Pas avare en surprises, le football place la Zambie au sommet de l’Afrique en 2012, au nez et à la barbe des ténors du continent noir. Pour expliquer cet imprévisible succès, il serait facile d’évoquer la « glorieuse incertitude du sport », ce concept brumeux qui permet au commun des footeux d’expliquer l’inexplicable et de s’affranchir d’une recherche de causalité. Pourtant, la victoire zambienne émane plus du mérite et de la méthode que de la chance et du hasard.
Fin décembre 2011, juste avant le début de la CAN organisée conjointement par le Gabon et la Guinée Equatoriale, la Zambie est la 17ème nation africaine selon la FIFA. Un classement théoriquement bien trop bas pour espérer aller au bout. Et pourtant… En leur temps, la Danish Dynamite de 1992 et le bateau pirate grec de 2004 avaient déjà ringardisé les pronostiqueurs férus de statistiques, ratios et rankings divers. En effet, la régularité d’une nation au fil des mois ne présume pas de sa capacité à réussir un tournoi qui dure trois ou quatre semaines. Et s’il faut un exemple de plus, citons l’enthousiasmant Maroc qui s’est récemment invité dans le dernier carré du mondial qatari.
Oublions donc le classement FIFA et intéressons-nous plutôt à la CAN précédente, jouée en 2010 en Angola. La jeune équipe zambienne, renouvelée par Hervé Renard, son nouveau sélectionneur, avait déjà performé en terminant première de sa poule, devant le Cameroun et la Tunisie. En quart de finale, sa route s’était honorablement arrêtée au terme d’une séance des tirs aux buts perdue face à l’épouvantail nigérian. Forts des acquis validés en 2010, les joueurs zambiens, surnommés les Chipolopolos (« les boulets de cuivre »), abordent la CAN 2012 pour faire mieux : ils visent une place en demi-finale. On est loin du Petit Poucet tremblant qui rase les murs et se pose en victime d’adversaires trop forts pour lui.
Un outsider crédible
L’adversité, parlons-en. Étonnamment, cette CAN 2012 est orpheline de plusieurs cadors. En effet, l’Egypte, le Cameroun, le Nigeria, l’Algérie, l’Afrique du Sud manquent à l’appel. Ils ont défailli lors des piégeuses qualifications, victimes d’un creux générationnel ou d’une détermination insuffisante. Résultat des courses, il n’y a que trois favoris sur la ligne de départ : la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Sénégal. Des sélections aguerries aux effectifs garnis en talents. Derrière ce trio, la Zambie n’a rien à envier aux autres concurrents. Alors, pourquoi ne pas y croire ?
A Bata, en Guinée Équatoriale, la Zambie débute la compétition face au redoutable Sénégal et ses nombreux joueurs référencés. Les noms cochés sur la feuille de match sentent bon la Ligue 1 : Niang et Diawara (OM), Sow (Lille), Mangane (Rennes), N’Daw (Saint-Etienne). Une belle brochette que complètent « l’anglais » Ba (Newcastle) et « l’allemand » Cisse (Fribourg). En face, les Zambiens ne font pas le poids. Ce sont des joueurs anonymes, sauf pour les grands spécialistes du foot africain. Ils jouent dans des championnats dits « mineurs », en Zambie, en Afrique du Sud, au Congo. Seuls trois d’entre eux ont réussi à séduire des clubs hors Afrique : le capitaine Katongo joue en Chinese Super League, Mayuka est l’avant-centre des Young Boys de Berne et le milieu-ailier Lungu officie dans le championnat russe à Ekaterinbourg.
Mais, autoritaires et sans complexes, les Chipolopolos dominent des Lions déboussolés et l’emportent logiquement (2-1). Ce qui saute aux yeux, c’est leur supériorité tactique, dans un système éprouvé. Organisée en 4-4-2, la Zambie coche toutes les cases de l’équipe « poil à gratter » qui peut faire déjouer n’importe qui et piquer au bon moment. La défense centrale Sunzu-Himoonde est puissante, autoritaire et intraitable dans les airs. Les latéraux sont rigoureux et accrocheurs. Au milieu, les deux axiaux se complètent : Chansa compense et colmate, pendant que Sinkala propose, oriente et casse les lignes. Sur les côtés, Lungu multiplie les courses inlassablement et Kalaba s’intercale à l’intérieur du jeu pour éliminer ou faire la dernière passe. Devant, l’excellent Katongo dribble, bouge, provoque et tourne autour du pivot-finisseur Mayuka. Une tactique old school et rudimentaire, mais efficace.
