Ce nom fait partie de ceux que notre esprit reconnaît mais, bien souvent, sans la connaissance nécéssaire à une considération adéquate. Ici, est question de Larbi Benbarek. Un joueur détenant le record de longévité en sélection française tout en étant un homme porté par l’Histoire, car né lors de la Première Guerre mondiale dans le Maroc colonial et débutant sa carrière sportive à l’aube de la seconde. Figure mythique de notre football, il est surtout le visage d’une époque, d’une Équipe de France d’un autre temps et d’une épopée qui mêla victoires, identité et colonialisme, sur et en dehors du terrain.
Comme un symbole, une caution aux mots exprimés dès les premières lignes, il est encore aujourd’hui impossible de certifier la date exacte de la naissance de cette figure aussi abstraite que grandiose qu’est Benbarek. En effet, si la date de 1917 est officiellement admise, d’autres sources avancent celle de 1916, voire celle de 1914.
Néanmoins – très rapidement – , le jeune Larbi s’adonne au football dans sa ville de naissance, Casablanca. Les débuts se font dans le jeune mais néanmoins important club de l’Union sportive marocaine (USM), fondé un an après l’instauration du protectorat français au Maroc – Traité franco-marocain de Fès conclu le 30 mars 1912.
L’USM est un club symbolique du Maroc colonial de par son année de fondation, son évolution, mais surtout au vu des personnalités sportives qui en portèrent les couleurs. En plus de Benbarek, Just Fontaine, buteur historique de l’Équipe de France des années 1950, et le champion du monde de boxe poids moyen 1948, Marcel Cerdan, furent de ceux-là. Ces trois hommes font partie de ces nombreux athlètes issus de l’Empire français qui firent le rayonnement du sport français, durant l’entre deux-guerres et au-delà.
Symbole du lien spécial qui liait ces destins, Fontaine déclarait à propos de Larbi Benbarek, après la disparition de ce dernier ; « Il restera pour toujours mon idole ». Le premier détient le record de buts sur une seule phase finale de Coupe du monde, avec ses treize buts en 1958, alors que le second est celui qui détient, encore aujourd’hui, la plus grande longévité en sélection, jouant son premier match chez les tricolores en 1938 et le dernier en 1954, soit quinze années et dix mois.
Pelé : « Si je suis le roi du football, alors Larbi Benbarek en est le Dieu »
Cependant, l’histoire aurait pu s’avérer différente. L’attaquant qu’il fut et qui porta à 17 reprises le maillot de l’Équipe de France (pour 3 buts), débuta sa pratique du football en tant qu’arrière central et joua face à l’équipe qui deviendra sa sélection. En 1934, dans ce qui fut son premier club, l’Idéal Club Marocain, il débuta en tant que défenseur et deux ans plus tard il rejoignit l’USM et fut également appelé en Equipe du Maroc. Cette dernière représente alors la Ligue du Maroc de football et est constituée de joueurs professionnels et amateurs locaux. Dissoute en 1956 lors de l’indépendance, elle n’était pas l’équivalent d’une équipe nationale autonome.
Néanmoins, en 1937, c’est au sein de cette sélection et en charnière centrale qu’il se présente face à l’Equipe nationale française. Les marocains l’emportent 4 buts à 2 et Benbarek est l’un des meilleurs sur le terrain. Une année avant son transfert à l’Olympique de Marseille, son nom et son talent franchissaient la Méditerranée.
Un parcours victorieux et l’admiration de ses pairs
En 1938, Larbi Benbarek quitte donc le Maroc pour rejoindre la métropole française et l’OM. Lors de son arrivée dans la cité phocéenne, on le fit débarquer avec les marchandises afin qu’il ne croise d’hypothétiques recruteurs pouvant le ravir à son nouveau club. Preuve s’il en faut de l’intérêt qu’il suscitait et du talent qui était le sien. Pour ses nouvelles couleurs, il marque 14 buts en 32 matchs et côtoie des joueurs comme l’attaquant franco-italien Mario Zatelli (qui porta par deux fois le maillot de l’USM) et le gardien brésilien Jaguaré. En 1938 et 1939, les marseillais terminent par deux fois sur la deuxième marche du podium.
Cependant, la Seconde Guerre mondiale marque un coup d’arrêt à la carrière française du Casablancais. N’étant pas mobilisé pour participer au conflit, le joueur retourne dans son précédent club, l’USM, pour y demeurer jusqu’en 1945. Au sein de sa ville natale, il accumule ses premiers titres ; trois championnats du Maroc (1938, 1939, et 1942) ainsi que cinq d’Afrique du Nord (1937, 1940, 1941, 1942 et 1943). Ces nombreux titres ne seront pas les seuls car d’autres l’attendent sur le continent voisin.
