Les incompréhensions, l’amour et la détestation sont autant de mots antinomiques que d’états émotionnels dans la carrière d’un joueur professionnel. Parfois, ces mêmes sentiments s’entremêlent dans le coeur du supporter. Ce dernier noue une relation torturée, presque philosophique, voire métaphysique avec le premier cité. La loyauté du supporter se rattache également à des lieux, à des événements, en plus d’hommes et de couleurs faisant la fierté de tout un peuple. Quand le joueur d’un seul club est érigé en héros des temps modernes, beaucoup d’autres sont perçus comme des « mercenaires ». Le stade, de son côté, est pour le passionné une antre à conserver coûte que coûte, dans son âme et dans son corps. Quelle est l’histoire de cette fidélité, à la fois réelle et fantasmée, qui motive les drames et sanctifie les victoires ?
Le football accuse de nombreux paradoxes. Il se veut passionnel tout en étant industriel. Dans un tel affrontement, le joueur et le supporter s’opposent symboliquement, le deuxième reprochant souvent au premier son comportement. Le maillot est une relique et le joueur un disciple qui change bien souvent de chapelle au cours d’une carrière. Pourtant, les histoires d’amour entre un joueur et un club sont celles qui illuminent le football de par leur existence. C’est à ce moment bien précis que ce sport dévoile la double nature qui fait de lui ce qu’il est : une pratique sociale et culturelle mais aussi un divertissement. Quelle place donc pour les valeurs que sont la loyauté et la tradition dans une économie toujours plus florissante et toujours plus mondialisée ?
Dans une telle période de doute, ponctuée par des débats entourant la nécessite d’une reprise, le fan peut rapidement se perdre. Le football qu’il chérit est un point de repère dans sa vie, le stade un lieu de recueillement et de rassemblement. Mais lorsque le rassemblement se voit impossible, l’importance d’un tel lieu se fait encore plus ressentir. L’amoureux du ballon rond souhaite plus que jamais que le dit ballon puisse rouler de nouveau. Son amour est trop fort et celui-ci pousse certains à vénérer un « âge d’or » dans lequel le joueur demeurait toute une carrière dans ses pénates. Cette vénération révèle un conservatisme philosophique. Pour le supporter, le joueur loyal est un demi-dieu et le stade est un musée dont l’utilisation et l’utilité ne peuvent s’interroger. Ce conservatisme représente l’amour d’une époque se liant aux grandes victoires et aux piteuses défaites. Il se découpe et s’explique sous plusieurs aspects et s’incarne dans les grands débats, passés et actuels. Qu’est-ce que la loyauté pour le supporter ? Cette dernière est-elle logique dans le football d’aujourd’hui ?
Questionner tous ces thèmes c’est questionner les complexités culturelles et passionnelles de ce sport. Quel est le nom de cet amour se cachant derrière notre football et qui semble si difficile à décrire et à contrôler ? Il se cache dans les traits des hommes d’un seul club, se dérobe dans les battements des cœurs vibrant dans les stades et à travers les encouragements et chants de tribunes et de peuples aux horizons multiples. Dans notre imaginaire, tout cet esprit de fidélité, précédemment décrit, s’incarne en premier lieu dans les joueurs loyaux, préférant un seul et unique maillot.
Et le joueur devint un bien
Le 20 mai dernier l’avant-centre de l’Athletic Club, Aritz Aduriz, annonçait sa retraite sportive. Ce départ était prévu, mais seulement en fin de saison. Depuis, le coronavirus frappait de plein fouet l’Europe et contraignait la Liga, comme d’autres championnats, à l’arrêt. De plus, l’attaquant annonçait une future opération dans le but de définitivement soigner une blessure à la hanche qui l’avait déjà éloigné des terrains plus tôt dans la saison. Ces facteurs conjugués le poussèrent vers un départ prématuré. Aduriz ne passa pas l’entièreté de sa carrière à Bilbao puisqu’il joua notamment à Majorque et à Valence, au contraire d’autres joueurs symboliques de ce qui restera comme son dernier club. D’ailleurs, ce dernier noue une relation particulière avec ses joueurs et la notion de « transfert ».
En effet, l’Athletic est largement connu pour sa politique sportive et culturelle l’obligeant à ne posséder dans son effectif que des joueurs nés basques ou formés au Pays basque. Une telle pratique détonne dans le football moderne dont les transferts et autres rumeurs rythment le quotidien de tous. La multiplication desdits transferts chaque été ainsi que chaque hiver renforcent le sentiment d’un manque d’attachement certain des joueurs pour le maillot qu’ils défendent. Bien que moderne dans sa généralisation et intensification, la pratique du transfert est néanmoins ancienne.
