Alors qu’aujourd’hui nous sommes habitués aux quelques bonnes performances des clubs suisses en Coupes d’Europe, comme la victoire du FC Bâle contre Manchester United en 2017 (1-0) ou plus récemment l’élimination du Bayer Leverkusen par les Young Boys de Berne (6-3), il n’en a pas toujours été ainsi. A l’aube d’une ère où tant les clubs helvétiques que la « Nati » sont habitués aux bons résultats, avec notamment quatre qualifications pour les quatre dernières Coupes du Monde, retour dans les années 1980, période où le football suisse peine à se faire une place dans la cour des grands.
Au début des années 1980, le bilan du football suisse n’est de loin pas reluisant. Dès la fin de la guerre, l’équipe nationale suisse enchaîne les désillusions : elle ne se qualifie pas pour la Coupe du Monde 1958. Puis, malgré une qualification pour l’édition au Chili en 1962 et en Angleterre en 1966, elle termine les deux éditions à la dernière place de son groupe, avec trois défaites en autant de match. Le « röstigraben » footballistique – frontière symbolique séparant la suisse alémanique de la suisse romande – s’installant dans les années 1970 n’y arrange rien ; les Suisses allemands prônent un football athlétique basé sur la défense, à l’inverse du système prôné par les clubs romands, et à moindre mesure tessinois, orientés vers l’attaque. Ces visions tactiques opposées en pâtiront sur les performances de l’équipe nationale : entre 1967 et 1989 aucune qualification pour une phase finale de Coupe du Monde ou de Championnat d’Europe.
Ces résultats de l’Equipe Nationale sont le reflet d’un Championnat à l’agonie. La Ligue Nationale A (dite LNA) ne suscite plus aucun intérêt, entraînant une désertion des stades provoquant alors une baisse de l’intérêt encore plus forte. L’absence de clubs suisses dans les derniers tours de Coupe d’Europe – malgré quelques exploits à la fin des années 1970 – implique donc qu’aucun joueur suisse ne s’exporte à l’étranger, faute de visibilité. De plus, les clubs ne sont pas tant professionnels que cela : le Grasshopper compte certes tous ses joueurs sous contrat professionnel, mais des clubs tels que Xamax ou Bâle n’en comptent aucun. Les joueurs jouant en Suisse au début des années 1980 ne sont que très rarement professionnels. Jean-Marie Conz, capitaine des Young Boys, le reconnaît facilement : « on était des pros sans vraiment l’être. On ne faisait que ça, mais comme des passionnées, pas à 100% comme un vrai métier » (Swissinfo, 2002). Symptomatique du niveau du football suisse.
C’est dans ce contexte que le tout juste nommé président de l’Association Suisse de football (dite ASF), Me Freddy Rumo propose une formule à laquelle il donnera son nom : « La formule Rumo », mise en place dès la saison 1987-1988.
Voici son idée : fini le championnat de 4 tours à 16 équipes. Place à un championnat à douze, arrêté après deux tours. Puis, les 8 premiers se battent dans un nouveau championnat pour le titre, alors que les 4 derniers se battent contre la relégation, opposés aux six premiers de LNB. Son but : supprimer le ventre mou du classement, où les équipes n’ont souvent plus rien à jouer après quelques journées, entraînant une baisse de la qualité du championnat. Même si l’idée semble cohérente, elle est fortement décriée à son introduction. Le premier argument des opposants est de dire qu’une fois la mi-championnat passée, seules deux, voire trois équipes auront un enjeu à tirer de la fin de saison : alors, la formule ne résoudrait pas le problème de manque d’intérêt du championnat. Le second porte sur une volonté de regain de l’équipe national : avec une formule si élitiste, aucun club n’osera lancer de jeunes joueurs suisses et préféreront acheter des étrangers plus expérimentés, ce qui plongera l’équipe nationale dans une chute sans fond.
Pourtant, l’inverse se produit. Dès 1987, l’année d’introduction de la formule Rumo, de grandes stars du football mondial signent en Suisse. L’ancien double Ballon d’Or Karl-Heinz Rummenige signe à Servette et les deux champions du monde italiens Marco Tardelli et Giancarlo Antognoni signent respectivement au FC Saint-Gall et au Lausanne-Sports. Comme le dira Edmond Isoz, ancien président de la Swiss Football League : « La formule a permis la densification du niveau du championnat, permettant ainsi aux clubs d’entrer réellement dans l’ère du professionnalisme » (Le Temps, 2017). Malgré le fort coût des arrivées de ces joueurs de calibre internationaux, ils restent tout de même pour leurs clubs une grande plus-value. En effet, le championnat suisse se trouve dans son ère des « Grands Présidents » : des entrepreneurs, principalement issus des milieux de la construction et de l’immobilier qui retrouvent, en signant ces stars internationales, une reconnaissance et une médiatisation inédite pour l’époque. Alors le nouvel objectif des clubs est clair : être champion de Suisse. Ces présidents, avec le soutien d’entreprises privées et de leurs réseaux n’hésitent pas à faire des folies pour arriver à leur fin. Carlo Lavizzari, un an après avoir tenté le coup Michel Platini – et avoir échoué d’un rien – ira lui-même convaincre Rummenige à Milan, en lui proposant un salaire annuel de 1,2 millions de francs.
