1er avril 1982, les Verts de Saint-Etienne, champions de France en titre sont toujours à la lutte avec Monaco pour le titre de Division 1. Toutefois, c’est une toute autre histoire qui viendra marquer la fin de saison du club stéphanois. En coulisse, le journal local Loire-Matin s’apprête à lâcher une bombe sur les agissements du président emblématique Roger Rocher. La révélation de l’existence d’une caisse noire, permettant de financer certains transferts et les salaires des meilleurs joueurs plongera le club dans sa plus grosse crise financière et sportive. Il faudra attendre neuf ans d’un procès interminable pour que toutes les parties prenantes soient jugées. L’AS Saint-Etienne, elle, ne s’en remettra jamais vraiment.
Roger Rocher, d’ouvrier des mines…
La légende de l’A.S Saint-Etienne s’est écrite sous la présidence de Roger Rocher, un « homme du cru » comme on aime le rappeler dans le Forez. Pour comprendre son importance dans le paysage stéphanois, il faut se pencher sur le parcours de l’homme. Une personnalité charismatique tout d’abord, en phase avec les valeurs de sa région et un dirigeant en avance sur son temps. Mais au-delà de ses qualités managériales et visionnaires, l’amour que le peuple stéphanois lui voue trouve son origine dans cet ancrage local et ouvrier.
Avant de devenir le chef d’entreprise à succès qu’on connait, l’homme à la pipe passe dix années sous terre avec les mineurs. Dix années au cours desquelles il développera une admiration sans faille à la culture ouvrière et fondera l’Association Sportive des petites mines, club de football regroupant les ouvriers des différentes exploitations minières foréziennes.
Avant ses 30 ans, il prend la succession de son père à la tête de l’entreprise minière familiale – la Forézienne d’Entreprises. Désormais seul aux commandes de la société, Roger Rocher s’attelle à en diversifier les activités. Dans le même temps, son club des petites mines fusionne avec le Football Club Franco-Espagnol de Saint-Étienne pour former l’Olympique de Saint-Étienne. Roger Rocher commence à se faire un nom et la réussite économique de son entreprise lui permet de se rapprocher de Pierre Guichard, alors président de l’ASSE et PDG du groupe Casino, qui lui confiera la reconstruction de Geoffroy-Guichard.
… à Président de l’ASSE
Ce n’est que le début du destin commun entre les deux acteurs. Pierre Guichard, lassé de diriger le club et en proie à des résultats décevants, confiera la présidence à Roger Rocher en 1961 – faisant de lui le plus jeune président d’un club professionnel en France (41 ans). Le jeune dirigeant est ambitieux et veut opérer des changements en profondeur au sein du club. Dès sa première saison, il remporte la Coupe de France mais le club descend en deuxième division. Il décide alors d’amorcer la professionnalisation de l’institution en installant notamment Charles Perret en tant que directeur administratif du club. De même, il dissout l’équipe sénior de son précédent club, l’Olympique de Saint-Etienne, pour que ce dernier se concentre exclusivement sur la formation de jeunes joueurs.
La marche en avant de Rocher permet au club de se structurer et de s’affirmer comme une des meilleures équipes du championnat, le tout en s’appuyant principalement sur des joueurs formés localement. Le club n’hésite pas à envoyer des recruteurs sillonner la France à la recherche de jeunes talents, comme il l’explique en 1971 : » Le secret de Saint-Étienne est simple. Faire rechercher à travers la France entière les jeunes valables d’environ 16 ans. On les amène à Saint-Étienne, on les éduque sportivement et moralement. On en fait des champions et des hommes […] J’appelle cela l’esprit de club ». La stratégie de scouting s’avère très efficace et l’ASSE peut s’appuyer sur un vivier solide de joueurs formés à l’académie. Cette approche paternaliste et avant-gardiste lui vaudra les louanges du peuple stéphanois, qui voit en Rocher une figure d’identification forte. Les années passent et les Verts deviennent rapidement une place incontournable du football hexagonal.
