Les clichés sont tenaces et la France n’y échappe pas. Elle est le pays des droits de l’Homme, de la littérature, de la gastronomie, du vin, du tourisme et… de la grève. Culturellement, historiquement, le dialogue social français est stérile et c’est par la lutte que les travailleurs font évoluer leur condition. De grèves en grèves, métier par métier, le salarié français est devenu le champion du monde du débrayage. Les footballeurs professionnels ne dérogent pas à la règle : c’est bien grâce à une grève que leur statut a changé il y a tout juste cinquante ans. Récit.
3 décembre 1972. La 17ème journée du championnat tourne à la farce. Les joueurs répondent à l’appel lancé la veille par leur syndicat, l’UNFP (Union Nationale des Footballeurs Professionnels), qui les exhorte à ne pas jouer. Seize des vingt équipes sont touchées par le mouvement de grève. Faute de joueurs en nombre, cinq matchs sont annulés. Les cinq autres ont lieu, mais avec des amateurs alignés pour combler les trous. Ce bricolage de dernière minute donne lieu à une mascarade. Le Paris FC, amputé de la quasi-totalité de ses titulaires, parmi lesquels l’international Louis Floch et l’ex-capitaine des Bleus Jean Djorkaeff, s’incline 11-1 face à un FC Metz au complet ou presque. A Furiani, Bastia surclasse un OL décimé par les absences.
Le syndicat a gagné son pari : c’est la chienlit ! Le foot français, déjà dans l’œil du cyclone pour ses médiocres résultats, se couvre d’opprobre en ces temps pompidoliens. Une époque faite de compromis, de consensus, où la bien-pensance dominante réprouve les remous médiatiques créés par ces rebelles en short. Pour sortir de l’ornière dans laquelle l’UNFP les a fait tomber, les instances n’ont plus le choix, elles doivent renouer le dialogue avec les joueurs pour sortir du chaos.
Les footballeurs, des subalternes comme les autres
Mais, d’où vient la discorde ? Elle concerne l’épineux sujet du contrat de travail du footballeur pro. D’un côté, les joueurs (et leur syndicat, l’UNFP) qui revendiquent plus de liberté, eux qui s’estiment exploités et prisonniers d’un statut archaïque. De l’autre côté, les présidents de clubs (représentés par le GFP, Groupement du Football Professionnel) désireux d’avoir à disposition une main d’œuvre qualifiée, indispensable pour prospérer (au mieux) ou pour éviter la banqueroute (au moins). Cette divergence d’intérêts cache, en arrière-plan, un conflit idéologique et générationnel. Pour le comprendre, il faut s’intéresser aux origines et à l’histoire du football professionnel.
En 1932, la Ligue de football met fin à l’hypocrisie de « l’amateurisme marron », qui permet aux meilleurs joueurs de percevoir sous le manteau un salaire officieux et donc fortement aléatoire. Grâce au passage au professionnalisme, les footballeurs croient sortir de la précarité mais ils déchantent vite. Le rapport de force penche nettement en faveur des présidents-paternalistes au détriment des joueurs qui ont gagné en sécurité mais restent des employés serviles. La situation se durcit encore davantage dans les années 50 avec l’arrivée du « contrat à vie ». En effet, une fois signé, le joueur ne peut ni le rompre, ni le renégocier. Il est soumis au bon-vouloir de son président qui peut seul décider de le licencier ou pas, de le transférer ou non, de le revaloriser ou non, sans aucune contrainte juridique et sans limite dans le temps.
L’UNFP titille le patronat
Au début des années 60, cette dictature des présidents a pour effet de fédérer les footballeurs autour d’un sentiment d’injustice, attisé par le vent de contestation qui frémit en Europe occidentale. La lutte commence en 1961 avec la création de l’UNFP par le buteur franco-camerounais Eugène N’Jo Léa. L’icône Just Fontaine devient le premier président du syndicat. C’est un illustre adhérent, Raymond Kopa himself, qui déterre la hache de guerre en 1963. Il tente un coup de pression médiatique en balançant à la Une de France Dimanche : « les joueurs sont des esclaves ! ». La réplique lui vaudra six de mois de suspension à défaut de faire avancer la cause. Car les présidents-patrons tiennent et ne concèdent que quelques miettes, comme le pécule de fin de carrière, qui garantit aux joueurs un capital une fois les crampons raccrochés.