Cette course à la réussite se retrouve donc aussi en Coupe d’Europe. Durant cette même année 1987, Neuchâtel Xamax par exemple ne passe pas loin d’éliminer le grand Bayern d’un certain Lothar Matthäus ou encore Andreas Brehme, tous deux futurs champions du monde en 1990. Après une victoire 2-1 dans une Maladière pleine, le rêve est permis. Malheureusement, un but de Pflüger à la 88ème minute au retour à Munich qualifie le Bayern au terme d’un match fou (3-2 score final). Le championnat suisse n’aura jamais été aussi attractif : 40% de spectateurs en plus par rapport à l’année précédente. Le gain entraînant le gain, durant les deux années suivantes les bonnes prestations se répéteront. Le FC Sion, les Grasshoppers, les Young Boys et Xamax se hisseront tour à tour en quarts de finale d’une coupe d’Europe. Les 25 500 spectateurs du Xamax – Real Madrid rapportent l’équivalent du quart du budget annuel du club neuchâtelois (Le Nouvelliste, 2017).
Étant donné que les clubs n’ont le droit qu’à deux joueurs étrangers sur le terrain, ces deux joueurs se devaient de pousser l’équipe vers le haut. Antognoni allait jouer avec les moins de 21 ans sans rechigner, Rummenige faisait le déplacement à Chatel-Saint-Denis en premier tour de Coupe de Suisse pour soutenir ses coéquipiers même s’il ne jouait pas : de vrais leaders de troupe, dont l’impact se fait ressentir aussi sur le développement de jeunes joueurs. Leur leadership n’est pas étranger à l’éclosion des premiers vrais talents suisses tels Alain Sutter, Ciriaco Sforza ou encore Stéphane Chapuisat, premier suisse à remporter la Ligue des Champions dix ans plus tard avec Dortmund. Ces joueurs trouvent un cadre et des exemples dont ils peuvent s’inspirer au quotidien.
Ces bons résultats et cet intérêt croissant se reflètent donc naturellement sur le niveau global de l’équipe nationale helvétique. Les bonnes performances de joueurs suisses leur permettent de partir évoluer à l’étranger : Chapuisat au Bayer Uerdigen puis au BVB Dortmund, Alain Geiger à Saint-Etienne ou encore Alain Sutter à Nuremberg. Cette nouvelle génération prend ainsi la suite des Favre, Barberis et autres Botteron qui, dès les années 1970-80, s’étaient exportés à l’étranger, mais avec bien moins de longévité et de réussite que leurs successeurs. Les résultats de la Nati dans les années 1990, en revanche, sont en dents de scie : éliminée lors des éliminatoires pour la Coupe du Monde 1990, qualifiée pour la Coupe du Monde 1994 et l’Euro 1996, mais de nouveau éliminée lors des éliminatoires pour la Coupe du Monde 1998 suite à un revers affligeant, 1-0 en Azerbaïdjan.
Cette élimination, combinée à celle lors des éliminatoires de l’Euro 2000 et de la Coupe du Monde 2002 trouve une explication simple : la crise immobilière des années 1990. Les présidents de clubs n’ont plus les moyens financiers et les faillites se succèdent. Les repreneurs étrangers arrivent, mais n’ont pas les mêmes idées que leur prédécesseurs et pensent plus à leur gain qu’au gain de leur club, comme le prouve par exemple la courte expérience de Waldemar Kita au Lausanne-Sports, qui fera faillite un an après son départ, en 2002. Cette crise financière, couplée à l’arrêt Bosman et à l’explosion des droits télé pour les plus grands championnats européens plongeront le championnat suisse dans une obligation de changement, la formule Rumo mettant trop de pression sur les petits clubs, obligés de s’endetter pour performer.
Alors la sentence est inévitable. Lors de la saison 2003-2004, fin de la formule, et retour à un championnat classique à 10 équipes et 4 tours. Selon Freddy Rumo, cette nouvelle formule est un véritable retour en arrière pour le football suisse, car il réduira le réservoir de footballeurs suisses sélectionnables en équipe nationale, étant donné que les clubs de LNA auront tendance à favoriser les joueurs étrangers. Même argument que les détracteurs de la formule utilisaient à l’époque de son instauration, donc. Et, comme ce qui s’est passée à la fin des années 1980, la nouvelle formule du championnat apportera un souffle nouveau à l’équipe nationale des années 2000. Qualifications aux Euros 2004 et 2008, ainsi qu’aux Coupes du monde 2006 et 2010. Résultats pas étrangers aux éclosions de joueurs comme Alexander Frei au Stade Rennais, Philippe Senderos à Arsenal ou encore Xherdan Shaqiri au Bayern Munich, tous formés et ayant débuté en Suisse avant leur 20 ans.
Alors, est-ce réellement la formule Rumo qui a permis au niveau global du football suisse de s’élever pendant cette décennie ? Certes, cette formule a proposé et imposé un niveau de professionnalisme obligatoire aux clubs s’ils entendaient survivre. Mais en réalité, la réussite de cette formule n’est pas étrangère à la période dans laquelle elle intervient : l’ère des grands présidents, les fonds de soutiens de privés permettant aux clubs de s’offrir de grands joueurs, le tout dans une période où le niveau économique du football suisse n’est pas – encore – aux antipodes des grands championnats européens. Cependant, c’est tout à l’honneur de Me Rumo que d’avoir imposé ce changement, ayant permis à l’équipe nationale helvétique d’entrer dans une nouvelle dimension : alors qu’avant son arrivée à la tête de l’ASF une qualification dans une grande compétition internationale relevait de l’exploit, elle relève aujourd’hui de l’obligation tant le niveau global des joueurs suisses s’est amélioré depuis le début du millénaire.
Sources :
- Boschetti André, « Football suisse, un petit goût d’inachevé« , 24 Heures, 2019.
- Favre Laurent, « En 1987, l’automne fou du football suisse« , Le Temps, 2017.
- Le Nouvelliste, « Freddy Rumo a encore des fans« , 2017.
- Le Nouvelliste, « Football: quelle est la meilleure formule pour le championnat suisse?« , 2017.
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