Fraîchement promu en Premier League, Ipswich Town recouvre enfin l’élite du football anglais après vingt-deux ans d’absence. Club iconique du Royaume lors des années 1970 et 1980, l’équipe est depuis retombée dans l’anonymat. Pourtant, l’épopée des Tractor Boys, sous le mandat de Bobby Robson, reste outre-Manche, l’une des plus fascinante et mémorable de l’histoire.
Le 4 mai 2024, après une victoire contre Huddersfield, Portman Road exulte. Pour la première fois depuis 2002, Ipswich Town retrouve la Premier League. Un incroyable exploit, d’autant plus que le club du Suffolk a grandement déjoué les pronostics. Végétant en troisième division depuis 2019, les Tractor Boys, menés par le jeune technicien nord-irlandais Kieran McKenna, viennent de glaner deux promotions successives. Une performance que même l’illustre Sir Alf Ramsey, manager du club de 1955 à 1963, n’est pas parvenu à réaliser.
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Les performances de McKenna ont évidemment attiré les grosses écuries de Premier League. Cependant, le Nord-Irlandais n’écoute pas le chant des sirènes et vient récemment de prolonger avec Ipswich. Une décision qui enchante les supporters des Tractor Boys, dont un certain Ed Sheeran, grand fan et principal sponsor du club. En effet, beaucoup d’entre eux estiment que McKenna peut maintenir le club dans l’élite, voire refaire d’Ipswich Town un cador du Royaume, à l’instar d’un certain Bobby Robson.
Cependant, inscrire un club dans la durée est une tâche incroyablement délicate, résultant d’un travail au long cours. Dans une société toujours plus impatiente, cette tâche est encore plus ardue. L’obligation de résultat ne laisse d’ailleurs plus le temps aux managers de mettre en place leur style de jeu. En atteste le récent licenciement de Mauricio Pochettino à Chelsea, après seulement une saison sur le banc des Blues. Seulement, Rome ne s’est pas bâtie en un jour. Il aura en effet fallu douze ans à l’un des plus grands managers anglais de tous les temps, Bobby Robson, pour mener son équipe d’Ipswich vers le Graal.
Bâtir de solides fondations (1969-1972)
En 1969, Bobby Robson débarque à Ipswich par la petite porte, après une première expérience désastreuse à Fulham. Il intègre un club champion d’Angleterre en 1961, mais en perte de vitesse. Très vite, Robson opte pour une vision à long terme et pose les bases de ses futurs succès. Il mise notamment sur la jeunesse en s’entourant de joueurs ayant à peine la vingtaine comme Mills, Whymark, Viljoen ou Hamilton, qui deviendront les futurs cadres de son équipe. Robson s’appuie aussi sur son centre de formation en intégrant de nombreux jeunes joueurs à l’équipe première, à l’image de Kevin Beattie et George Burley. Le technicien anglais s’attache également les services de Ron Gray, un recruteur de talent qui l’aidera à mettre la main sur les meilleurs joueurs.
Les premiers résultats de Robson à la tête d’Ipswich ne sont pourtant guère réjouissants. Les Tractor Boys terminent respectivement à la douzième, dix-huitième, dix-neuvième et treizième place de First Division. Lors de sa deuxième saison, Robson est même pris à partie par l’un des tauliers du vestiaire, Billy Baxter, les deux hommes en venant même aux mains. Soutenu par ses joueurs et par la direction du club, Robson se sépare de Baxter et le remplace par Allan Hunter, en provenance de Blackburn. Ses quatre premières saisons, certes difficiles, permettent néanmoins au technicien de développer ses principes de jeu. Passionné et courageux, Robson insuffle à son équipe une culture de la gagne dont vont s’imprégner ses joueurs pour guider le club du Suffolk vers le succès.
La construction d’un outsider de First Division (1972-1977)
Lors de la campagne de championnat 1972/1973, la dynamique des hommes de Robson est bien différente des saisons précédentes. Désormais rôdés aux principes de jeu de leur manager, les Tractor Boys démarrent la nouvelle saison en trombe avec une victoire à Old Trafford, contre le Manchester United de Best et Charlton. D’autres succès de prestige viennent alimenter les belles prestations d’Ipswich, notamment une victoire contre le champion sortant, Derby County. Ces bons résultats mènent le club vers la quatrième place, synonyme de qualification pour la Coupe UEFA. Les Tractor Boys s’adjugent également la Texaco Cup contre les rivaux Est-Angliens de Norwich City.