La décennie 1970 marque la période la plus faste de l’histoire du club ligérien, qui récolte les fruits des investissements stratégiques du début de l’ère Rocher. Le club change de dimension et se fait une réputation en Europe ; une demi-finale de C1 en 1975 suivie de la légendaire épopée de 1976 lui permettent d’écrire quelques-unes des plus belles pages du football français. Les succès stéphanois doivent beaucoup au charismatique chef d’entreprise, autoritaire et adepte des plans quinquennaux. Il sera l’un des premiers à instaurer et appliquer les techniques de management moderne aux clubs de football. Toutefois, au fil des années, et malgré l’influence grandissante de l’institution stéphanoise, l’autoritarisme et l’omniprésence de Rocher commencent à agacer ses plus fidèles compagnons.
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Une attitude de plus en plus autoritaire
Ainsi, à l’aube de la décennie 1980, Rocher se retrouve plus isolé que jamais. La période est un peu moins faste pour les Verts, et le besoin de résultats conduira Rocher à renier ses principes de toujours. Herbin, entraîneur et acteur prépondérant des succès récents, ne se trouve plus en phase avec le changement de politique orchestré à la tête du club. Plus le temps de développer les joueurs du centre de formation, il faut des résultats rapidement. Place aux gros noms qui ont pour mission de ramener des titres rapidement ; ainsi voit-on défiler Michel Platini ou encore la star hollandaise Johnny Rep. La fronde s’organise en interne et les voix en faveur du président s’amenuisent au fil des mois. Rocher ne fait plus l’unanimité et son excès d’autoritarisme pousse deux membres du conseil d’administration à adresser une lettre au procureur de la République de Saint-Etienne. Dans celle-ci, André Buffard (influent avocat dans le sport) et Henri Fieloux (vice-président du club) avouent la présence d’une caisse d’argent non déclarée au sein de l’ASSE. En d’autres termes, ils accusent la direction de détournement de fonds. L’affaire explose le 1er avril 1982 lorsque le journal Loire-Matin dévoile les dessous de l’affaire de la caisse noire au grand public. Rien n’est encore prouvé et deux visions s’affrontent par l’intermédiaire des deux principaux médias locaux de l’époque. D’un côté, La Tribune-Le Progrès se prononce en faveur du président en place tandis que Loire Matin – responsable des révélations – se range du côté du trio Herbin-Buffard-Fieloux. Roger Rocher tente de se justifier tant bien que mal, mais un mois et demi plus tard, il est amené à démissionner lors de son dernier conseil d’administration. S’en suivent des mois difficiles pour l’homme à la pipe qui s’est vu contraint de céder son entreprise de BTP pour un montant dérisoire selon ses dires. Quelques mois plus tard, il comparait devant le Service Régional de Police Judiciaire (SRPJ) à Lyon et est accusé d’abus de confiance, faux et usages de faux.
La révélation d’un système frauduleux
Le désormais ex-président des Verts admet l’existence de tels agissements. Il est incarcéré à la maison d’arrêt de Lyon pour une durée de quatre mois. On apprend par la suite que la caisse noire existait depuis 1947. D’un montant relativement modeste pendant trente ans, c’est au tournant de l’année 1977 que celle-ci a commencé à exploser. Le virage amorcé par Rocher à cette période, demandant sans cesse des joueurs de plus gros calibre a encouragé cette pratique de 1978 à 1982. Le parquet financier estime le montant de cette caisse noire à 22 millions de francs. Ces fonds détournés de la boutique du stade, de la buvette et des recettes de billetterie permettaient de constituer une réserve financière contribuant à soutenir des primes aux joueurs en complément de leur salaire.