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En 1964, Michel Hidalgo succède à Fontaine à la tête de l’UNFP et entreprend un travail tout en rondeur. À force de négociations, il obtient que le contrat à vie s’interrompe à l’âge de 29 ans. Ce succès en trompe-l’œil est presque une défaite pour les joueurs car ils restent pieds et poings liés à leur club la majeure partie de leur carrière. L’UNFP s’essouffle dans ce combat de longue haleine, qui semble perdu jusqu’à ce que mai 1968 arrive. Le mouvement protestataire va agir comme une lame de fond qui va secouer la France et réveiller les réformistes endormis, quels qu’ils soient.
La révolution du foot pendant cinq jours
« Soyez réaliste, demandez l’impossible ! » scandent les étudiants sur les barricades du quartier latin. Porté par Danny « le rouge » Cohn-Bendit, le slogan fait tache d’huile. Quelques footeux amateurs le prennent au mot et investissent les locaux de la FFF le 22 mai à 8 heures. Ils barricadent l’entrée du bâtiment et confinent les employés, dont Georges Boulogne, le Directeur Technique National. Sur le fronton de l’immeuble cossu du 16ème arrondissement, ils installent deux banderoles : « Le football aux footballeurs » et « La Fédération, propriété des 600 000 footballeurs ».
Quelles sont leurs revendications ? Eux-mêmes ne le savent pas vraiment. Le mouvement est contestataire, libertaire, sur fond de lutte des classes. Le tract qu’ils distribuent dénonce « les pontifes de la Fédération qui ont exproprié les footballeurs pour servir leurs intérêts égoïstes de profiteurs du sport ». Ils appellent au rassemblement : « Tous unis nous ferons à nouveau du football ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : le sport de la joie, le sport du monde de demain que tous les travailleurs ont commencé à construire. »
Dans un joyeux bazar, la FFF vit pendant cinq jours au rythme des débats enflammés sur le football du futur. Pour se dégourdir les jambes entre deux colloques, les rebelles improvisent des cinq-cinq sur la très chic avenue d’Iéna. La fête s’achève le 27 mai, quand les accords de Grenelle mettent fin à la « révolution ». La FFF est libérée, les insurgés rentrent chez eux. Ils n’ont rien obtenu mais leur action aura des effets secondaires quelques mois après.
69, année bénéfique
Effrayé par l’anarchie de mai 68, Jean Sadoul, le président du groupement des clubs, fait l’erreur de durcir le ton avec les joueurs. Il envisage une baisse des salaires et la suppression du pécule de fin de carrière. Opportuniste, l’UNFP profite de ces provocations pour repartir au combat. Décomplexé par mai 68, le syndicat brandit la grève en menace. Et cela porte ses fruits. En effet, en juin 1969, l’UNFP atteint son Graal : le contrat à vie est aboli, remplacé un CDD qu’on nomme « le contrat à temps ». Il est convenu que trois années de transition sont accordées aux clubs pour se mettre en règle avec la réforme. C’est une grande victoire et la fin d’un long processus pour l’UNFP et son nouveau président, l’attaquant strasbourgeois Philippe Piat.
Promesses non tenues, mépris et kidnapping
Tout va bien dans le meilleur des mondes … sauf que rien ne se passe comme prévu. En 1972, trois ans après la réforme, les joueurs sont toujours sous « contrat à vie », les salaires sont bas et la liberté tant espérée n’est qu’un mirage psychédélique bien dans son époque. Cyniques, malhonnêtes, les dirigeants ne tiennent pas les engagements pris en 1969. Le cinéaste Jean-Jacques Annaud, avec son film Coup de tête, illustre bien le mépris des présidents pour les footballeurs (et les supporters). On retient la piquante réplique du président Sivardière (interprété par l’excellent Jean Bouise), qui est aussi le patron de l’usine locale : « J’entretiens onze imbéciles pour en calmer huit cents ». Avec de telles mentalités, la concertation est vouée à l’échec. Seule la confrontation peut faire avancer les choses.
A l’automne 1972, Marius Trésor, le libéro guadeloupéen, va montrer l’exemple en résistant au diktat de son président. Nommé meilleur joueur du championnat, il aspire à un meilleur salaire et à une équipe huppée, mais son club d’Ajaccio le retient. Décidé à aller au bras de fer, Trésor quitte la Corse et disparait des radars. Il ne donne pas de nouvelles. Pendant huit jours, il se cache secrètement chez un cadre de l’UNFP. Son absence fait fantasmer la presse qui extrapole sur son supposé kidnapping. Du côté des instances, on rit jaune car Marius n’est pas n’importe qui : il est titulaire chez les Bleus et aimé du public. Quand il refait surface, le rapport de force penche en sa faveur. Désireux d’éteindre l’incendie médiatique, la FFF et le GFP forcent Ajaccio à céder. Aux forceps, Trésor obtient gain de cause et rejoint l’OM.