Les premiers transferts s’opèrent dès la fin du XIXème siècle, alors que le football dit moderne en est à ses balbutiements. Un phénomène que l’on peut notamment constater dans la série « The English Game », en compagnie des premiers questionnements autour de la professionnalisation de ce sport. Deux règles vont motiver l’avènement du transfert tel que l’on connaît aujourd’hui, du moins dans l’esprit.
Tout d’abord, il faut évoquer le rôle de la Football Association (FA), la Fédération anglaise de football, qui est à l’origine d’un système d’affiliation s’étalant sur une année. Ainsi, les joueurs ne pouvaient plus quitter leur club au cours d’une saison. Par la suite c’est la Football League (FI), organisme gérant le championnat professionnel, qui impose une nouvelle règle, étoffant un peu plus ce système d’affiliation. Le club dont est originaire le joueur transférable doit donner son accord avant que celui-ci ne s’envole sous d’autres cieux. Ce détail visait à conserver l’attrait du championnat et fut largement réclamé par les petits clubs qui voyaient les meilleurs joueurs rejoindre les plus grands. C’est à partir des années 1920 que ce système s’installe dans le football français, alors encore amateur. Encore une fois pour lutter contre l’attractivité trop grande des meilleures équipes. Sous l’impulsion du Conseil national de la fédération française de football-association (FFFA), une licence spécifique empêchait de jouer pour l’équipe première de son nouveau club avant qu’une année entière ne s’écoule.
Ces évolutions séculaires permirent aux joueurs de fréquenter différentes équipes au cours d’une carrière. L’arrêt Bosman de 1995 se chargea d’accélérer le phénomène à l’international. Le joueur est désormais et avant tout considéré comme un bien et possède une liberté contractuelle très limitée. Cette situation pousse le fan de football à admirer ces joueurs légendaires, qui, même aujourd’hui, arrivent à être ceux d’un seul club. Paolo Maldini, Javier Zanetti, Francesco Totti trônant en tête d’affiche de ce papier, et autres Gianluigi Buffon sont de ceux-là. Nous pouvons aussi évoquer l’école anglaise avec les Steven Gerrard, Paul Scholes et autres Mark Noble. Leur engagement est d’autant plus grand car rare.
Parfois, les courtes relations sont aussi puissantes que celles s’étalant sur toute une carrière. En France, plusieurs cas le prouvent, plus encore lorsqu’ils se lient à des rivalités géographiques et sportives. Qui, par exemple, aurait pu imaginer Didier Drogba sous les couleurs parisiennes ? Personne, cela va sans dire. Nombreux sont ceux qui pensaient de même pour « Gabi » Heinze, qui lui, passa du Parc au Vélodrome. C’est sans doute pour cette raison que son retour en terre parisienne sous la tunique olympienne fut si corsé.
Aduriz, pour sa part, n’est pas de ces joueurs qui, à l’instar d’un Loïc Perrin, demeura dans la même maison tout le long de ses années de professionnalisme. Il n’est pas non plus l’un des plus célèbres, tel Francesco Totti, mais est de ceux qui prouvent que le symbole qu’il est peut se construire pour nombre de raisons et non pas sur la seule base d’une loyauté en tout temps. Sa révélation sur le tard comme buteur prolifique, ses matchs et buts en sélection basque ainsi que son quintuplé record en Ligue Europa sont certains des faits le classant comme une légende à Bilbao. C’est à ce moment que la fidélité, telle que conceptualisée par le supporter, intervient. Une fidélité surpassant les seuls enjeux sportifs et humains, s’intéressant aussi à l’histoire d’un club, à ses symboles et à ses traditions.
Par-delà les couleurs
Ces traditions sont celles de clubs, et parfois, certaines en dépassent le cadre. Une nouvelle fois, évoquons l’Athletic et la personne de Rafael Moreno Aranzadi. Un nom qui peut-être n’évoque rien, car le joueur qu’il fut est aujourd’hui connu sous un autre nom, celui de « Pichichi ». C’est par ce surnom que l’on désigne le meilleur buteur de la Liga, le championnat espagnol de première division. Il marqua énormément, ainsi que l’histoire de l’Athletic Club des années 1910. Aujourd’hui, chaque fois qu’une équipe se rend pour la première fois à San Mamés (l’antre de l’Athletic), elle se doit de rendre hommage à Rafael Moreno Aranzadi en déposant une gerbe de fleurs devant son buste.