Un entraîneur inconnu et un président iconique
Cette organisation bien huilée est le fruit du travail d’Hervé Renard, l’atypique sélectionneur arrivé en 2008. Loin des clichés qui collent aux sorciers blancs, Renard est jeune (quarante ans) et son CV de coach est maigre. Dans les faits, il doit sa nomination à l’entremise de Claude Le Roy, dont il était l’adjoint sur le banc du Ghana. Quand Le Roy a été sollicité par la Zambie, il a repoussé l’offre mais il a fait le forcing pour introniser son adjoint. Le coup de pouce a fonctionné et Hervé Renard, ex-coach de Draguignan, Cherbourg et Cambridge, se retrouve à la tête du foot zambien avec des prérogatives élargies qui incluent les A, les sélections jeunes, la formation et la détection. Belle promotion !
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A Lusaka, la capitale, le scepticisme est de mise à l’arrivée du bellâtre originaire de Savoie. Mais, les médias restent cléments et lui accordent le bénéfice du doute. Renard découvre un peuple tranquille et pacifiste. Un peuple qui, chose rare, n’est jamais entré en guerre malgré des conflits avec ses nombreux voisins, tous envieux de sa copperbelt, un gisement de cuivre long de 220 kilomètres, qui en fait le premier producteur mondial. Un peuple qui a obtenu son indépendance en 1964, en se libérant de la tutelle britannique par le vote et la négociation, sans heurt et sans violence. Un peuple stoïque qui souffre pudiquement de l’exploitation de ses ressources naturelles par des sociétés étrangères. Un peuple solidaire, qui fait fi des divergences ethniques et des antagonismes régionaux.
Opportuniste, Hervé Renard va exploiter cet ADN du « vivre ensemble » pour construire son projet collectif. Travailleur, il arpente le pays, voit des matchs, organise des détections, tout en gardant un œil sur les expatriés qui jouent en Afrique du Sud ou au Congo. Il découvre un vivier de joueurs vifs et techniques qui aiment attaquer. Une flamboyance héritée de la glorieuse époque des Chipolopolos, la période 1988-1996. Une époque qui les vit performer aux JO de Séoul et en Coupe d’Afrique, frôlant le titre en 1994. C’est l’époque du grand Kalusha Bwalya, ballon d’or africain 1988 au pied gauche de feu, partenaire d’attaque de Romario au PSV Eindhoven et idole zambienne. Une riche histoire dont s’imprègne vite Hervé Renard puisque Bwalya est aussi… son patron, en tant que président de la Fédération.
Rapidement, Renard constitue un groupe qui mélange valeurs sûres et nouvelles têtes. La mayonnaise prend vite car les joueurs sont réceptifs. Plusieurs jouent déjà ensemble au TP Mazembe, réputé club congolais, ce qui facilite la cohésion. La technique et la vitesse sont naturellement là, mais Renard amène sa touche certifiée FFF : tactique, exigence, discipline, repli défensif, compensations… L’attirail de la gagne à la française qui va s’avérer payant dès la CAN 2010. Peu après, contre toute attente, le populaire coach français plaque les Chipolopolos et accepte la belle offre de l’Angola. Mais, il regrette rapidement ce choix et démissionne. Il passe ensuite quelques mois à l’USM Alger, avant de revenir en Zambie, heureux de retrouver Bwalya et les Chipolopolos. En confiance avec Renard, les joueurs reprennent immédiatement leurs marques et forment un collectif bien rodé, qui roule sur le Sénégal dès l’ouverture de la CAN 2012.
La montée en puissance
Après cette entrée en matière de patron, la Zambie dégage une force tranquille que rien ne perturbe. Ni les trombes de pluie, ni le terrain spongieux, ni les incohérences arbitrales n’empêchent les Chipolopolos d’arracher un nul 2-2 contre la Lybie. L’assurance est encore de mise quand il s’agit de prendre trois points face au pays hôte et son bouillant public (victoire 1-0 contre la Guinée Équatoriale). Les joueurs zambiens sont en mission, concentrés sur leurs matchs. On leur octroie un hôtel miteux et insalubre à Bata ? Peu importe. Ils dorment dans des bungalows partagés avec des ouvriers chinois à Malabo ? Pas de problème, ça ne les empêche pas de jouer et de gagner. Renard commente cette métamorphose psychologique :
« Au fil des jours de préparation et de compétition, on a commencé à croire en nous. On avait une force qui nous animait et qui faisait la différence. Il y avait une cohésion naturelle, les joueurs aimaient rester ensemble. C’était l’osmose parfaite. »
Renard, leadership et motivation
Une force mentale que le coach à la chemise blanche entretient avec brio. Doué pour communiquer malgré un anglais de collégien français, il est chaleureux et convivial tout en se faisant respecter. C’est un entraîneur entraînant qui sait transmettre la hargne qui l’habite depuis ses débuts sur un banc. Parti de rien, il a coaché en amateur pendant sept années, tout en travaillant la nuit comme agent de nettoyage dans des résidences antiboises. Il a exercé ce métier ingrat et maintenu ce rythme de vie effréné en croyant toujours en lui, en sa capacité à atteindre le haut niveau. Et son destin a fini par basculer quand un ami l’a recommandé à Claude Le Roy.