Hélénio Herrera : « Il était un footballeur total »
Le second conflit mondial étant terminé, Benbarek retourne en Europe et plus précisément en Espagne, pour porter un maillot qui sera le sien durant cinq années (1948-1953), celui de l’Atlético de Madrid. Auparavant, il repasse par la métropole et joue durant trois années au Stade Français, dans ce qui est la section football d’un club qui est plus connu aujourd’hui pour son équipe de Rugby à XV. Dans celui-ci, il est entraîné par un homme qui a grandi dans la même ville que lui, Hélénio Herrera. En effet, celui qui reste célèbre pour ses grandes victoires des années 1960 à la tête de l’Inter Milan, est né en Argentine de parents andalous qui émigrèrent ensuite à Casablanca. Avec les deux enfants de Casa, le Stade Français connaît de nombreux coups d’éclats : la montée en première division et l’obtention de places honorifiques dans celle-ci.
C’est une période faste pour le joueur puisqu’il obtient sur la période 16 des 17 sélections qu’il effectuera sous le maillot de l’Équipe de France. Ce qui le pousse vers la capitale madrilène, est un nouveau match de référence. En 1948, le Stade Français inflige une lourde défaite à l’Atlético. Ce match, dans lequel Benbarek détonne, pousse les colchoneros à recruter le transfuge casablancais. La somme déboursée est énorme : 17 millions de l’époque. Cela constitue d’ailleurs, en son temps, un record pour l’Espagne.
Il est rejoint dans la capitale espagnole par celui qui fut déjà son entraîneur : Hélénio Herrera. L’argentin de naissance rejoint l’Atlético de Madrid durant trois saisons (1949-1952). L’association renouvelée entre lui et Benbarek est de nouveau gagnante. Durant la période, le club est champion par deux fois (1950 & 1951) et remporte la Coupe Eva Duarte, l’ancêtre de l’actuelle Supercoupe d’Espagne, en 1951.
Après ses nombreux succès, Larbi Benbarek retourna jouer durant deux années pour l’Olympique de Marseille et arrêta ensuite le football en 1956, après une dernière année en Algérie, à l’Union sportive madinet Bel Abbès. Il est à noter une dernière finale malheureuse en Coupe de France, perdue face à l’OGC Nice en 1954 sur le score de 2 buts à 1. Ces ultimes performances lui permettent d’être sélectionné une dernière fois en Équipe de France.
Dans ce match, disputé en 1954 face à la RFA, il rencontrait un autre joueur grandiose de l’époque : Raymond Kopa. La France l’emporte 3 – 1 et Benbarek fut passeur décisif pour Kopa. Tout un symbole pour ces deux joueurs qui ne se croisèrent qu’une seule fois et qui ne purent s’envoler ensemble pour la Coupe du monde 1954, Benbarek s’étant blessé à l’épaule. Cette situation inspira les mots suivants à Kopa : « Je n’ai joué que 20 minutes à ses côtés, dommage que nous n’ayons pas fait carrière ensemble ».
Cette absence à la Coupe du monde 1954 laisse un goût d’inachevé à la carrière internationale de celui qui porta les couleurs de l’Atlético. Plus d’une décennie plus tôt, en 1938, il vivait son premier match sous les couleurs françaises. Le match se déroulait à Naples, dans l’Italie de Benito Mussolini. Le joueur est copieusement sifflé durant la rencontre et la presse italienne le stigmatise pour sa couleur de peau et ses origines. Cet épisode, tristement célèbre, nous permet néanmoins d’interroger la perception entourant Larbi Benbarek en France même. Si le joueur qu’il est fut accepté par le football français, la considération qu’on lui accordait en tant que personne est à nuancer. Sa situation en tant que joueur originaire d’un pays sous statut protectoral est à replacer dans un contexte global, celui de l’impérialisme colonial français.
Les considérations nationales face à l’entreprise coloniale
La présence de joueurs comme Larbi Benbarek en Équipe de France relève d’un caractère exceptionnel pour l’Europe d’alors. Dès les années 1930, le sport français intègre dans son giron des athlètes issus d’Afrique du Nord. Le champion d’Espagne 1950 et 1951 n’est cependant pas le premier en la matière. Il est précédé par Ali Benouna, qui porte par deux fois le maillot de la sélection française en 1936, et par Abdelkader Ben Bouali, qui pour sa part ne le porte qu’une seule fois, en 1937. Cette politique d’intégration sportive est bien plus précoce que celles des autres pays européens et coloniaux. Pour la comparaison, notons qu’il faut attendre les années 1950 pour voir un tel phénomène au Portugal (Sebastião Lucas da Fonseca dit Matateu, d’origine mozambicaine, est présent en sélection portugaise dès 1952, plusieurs années avant les mythiques Coluna et Eusébio). Du côté de l’autre grande puissance coloniale, l’Angleterre, il faut attendre 1978 pour voir un joueur noir porter le maillot de la sélection anglaise, en la personne de Viv Anderson.