Footballeurs unis, grève réussie
Juste après l’affaire Trésor, l’UNFP voit rouge lorsque le GFP décide unilatéralement d’allonger les durées du contrat stagiaire et du premier contrat pro. Cette nouvelle convention immobiliserait encore les joueurs dans leur club formateur jusqu’à 29 ans. Jean Sadoul argumente tant bien que mal mais personne n’est dupe. Les clubs s’entendent pour garder les joueurs sous contrôle et éviter l’envolée des salaires. Fin novembre, l’UNFP réagit et convoque une assemblée générale qu’elle appelle pompeusement « assises internationales des footballeurs professionnels ». La réunion est un succès : quatre cents joueurs s’y rendent et s’unissent derrière leurs leaders syndicaux que sont Philippe Piat (Strasbourg), Jean-Claude Bras (Red Star), Claude Le Roy (Ajaccio), Paul Orsatti (Avignon) et Guy Lassalette (Angers). Ils votent massivement contre la convention du GFP et pour l’annulation des contrats signés avant 1972.
Dans les jours qui suivent, les relations se crispent entre joueurs et dirigeants. Piqué au vif, le président de l’OL, Edouard Rochet, assoit son autorité et sanctionne ses huit joueurs qui ont osé assister à l’AG syndicale. Il les exclut de l’équipe première et les convoque en réserve pour le match suivant. Parmi eux, il y a quelques poids lourds comme Chauveau, Baeza, Di Nallo, Chiesa, Lacombe et un certain Raymond Domenech, qui, en tant que délégué syndical, est en première ligne. L’UNFP s’indigne mais le président rhodanien, soutenu par Jean Sadoul, campe sur ses positions. Le dialogue est rompu et le 2 décembre, un télégramme de Philippe Piat lance la grève. Massivement suivi le lendemain, le mouvement transforme la 17ème journée de D1 en parodie de sport et ridiculise les présidents de clubs, comme décrit plus haut dans ce texte.
L’État, médiateur efficace
Pour l’État-providence, la fronde des footballeurs fait trop de vagues. Quatre ans après mai 68 et quelques jours après la présentation du Programme Commun de la Gauche, la paix sociale est une priorité pour l’exécutif, qui décide donc d’intervenir. Le lendemain de la grève, le 4 décembre, le gouvernement Messmer se met en branle. Un militaire, le colonel Crespin, auditionne le GFP puis l’UNFP. Le galonné mesure la détermination du syndicat, prêt à poursuivre la grève.
Deux jours plus tard, le 6 novembre, Joseph Comiti, secrétaire d’Etat à la jeunesse et aux sports, réunit Sadoul, Piat et leurs partisans respectifs. Le politicien corse prend la main et s’engage à travailler sur un nouveau statut du footballeur professionnel. Convaincant, il amadoue l’UNFP qui accepte de cesser la grève. Le championnat est sauvé, il va reprendre son cours dès le week-end suivant. Show must go on !
Une belle victoire pour le négociateur qui s’empresse de parader devant les micros : « La grève est un phénomène regrettable, qui est apparu comme la manifestation extrême d’une crise. Il faut qu’elle s’efface très vite des esprits. J’ai tenu à ce que les services du Ministère s’acharnent sans délai à résoudre les problèmes immédiats qui l’ont fait surgir. Chacun en étant bien convaincu, c’est la raison pour laquelle je peux annoncer aujourd’hui que tout le monde est revenu à la raison. ».
Mais, après les effets d’annonce, le plus dur reste à faire, à savoir trouver une solution pérenne qui satisfasse footballeurs et présidents. Adolphe Touffait, ancien joueur du Stade Rennais devenu magistrat, a le profil pour remplir cette mission mais il décline l’offre. Finalement, Comiti choisit un auditeur de la Cour des Comptes qui s’est porté candidat, un certain Philippe Seguin.
La Charte de Monsieur Seguin
Passionné de foot, le jeune énarque de 29 ans s’avère clairvoyant, innovant, diplomate. Il rédige un document-synthèse remarquable. « Le rapport Seguin, c’est une bible ! » selon le président de la FFF, Fernand Sastre. À la table des négociations avec la Fédé, le GFP et l’UNFP, Seguin est habile et réussit à ménager la chèvre (désolé) et le chou. En aout 1973, les trois parties signent avec le sourire la Charte du Football Professionnel.