Hervé Renard est un manager de haut vol au charisme débordant et à la détermination contagieuse. Sa causerie à la mi-temps du récent Arabie Saoudite-Argentine en témoigne. Son discours franc, piquant, direct, a galvanisé les saoudiens trop timorés. Extrait : « Take your phone, you can make a picture with him (Messi), if you want ! ». En 2012, il était le même et c’est Christopher Katongo, le capitaine des Chipolopolos qui le confirme : « Ce type est un passionné. Il n’a peur de rien. C’est un bon entraîneur, les joueurs comprennent ce qu’il veut ».
La finale en bout de piste
Le premier tour passé, la Zambie ne fait qu’une bouchée du Soudan en quart de finale : victoire 3-0, nette et sans bavure. L’objectif du dernier carré est atteint mais pas question pour Renard de s’arrêter là, même si le favori ghanéen se profile : « Il a fallu un gros travail de persuasion. Moi j’y croyais. Il ne faut avoir peur de personne, mais pour réussir, il faut une détermination sans failles ». Car la Zambie va logiquement souffrir face aux frères Ayew, à Gyan, à Mensah, à Asamoah. Sans surprise, les Black Stars dominent la première heure de jeu. Mais, Kennedy Mweene, le solide gardien zambien, sauve les siens plusieurs fois. Il met même en échec un penalty de Gyan, décidément maudit dans cet exercice depuis Ghana-Uruguay en 2010.
Les Chipolopolos plient mais ne rompent pas, toujours unis, organisés, accrocheurs. La dernière demi-heure les voit sortir la tête de l’eau et devenir dangereux. Ils finissent forts, eux qui supportent bien le combo chaleur-humidité, contrairement aux joueurs ghanéens qui vivent pour la plupart en Europe. De plus en plus à l’aise, la Zambie trouve l’ouverture en fin de match : Mayuka reçoit dos au but, il travaille son défenseur, se retourne et plante une frappe superbe qui touche le poteau et rentre. La Zambie est en finale !
Joueurs, staff, dirigeants exultent et fêtent ce succès historique, qui enflamme évidemment les rues de Lusaka à quatre mille kilomètres de distance. La modeste Zambie donne l’impression d’avoir terminé son tournoi, comme si la finale à venir était déjà jouée et perdue, tant l’adversaire, la Côte d’Ivoire, parait invincible. De leur côté, les Éléphants vivent un tournoi serein : 5 matchs, 5 victoires, 9 buts marqués et aucun encaissé. La génération dorée, menée par Drogba, Gervinho, les frères Touré, a tout pour elle : talent, expérience, motivation. Elle court après la CAN depuis six ans, toujours proche mais jamais vainqueur. Cette année, c’est la bonne, sans aucun doute. Pour les Chipolopolos, seul un miracle pourrait…
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Et le miracle fut, puisque la Zambie l’emporta aux tirs aux buts. Mais, l’objet de cet article est de montrer que le fait extraordinaire que constitue cette victoire zambienne ne résulte en rien d’une intervention divine ou d’un phénomène surnaturel. Il est l’aboutissement d’un processus à étapes, de nombreuses interactions, qui ont abouti à la surperformance zambienne.
Le drame de Libreville refait surface
Pour remporter cette finale, Kalusha Bwalya et Hervé Renard conditionnent leurs joueurs mentalement. Ils les persuadent que la victoire est en eux, que la victoire dépend d’eux, peu importe l’adversaire. Ils font en sorte que le titre ne soit pas un fantasme mais un objectif, que l’envie se substitue à la crainte, que la rage de vaincre supplante la peur de perdre. Des nuances sémantiques certes, mais surtout un changement de paradigme qui va permettre à cette équipe fonctionnelle et bien préparée de gommer son déficit de talent. Avec conviction, ils instillent un supplément d’âme dans les têtes des Chipolopolos.
Ce supplément d’âme, ils le puisent dans la dramatique histoire du foot zambien. En 1993, pleine d’ambition, la sélection se déplace à Dakar pour un match de qualifications pour la world cup 1994. le voyage tourne à la tragédie : l’avion, qui faisait escale au Gabon, s’écrase au large de Libreville moins d’une minute après le décollage. Trente personnes, dont dix-huit joueurs zambiens, périssent. Une tristesse immense et durable enveloppe le pays. Kalusha Bwalya, retenu aux Pays-Bas par son club, apprend par la radio que tous ses coéquipiers sont morts. La douleur est terrible et, malgré le temps, la cicatrice ne s’est jamais refermée. En 2012, quand la Zambie s’invite en finale de la CAN, le drame de 1993 remonte à la surface. Pourquoi ? Car la finale se dispute à Libreville, ville-tombeau du football zambien.