Cette tradition, ardemment respectée, est de celles qui font un club et ses supporters. Ces derniers portent une identité et une fierté. Le romancier français Henry de Montherlant considère que « la fidélité n’est pas dans les actes mais dans le cœur ». L’essayiste qu’il était ne pensait sûrement pas au football en rédigeant ces lignes. Les actes des joueurs, clubs et supporters sont la démonstration de la place qu’occupe la fidélité dans leur cœur. Cette fidélité est celle se raccrochant à une histoire, à des couleurs et à une culture, qu’importe le pays et le niveau.
Un club de football, même amateur, possède une histoire et un ancrage territorial. Bien souvent, tout ceci s’incarne par un nom. Le FC Gobelins est l’un de ces noms historiques du monde amateur. Le 1er juin était annoncé par le club, dont l’équipe première évolue en National 2, une « nouvelle ère », s’accompagnant d’un changement de nom et d’emblème. Ce fut la stupeur, et le mot est peut-être faible. Le terme « Gobelins» , rappelant le 13ème arrondissement de Paris dans lequel est ancré le club, laisse place désormais à la dénomination « Paris Atletico ».
Un tel changement semble acter une disparition symbolique. Si le nom n’est plus, le club n’est plus. Quelle logique pour un club associé à un quartier que d’un seul coup revendiquer l’entièreté de sa ville d’attache ? Et que dire de l’utilisation d’un terme espagnol, renvoyant à nombre de clubs, mais pas instinctivement à l’un d’origine parisienne. Damien Dole, journaliste chez Libération, résumait parfaitement la situation par ces mots : « Le FC Gobelins donne envie de s’identifier à cette belle équipe, les quolibets des autres ne pouvant que renforcer cet attachement ; l’Atletico met à distance, car il est impersonnel ».
Malheureusement, Paris n’est pas la seule terre de désolation concernant l’infidélité de cœur des dirigeants de clubs. Dans la deuxième ville de France, Marseille Consolat (15ème arrondissement, dans le nord de la ville) se transforma en un rocambolesque « Athletico Marseille ». En dehors de la simple remarque orthographique, c’est la perte du nom Consolat (cité célèbre) qui est à déplorer. La Capitale des Gaules, se signala aussi et rendit la pareille à ses deux sœurs avec la disparition de Lyon Duchère Association sportive, en faveur du Sporting Club Lyon. L’infidélité tirait une balle dans le pied largement abîmé de l’histoire. Ces évolutions nominales – par extension, économiques – pour de tels niveaux démontrent qu’une certaine idée du football semble l’emporter sur l’autre, faisant fi de tout respect des ancrages sociaux et géographiques. Bien sûr le haut niveau est mère d’inspiration. La récente annonce de la destruction de San Siro, qui selon certains dires ne possède pas une importance « culturelle significative » pour mériter sa survie, est un exemple savoureusement douloureux au vu de l’histoire incroyable de ce stade. Les injustices historiques sont nombreuses et se multiplient, avec en tête, l’évolution de bon nombre d’emblèmes de grands et modestes clubs.
La fidélité dans le football est une science à géométrie variable. Le footballeur est un gladiateur des temps modernes pouvant rapidement devenir un vulgaire mercenaire aux yeux du supporter. Ce dernier s’attache à un idéal, à la fois historique et territorial. Les supporters ayant lutté contre la disparition de La Beaujoire à Nantes seront les premiers à appuyer ce discours. Tout comme ces amoureux du Rayo Vallecano qui ne verront jamais l’utilité ni même la légitimité du terme « Madrid » dans la dénomination officielle de leur club. La loyauté d’un joueur est sans doute toute relative quand celle-ci s’exprime dans l’univers d’institutions et clubs se montrant tout aussi déloyaux envers leur histoire et leur identité. Le supporter, fidèle par définition, s’affirme encore et toujours comme seul gardien du temple.
Sources :
- Jérémy Lequatre-Garat, « Aritz Aduriz, l’inoubliable, tout simplement », ¡ Furia Liga !, 21 mai 2020
- Manuel Schotté, « Acheter » et « vendre » un joueur. L’institution du transfert dans le football professionnel, L’Harmattan | « Marché et organisations », 2016/3 n° 27
- Damien Dole, « Foot amateur : Le FC Gobelins marque un but contre son histoire », Libération, 2 juin 2020
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