La France devient le premier pays au monde à doter les footballeurs d’une convention collective spécifique. La finesse principale est d’instaurer simultanément le contrat à temps et les indemnités de transfert. D’un côté, les joueurs gagnent leur liberté et négocient leur revenu. De l’autre, les clubs voient leurs effectifs constituer un capital avec lequel ils peuvent spéculer. Aujourd’hui encore, ce système gagnant-gagnant est toujours en vigueur, il s’est mondialisé et il n’est pas remis en cause.
Une grève et puis c’est tout
Que retenir de cette grève ? D’abord, c’est un fait unique dans l’histoire du foot français, à moins qu’il en existe encore qui considèrent Knysna comme une grève alors que ce n’était qu’une querelle entre coach Raymond et son équipe. Factuellement, depuis 1972, jamais les joueurs n’ont séché la moindre journée de championnat. Une grève unique, donc, mais aussi une grève victorieuse. À l’époque, les clubs ont fait l’amer constat que le football appartient aux footballeurs et que sans eux, la fête est moins folle. Forts de ce pouvoir, les grévistes ont obtenu ce qu’ils réclamaient. Pour couronner le tout, cette grève a été fondatrice, donnant lieu à une réforme profonde qui a changé les choses durablement.
Cinquante années après, on peut s’étonner que les footballeurs n’aient pas poursuivi sur cette voie militante. Ce ne sont pourtant pas les sujets qui manquent, entre les calendriers surchargés, les actes de corruption et de dopage impunis, les commissions exorbitantes perçues par les agents, les pressions subies par les binationaux, le pouvoir donnés aux diffuseurs télévisuels, les discriminations (racisme, sexisme, orientation sexuelle)…
Rendus dociles par la hausse très significative des salaires depuis les années 80, les joueurs n’ont pas su, pu ou voulu se mobiliser pour la défense d’intérêts collectifs, pour la défense du football au sens large. Certes, ils adhèrent en masse à l’UNFP (plus de 90% des joueurs pro sont syndiqués), mais ils le font par besoin personnel, pas par préoccupation collective. Le foot n’échappe pas à l’individualisation de la société. L’UNFP, qui emploie cinquante personnes et dont la principale source de financement provient des droits TV, a perdu en indépendance et offre un service sur-mesure aux joueurs, à défaut d’exercer une pression sur les instances pour un « meilleur football ».
Le syndicat mondial, une aventure sans lendemain
Une seule fois, au milieu des années 90, les footballeurs sont redevenus protagonistes, faisant souffler un nouveau vent de rébellion. La World Cup 1994 avait été mal vécue, avec ses matchs joués sous le cagnard, une marchandisation galopante, le meurtre du colombien Escobar et le dopage controversé du meilleur joueur du monde. Dépossédés de leur sport, les insoumis Maradona et Cantona ont pris leur bâton de pèlerin et ont créé le syndicat mondial des joueurs (Association Internationale des Joueurs Professionnels).
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Les deux activistes et leur bras droit, le journaliste-penseur Didier Roustan, ambitionnaient d’être un contre-pouvoir moral, ils réclamaient un droit de regard sur la politique de la FIFA. L’idée était belle et le guérillero argentin a mis tout son courage dans la bataille. Mais, les clubs et la FIFA ont vu d’un mauvais œil le charismatique trublion et ont entravé le développement du syndicat. Petit à petit, Diego a perdu le fil, étourdi par ses excès. Ses camarades en crampons n’avaient ni son charisme ni sa foi, ils ont lâché l’affaire. Le syndicat a mis la clé sous la porte en 1998.
Si la grève de 1972 fut un succès, elle est restée sans lendemain. Certes, il en aurait fallu beaucoup d’autres pour enrayer la déliquescence morale du football. Mais, militer est une vocation. Or, les footballeurs se dévouent à leur passion et c’est déjà beaucoup. À l’approche de la Coupe du Monde, gardons-nous de les taxer d’individualisme et de désengagement. La responsabilité du choix du Qatar est politique, les joueurs n’y sont pour rien.
Sources :
- Hebdomadaire officiel publié par la FFF, France Football, numéros 1387 (29/11/1972), 1388 (06/12/1972) & 1389 (13/12/1972)
- Site internet de l’UNFP, rubrique « Notre Histoire », unfp.org
- Syndicalisme et foot français, Footpol.fr
- Sébastien Billard, « Le football aux footballeurs » : l’étonnant mai-68 des joueurs de foot français, nouvelobs.com, 19 mars 2018
- Yann Dey-Helle, 22 mai 1968 : occupation du siège de la FFF par les « Enragés du football », Dialectik-football.info, 22 mai 2018
- Yannick Cochennec, Philippe Seguin, « sauveur » du foot français, slate.fr, 7 janvier 2010
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