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Sur la scène nationale, les Tractor Boys montent en puissance. De 1973 à 1977, le club du Suffolk ne termine jamais en dehors des six premières positions et se qualifie donc régulièrement pour la Coupe UEFA. Ipswich accroche le podium à deux reprises, notamment lors de la saison 1974/1975, au cours de laquelle les hommes de Robson finissent troisièmes, à seulement deux points du champion Liverpool. Ipswich fait désormais figure d’épouvantail outre-Manche, s’offrant régulièrement le scalp de cadors de First Division. Cette nouvelle réputation va donner l’opportunité à Robson d’attirer les meilleurs joueurs dans son équipe. Le club recrute ainsi l’avant-centre de Plymouth Paul Mariner pour 220 000 £ et attire deux jeunes Écossais, John Wark et Alan Brazil. Un trio offensif qui ravagera les pelouses du Royaume et du continent. En effet, les soirées européennes permettent aux Tractor Boys de s’illustrer contre les meilleures équipes de l’époque.
Premiers exploits européens (1973-1978)
Pour leur première campagne européenne, Robson et ses hommes héritent d’un géant du Vieux-Continent, le Real Madrid. Dans un style purement britannique, Ipswich impose un jeu direct et rugueux aux Madrilènes, qui ne parviennent pas à développer leur tactique. Les Tractor Boys s’imposent un but à zéro à Portman Road. À Madrid, les Anglais préservent leur avantage et se qualifient pour le second tour. Ipswich retrouve ensuite la Lazio. Une redoutable équipe, solide défensivement et n’ayant concédé que seize buts en trente rencontres de championnat la saison précédente. Néanmoins, à Portman Road, les Romains sont étrillés quatre buts à zéro. Humiliés, les Biancocelesti tentent de refaire leur retard au match retour. Dans un Stadio Olimpico électrique, les Tractor Boys parviennent à se qualifier, malgré une défaite quatre buts à deux. Ipswich vient ensuite à bout de Twente, avant d’être éliminé par le Lokomotiv Leipzig en quart de finale.
La saison suivante, les protégés de Robson sont éliminés dès le premier tour, sans perdre, contre Twente. Ipswich continue ensuite de s’affirmer sur la scène continentale. Lors de la saison 1975/1976, les hommes de Robson éliminent facilement le Feyenoord Rotterdam avant de passer proche de l’exploit contre Bruges. Les Tractor Boys s’imposent tout d’abord trois buts à zéro à Portman Road. Une avance confortable, mais qui ne suffira pas. Au terme d’un match fou, Bruges remporte la manche retour, quatre buts à zéro, et élimine Ipswich.
Une défaite cruelle, mais qui ne sonne pourtant pas le glas des ambitions européennes de Robson et ses hommes. Lors du troisième tour de la Coupe UEFA 1977/1978, Ipswich affronte le FC Barcelone. Dirigés par Rinus Michels et menés par Cruyff et Neeskens, les Blaugranas sont largement favoris. Pourtant, le match aller, dans la forteresse de Portman Road, va secouer l’Europe entière. Les Barcelonais sont corrigés trois buts à zéro, après avoir subi une véritable leçon de football. Mais les vieux démons des Tractor Boys ressurgissent à l’extérieur. Au Camp Nou, les protégés de Robson déjouent et s’inclinent trois buts à zéro avant de craquer lors de la séance de tirs aux buts. Une défaite qui marque cependant l’acte de naissance d’Ipswich sur la scène continentale.
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La fin de l’aventure ? (1977-1978)
En dépit de ses solides performances européennes, Ipswich arrive pourtant en fin de cycle. Les Tractor Boys sont à la peine en championnat. L’accumulation des rencontres, associée à un effectif restreint, met en grande difficulté Robson, qui ne parvient pas à endiguer cette situation. Troisième la saison précédente, Ipswich se bat désormais pour sa survie en First Division. Le manager garde néanmoins le soutien de ses hommes. Les Tractor Boys se battent alors, journée après journée, pour obtenir de précieux points. Le maintien est finalement acquis dans la souffrance, le club terminant dix-huitième, à deux points du premier relégable.
