés financières et fusion ratée avec le Gazélec Ajaccio (GFCA) se succèdent. Toutefois, la vision des deux clubs sur le professionnalisme du football est antinomique. En effet, les dirigeants du GFCA, club encore amateur, promeuvent les compétitions de football amateur alors que l’ACA compte bien maintenir sa place en football professionnel. La fusion tombe à l’eau dû aux difficultés économiques que présente ce projet ainsi qu’aux valeurs bien trop divergentes des deux clubs.
En 1973, le club est relégué en deuxième division.
C’est à la même période de début de déclin du club que l’ours – alors encore représenté sur les maillots de l’équipe – disparaît au profit des armoiries de la ville. Cet abandon de l’emblème semble aller de pair avec des années difficiles.
En 1992, toutefois, un tournant est pris par les nouveaux dirigeants du club Michel Moretti, Alain Orsoni et Antoine Antona. Leur défi est de faire revenir en 10 ans le club sur le devant de la scène : la Ligue 1.
Le pari est réussi pour la nouvelle équipe puisqu’en 2002, l’ours sort de son hibernation et accède à nouveau à la Ligue 1.
La naissance des chants de l’ours
A l’occasion de sa deuxième montée en Ligue 1 en 2002 un hymne est écrit par un certain Paul-Felix Nasica. Son interprété serait Michaël Andreani. Si ces informations sont incertaines, je peux assurer sans difficulté aucune que cet air est rapidement adopté dans les gradins par l’Orsi Ribelli, principal groupe de supporters du club depuis 2002.
Les paroles nous invitent le temps d’un instant à faire un retour en arrière afin de comprendre les symboles qui ont forgé l’histoire du club et plus généralement l’histoire de l’île de Beauté.
Tout d’abord, le premier couplet nous informe sur les couleurs du club : le blanc et le rouge. Il s’agit des couleurs officielles du club depuis sa création en 1910.
Ensuite, la tête de Maure « Testa mora » est évoquée. Il s’agit d’un symbole aragonais qui a été adopté par la Corse et la Sardaigne lorsque le Royaume d’Aragon dominait les îles. Si l’entité politique est née en 1035, la première fois que la tête de Maure apparaît est en 1281 sur un sceau du roi Pierre III dit le Grand. L’origine exacte de ce symbole remonte donc à la « reconquista » par les rois d’Aragon de la péninsule ibérique occupée depuis le VIIIe siècle par les Musulmans. Ce n’est qu’en 1745 que le bandeau de la tête de Maure est relevé, sous l’influence du général des armées corses Ghjuvan Petru Gaffori, en signe de liberté. Toutefois, il faut attendre le 24 novembre 1762 pour que A bandera testa mora (le drapeau à tête de Maure) soit déclaré emblème officiel de la Corse.
La référence au stade Timizzolo apparait également dans les paroles de la chanson. Il s’agit en effet, incontestablement, d’un lieu qui a forgé l’histoire club et qui a été témoin de joyeux moments de symbiose entre l’équipe et ses supporters. Inauguré en 1969 alors que le club est dans sa (première) période d’apogée, son nom officiel devient le Parc des Sports de l’ACA. Il sera rebaptisé en 1971 Stade François-Coty en l’honneur à son ancien maire, mais reste depuis sa création surnommé Timizzolu par les fervents supporters du club.
Enfin, un dernier point mérite d’être relevé. La chanson évoque « des lions ». Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’une référence aux armoiries de la ville intitulée D’azur à une colonne sommée d’une couronne d’argent, accostée et supportée par deux lions affrontés d’or, le tout posé sur une terrasse de sinople. Le blason d’Ajaccio date de 1575, donc de la période de la République de Gênes, et représentait alors une colonne d’argent (emblème de la célèbre famille Colonna) soutenue par deux lévriers blancs et surmontés des armes de Gênes. Au XVIIIe siècle l’armoirie fut modifiée en signe d’indépendance à l’égard du Royaume de Gênes. Les lévriers sont remplacés par des lions d’or et les armes de Gênes ont tout naturellement été retirées.
Le logo de l’ACA représente alors au moment de la sortie de l’hymne de 2002 encore les armoiries de la ville. Toutefois, bien que les bandes rouges et blanches soient toujours de mises, en 2014, l’identité visuelle du club évolue et l’ours réapparaît sur le blason Acéiste.
Ainsi, l’hymne de 2002 est un livre ouvert à la découverte de l’histoire et des symboles qui ont forgé l’identité du club.
Le renouveau du symbole et chant de lutte
Sur le logo de 2014, les armoiries de la ville sont donc remplacées au profit de l’ours rugissant et d’une couronne impériale associable à Napoléon 1er et donc à Ajaccio. En effet, la « cité impériale » ou « cité du corail » est la ville de naissance de Napoléon Bonaparte. En outre, le bandeau de la tête de Maure est relevé, signe de la liberté affirmée.
Le renouveau de l’identité du club est bien accueilli par les Orsi Ribelli. En effet, ces derniers étaient favorables à la représentation de l’« emblème historique du club » comme l’affirme Alain Orsoni, ex-président de l’AC Ajaccio. D’après ses paroles, cet ours, presque terrifiant « laisse espérer qu’il rugira encore plus fort cette année et les années qui viennent. »
Dès 2011, l’ACA termine 2ème et remonte en Ligue 1. Toutefois, le club peine à garder sa place dans la compétition. Après plusieurs victoires « sur le fil du rasoir » durant la saison 2012/2013, les BiancuRossu sont à nouveau relégués en Ligue 2 où ils retrouvent leur rival de toujours, le GFCA. Pour la première fois en France, deux clubs professionnels d’une même ville de province jouent dans la même division.
Le changement d’identité visuelle de 2014 s’accompagne d’un changement d’identité musicale : un nouvel hymne du club est né. Dès 2016, le groupe CUSCENZA compose un chant (« U Cantu Di l’Orsu ») plus moderne et plus en accord avec la nouvelle identité et la nouvelle dynamique du club. L’ours est une fois de plus mis à l’honneur.
Véritable chant de lutte, ce nouvel hymne à la musicalité entraînante mais solennelle (dont le refrain serait vraisemblablement inspiré de celui d’Elona Gay Orchestral Manoeuvres In The Dark) exprime toutes les difficultés que rencontrent le club mais également tout l’amour et le soutien que lui apportent ses supporters, malgré vents et marées. Aux paroles d’encouragement et de soutien inconditionnel (U rossu è lu biancu / I culori mai stanchi / Ci portani curaghju è forza… / È forza ACA traduites en français par : « Le rouge est blanc, couleurs qui ne se fatiguent jamais, qui nous apportent courage et force, Forza ACA ») s’ajoutent des messages d’indépendance et de foi patriotique (« Comme une chanson de combat / Comme une foi patriotique / Comme un engagement sincère / Comme un symptôme plein d’espoir« ). Ainsi, au message d’amour des supporters s’additionne subtilement des messages au caractère politique qui mettent en évidence les actuelles revendications d’autonomie de la Corse.
Conteurs d’histoire ou chants de lutte, les hymnes qui ont bercé le club et les supporters de l’AC Ajaccio ont incontestablement contribué à la construction de la légende du club. Qu’il s’agisse de son histoire ou de son mythique emblème, ces derniers ont su consolider un mythe devenu aujourd’hui indissociable à l’histoire de la région et du club Rossubiancu.
Sources :