La mort en héritage
Renard voit le retour des Chipolopolos sur les lieux du drame comme « un signe du destin ». A peine débarqué à Libreville, Bwalya organise une cérémonie sur les lieux du crash. Il emmène la délégation zambienne sur la plage en face de laquelle l’avion est tombé. Un chant mortuaire est entonné, avant que des dizaines de fleurs soient déposées silencieusement dans l’eau. Il s’agit d’oiseaux de paradis, des fleurs oranges et vertes aux couleurs zambiennes, que la délégation regarde lentement partir vers le large.
L’émotion, déjà énorme, croît encore avec le discours de Bwalya :
« Ce n’est pas une coïncidence de se retrouver ici. En 1993, les Chipolopolos ont donné leur vie pour une noble cause, le rêve d’apporter la gloire à leur pays. C’est la même cause qui nous a amenés ici. La seule différence, c’est que nous sommes vivants alors que mes anciens partenaires ne sont plus là. Mais leurs rêves sont désormais les nôtres. »
Après cette commémoration, les joueurs sont habités, obsédés par la victoire. Le gardien Mweene trouve les mots justes : « Nous nous devons d’apaiser les âmes de nos aînés. La seule façon d’honorer nos héros sera de sortir vainqueur. » La Zambie tient son rendez-vous avec l’histoire. Dans les médias, Renard poursuit son travail de persuasion, en évoquant les traces indélébiles qu’a laissées la défaite ivoirienne en finale de CAN 2006. Un journaliste lui parle de l’invincible défense des Eléphants (sic), Renard rétorque plein de malice : « On n’est pas obligés de marquer pour gagner une finale ». Effectivement, pourquoi ne pas gagner aux tirs aux buts après un 0-0 ?
Le jour de gloire est arrivé
12 février 2012. Le D-Day du foot zambien. Toutes les planètes s’alignent pour les Chipolopolos. Le plan de jeu de Renard perturbe les Eléphants qui dominent mais ne se créent pas d’occasion. Yaya Touré est à côté de ses pompes, Drogba manque de munitions, seul Gervinho se montre menaçant. De l’autre côté du terrain, le duo Mayuka-Katongo harcèle l‘arrière-garde ivoirienne, qui souffre davantage que prévu. Plus le match avance, plus le doute grandit. Les zambiens, une fois encore, sont supérieurs physiquement. Ils prennent confiance, poussés par leur coach, survolté au bord du terrain. Renard est en transe, il bouge, il siffle, il harangue ses joueurs, il hurle sur l’arbitre. Il provoque Laurent Spinosi, entraineur adjoint des Eléphants qu’il connait de longue date : « Spinosi, on n’est plus à Endoume! Tu ne vas pas venir m’emmerder ici aussi quand même ! ». Body language et trash talking, la méthode Renard transforme ses joueurs en compétiteurs féroces qui ne lâchent rien.
En fin de match, la chance s’en mêle quand Drogba expédie un penalty dans le ciel gabonais. En prolongations, les zambiens effleurent leur rêve mais le tir de Katongo échoue sur le poteau de Copa Barry. Finalement, c’est bien aux tirs aux buts que la décision se fait. Paralysé par l’enjeu, Gervinho rate la dix-septième frappe de la séance. La dix-huitième, tirée par Stopila Sunzu, finit au fond et envoie la Zambie au septième ciel. Les Chipolopolos l’ont fait !
« Nous n’étions pas les meilleurs mais on a su souffrir. On avait une force qui nous animait et qui a fait la différence ». Si Hervé Renard insiste sur le mental zambien, c’est parce qu’il a été exceptionnel, permettant à cette bonne équipe bien préparée de damer le pion aux meilleurs. Une success story qui nous prouve que beaucoup de choses sont possibles quand la conviction s’ajoute au travail, à l’humilité et à l’intelligence.
Sources :
- Frank Simon, Zambie 2012 : au nom des disparus de 1993, francefootball.fr, 24 janvier 2017
- Richard N., La Zambie une victoire sur le destin, cahiersdufootball.net, 13 février 2012
- Florian Lefèvre, Le jour où la Zambie est devenue championne d’Afrique, sofoot.com, 12 février 2012
- Clément Gavard, Hervé Renard : « on n’est pas obligés de marquer pour gagner une finale », sofoot.com, 22 avril 2020
- Hugo Sanudo, En dehors de ma Surface : Patrice Beaumelle, podiio.fr
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