En France, c’est près de 50 ans plus tôt qu’un tel événement se produit. Le 15 février 1931, Raoul Diagne devient le premier joueur de couleur à porter le maillot de l’Équipe de France, au cours d’un match amical face à la Tchécoslovaquie. Son père, Blaise Diagne, fut député à l’Assemblée pour le Sénégal de 1914 à 1934 mais également sous-secrétaire d’Etat aux Colonies, de 1931 à 1932. Son fils, Raoul, connut également le succès en club puisqu’il remporta le championnat, ainsi que trois Coupes de France sous les couleurs du Racing Club de Paris (Racing Club de France aujourd’hui). Ces succès et sa place en sélection n’empêchèrent pourtant pas sa personne d’hériter de surnoms le ramenant à sa condition socio-raciale tels « l’araignée noire » ou « z’ami ».
Le premier de ces sobriquets racialisants n’est pas sans rappeler celui dont hérita Larbi Benbarek et qui s’accroche aujourd’hui encore à son souvenir : « la perle noire ». Tout comme Diagne en son temps, il subit une animalisation de sa pratique du football. Des termes renvoyant à l’imaginaire de la savane tels « félinité » ne sont pas rares pour le décrire dans la presse spécialisée des années 1940 et 1950. Lors de son arrivée à Marseille en 1938, il fut décrit comme un « Marocain bon teint » dans un article de L’Auto. La même année, dans un article de Paris-soir cette fois, on décrit cette révélation sportive comme étant « adroite comme un singe ». Le paternalisme et l’infantilisation de l’homme qu’il est se fait aussi sentir par des expressions le qualifiant de « grand enfant » ou de « brave marocain ». Bien entendu, dans le même temps, le joueur est admiré et loué pour ses qualités physico-sportives.
L’Auto, le 23 janvier 1939 : « Il aurait pu être un sorcier nègre »
Pour Stanislas Frenkiel, historien du sport, ce traitement dans la presse est ce qu’il nomme une « ambivalence médiatique » démontrant la pensée politique de l’époque. En la personne de Larbi Benbarek et d’autres champions, la France de l’entre deux-guerres se rassure en se rappelant sa domination en Afrique du Nord mais aussi ce qu’elle peut percevoir comme une régénération du « national » par le « colonial ». L’assimilation d’un joueur comme « la perle noire » se limite toutefois à la sphère sportive et se garde de s’étendre à celle de la nation. Dans le même temps, ses performances sportives intègrent un espace transgressif vis-à-vis du rapport socio-racial qui lie le corps du dominant et du dominé.
Ces sportifs, d’Ali Benouna à Larbi Benbarek en passant par Marcel Cerdan, de par leur condition et leur réussite, résument à la fois la structure de l’empire colonial français et les formes de lutte politico-sociales pouvant le secouer. La famille Diagne est un parfait exemple en raison de la destinée politique du père et de la destinée sportive du fils. Le premier démontre l’intégration politique d’élites colonisées tandis que le second atteste de l’intégration d’athlètes des colonies dans le giron sportif français. Le football, et le sport de manière générale, est à la fois approprié selon les codes du dominant mais aussi utilisé de manière politique pour défaire la domination politique et sociale.
L’exemple le plus criant d’une telle dichotomie est l’équipe du FLN (Front de Libération Nationale), désignée comme « le 11 de l’indépendance ». Cette dernière fut constituée afin de représenter sportivement l’Algérie révolutionnaire. Dans cette équipe nous pouvions retrouver des joueurs professionnels, tels Rachid Melkhloufi et Mustapha Zitouni, qui évoluaient à la fois en France métropolitaine – l’AS Saint-Etienne pour le premier et l’AS Monaco pour le second – et en sélection nationale française. Il rejoignirent cette équipe révolutionnaire, abandonnant leur club et leur carrière, en « s’évadant » de France le 14 avril 1958.
Larbi Benbarek est un de ces joueurs mythiques appartenant au Panthéon du football français en compagnie de légendes tels Raymond Kopa, Michel Platini, ou encore Just Fontaine. Au-delà de ses succès et records, ce joueur est le visage d’une époque et de son contexte colonial. Il est la démonstration de la politique sportive française dans son empire. De plus, les perceptions de son temps autour de sa condition et de son corps remettent en perspective les débats contemporains autour de l’Équipe de France et les déclarations récentes du président de la Fédération Française Football, Noël Le Graët, qui pense naïvement ou insidieusement, que le racisme n’est pas ou très peu présent dans le football français. Son argumentaire s’appuyant sur l’affirmation suivante ; « Lorsque un black marque un but, tout le stade se lève pour l’applaudir ». L’histoire contée ici prouve à quel point de tels propos sont risibles, voire scandaleux.
Sources :
- Jacques Chauvenet, Larbi Benbarek, la légende de « la perle noire », Les Presses du Midi, 1994
- Stanislas Frenkiel, « L’ambivalence médiatique française sur la « Perle noire » – Analyses des représentations de L’Auto et Paris-soir », Revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, Le Sport : Phénomène et pratiques, 2006 | 34
- Pierre Singaravélou et Julien Sorez, L’Empire des sports : une histoire de la mondialisation culturelle, Belin, 2010
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