L’affaire toujours en cours, plusieurs anciens joueurs avouent avoir reçu des compléments de salaire. Toutefois, il faudra attendre huit ans pour que l’affaire soit portée au tribunal. Certains évoquent une certaine réticence de la part du Parquet à poursuivre l’affaire, car impliquant des joueurs cadres de l’équipe de France de l’époque et notamment Platini. La Coupe du Monde au Mexique approchant, des poursuites judiciaires à l’encontre de certains des meilleurs joueurs affaibliraient sérieusement les Bleus, et à la sortie de leur premier titre international (Championnat d’Europe 1984), la Fédération veut tout faire pour étouffer l’affaire et ne pas à avoir à sanctionner ces joueurs. La ténacité du magistrat poussera le juge à amener l’affaire au tribunal, même si l’avocat du triple Ballon d’Or trouvera quelques incohérences administratives afin de gagner du temps. Nous sommes alors en 1990 et le procès de la caisse noire peut enfin débuter. Les premiers noms tombent et l’on découvre les principaux bénéficiaires de ces rémunérations non déclarées : Jean-François Larios (1.110.000 francs perçus), Gérard Janvion (965.000 francs), Michel Platini (880.000 francs), Osvaldo Piaza (325.000 francs), Christian Duraincie (350.000 francs), ou encore l’entraîneur Robert Herbin (620.000 francs) ont tous profité de primes opaques.
L’enquête révèle que les bénéficiaires de la caisse noire n’étaient pas exclusivement en rapport avec le monde du foot. Ainsi, des hommes politiques ont bénéficié de cette source d’argent ; Lucien Neuwirth et Michel Durafour (alors Ministre du Travail) ont reçu des fonds pour financer leur campagne respective de sénateurs. Roger Rocher est même accusé d’avoir bénéficié d’une seconde caisse noire à des fins personnelles (on parle de quelques 310 000 francs), accusations auxquelles il répondra : « L’AS Saint-Etienne a été ma maîtresse pendant 21 ans, est-ce qu’un homme vole dans le sac de sa maîtresse ? ». Malgré de longs mois d’enquête et de nombreux témoignages, la destination de quelques 6 millions de francs n’a pas pu être retracée.
A l’issue du procès, le 29 juin 1990, les joueurs sont majoritairement condamnés à de simples amendes tandis que l’ex-président stéphanois écope de 4 ans de prison dont 4 mois ferme en plus des 200.000 francs d’amendes. Tous les accusés font appel du jugement. Résultat, il n’est plus question de prison ferme à l’encontre de Rocher mais d’une amende quadruplée qui passe à 800.00 francs. Ce dernier, proche de la faillite, est forcé de vendre sa propriété de Saint-Genest-Malifaux ainsi que tous ses trophées à un certain Louis Nicollin.
A l’automne 1991, sous l’emprise de fortes pressions populaires, le Président François Mitterrand gracie le dirigeant stéphanois. Demeuré idole au sein du peuple stéphanois, Roger Rocher organisera son jubilé en septembre 1993. A l’issue de ce match, il admettra que l’épopée de 1976 aura accentué sa mégalomanie et regrettera la dérive autoritaire de son management. Lorsqu’il décède le 29 mars 1997 des suites d’un cancer, toute la ville de Saint-Etienne ainsi que le football français dresseront un hommage unanime à l’un des plus grands dirigeants du XXe siècle.
Et l’ASSE dans tout ça ? Moins d’un an après les révélations de Loire-Matin, les finances du club sont dans le rouge et le nouveau président André Laurent est contraint de vendre une bonne partie des joueurs majeurs de l’équipe pour équilibrer les comptes. Résultat, les pensionnaires de Geoffroy-Guichard descendent en deuxième division dès 1984. C’est la fin de la grande époque du club stéphanois qui devra attendre 2013 pour voir son équipe remporter à nouveau un trophée.
Un rapide coup d’œil au palmarès stéphanois durant les vingt années de la présidence Rocher suffit à justifier sa place au panthéon des plus grands dirigeants sportifs français : 9 titres de champions de France et 6 Coupes de France acquis font de lui le président français le plus titré sur le plan national. Il restera de lui l’image d’un des meilleurs représentants de cette caste de dirigeants paternalistes, amoureux de leur club et fière incarnation des valeurs de sa région. Le réveil sera long mais l‘ASSE se relèvera, notamment sous l’impulsion de Christophe Galtier dans les années 2010. Néanmoins, cette affaire marque la fin de la domination nationale stéphanoise.
Sources :
- France Football – Le début des ennuis pour Roger Rocher
- Archives municipales de Saint-Etienne – Roger Rocher : une figure emblématique de l’épopée stéphanoise
- L’Humanité – Du Chaudron au prétoire
- Paris Match – Quand Robert Herbin réglait ses comptes dans Match
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