Les mauvais résultats en championnat obligent Robson à faire un choix. L’avenir européen étant impossible via le championnat, le technicien anglais décide donc de jouer crânement sa chance en Coupe d’Angleterre. En effet, l’obtention de la FA Cup permettrait à son équipe de jouer la Coupe des coupes et de garnir l’armoire à trophée du club. Dos au mur, les Tractor Boys vont devoir exceller dans cette compétition. Le tirage au sort est plutôt clément pour Robson et ses hommes qui héritent d’équipes largement à leur portée. Ipswich dispose ainsi aisément de Cardiff, Hartlepool, Bristol Rovers, Milwall et West Bromwich pour s’offrir la première finale de FA Cup de son histoire.
Dans un Wembley à guichets fermés, les Tractor Boys affrontent Arsenal, favori de cette finale. Les protégés de Robson vont livrer une prestation parfaite. Dominateurs, ils se créent les meilleures occasions, mais butent sur le portier des Gunners ou trouvent les montants adverses. À quelques minutes du terme, Osborne délivre Ipswich en ouvrant la marque. Les derniers instants de la rencontre sont interminables. Cependant, les hommes de Robson tiennent bons, s’adjugent la FA Cup et sauvent ainsi leur saison.
Un nouveau souffle (1978-1980)
La victoire en FA Cup n’a pas totalement rassuré Robson. Conscient des limites de son équipe, le technicien anglais se lance alors dans un pari fou. Exit le traditionnel kick and rush, place désormais à un jeu plus créatif et technique, inspiré du football total néerlandais. Pour ce faire, Robson va rompre avec l’insularité caractéristique des clubs anglais et prospecter de l’autre côté de la mer du Nord. Le manager anglais convainc son président de débourser 150 000 £ pour s’attacher les services du talentueux milieu de terrain de Twente, Arnold Muhren. La révolution tactique de Robson est en marche. En parallèle, le technicien anglais s’appuie sur sa nouvelle génération de jeunes talents à l’instar de Wark, désormais titulaire indiscutable au milieu de terrain, ou des défenseurs centraux Butcher et Osman, âgés tous deux de moins de vingt ans.
Cette nouvelle philosophie de jeu va d’abord avoir du mal à se mettre en place. En effet, les premiers résultats sont très inquiétants. L’hémorragie est néanmoins stoppée à partir du mois de décembre et laisse place à une série d’excellents résultats. Cette nouvelle dynamique coïncide avec l’arrivée d’un certain Frans Thijssen, ancien coéquipier de Muhren à Twente. Avec ce transfert, Robson a enfin trouvé la pièce manquante de son puzzle. Ipswich termine à une belle sixième place et se qualifie pour la Coupe UEFA. Les Tractor Boys montent en puissance la saison suivante en terminant à la troisième place de First Division. Mais le fait d’armes majeur de cette saison 1979-1980 reste la réception de Manchester United à Portman Road. Les hommes de Robson sont au sommet de leur art et pulvérisent les Red Devils six à zéro malgré deux penaltys manqués.
Le pinacle du mandat de Robson (1980-1981)
Pour sa douzième saison dans l’East Anglia, l’objectif de Robson est d’emmener ses protégés vers le titre national et européen. En effet, il sait que son équipe n’a jamais été aussi forte et que cette nouvelle saison peut entrer dans l’histoire du club. Ipswich débute parfaitement, restant invaincu lors des quatorze premières rencontres de First Division. La puissance de feu du quatuor Brazil, Wark, Mariner et Gates ravage les défenses adverses. Les quatre hommes enchaînent les buts et Ipswich enchaîne les victoires. Jusqu’au mois de mars, Ipswich caracole en tête du championnat, distançant le champion sortant, Liverpool, de plusieurs points. Cependant, un concurrent inattendu se mêle à la course au titre, Aston Villa.
Sur la scène européenne, l’aventure des Tractor Boys débute par des qualifications contre l’Aris Salonique puis contre les Bohemians de Prague. En huitième de finale, Ipswich hérite du Widzew Lodz, tombeur de Manchester United et de la Juventus Turin aux tours précédents. Néanmoins, les Polonais, menés par Boniek, sont sévèrement battus cinq buts à zéro. Le match retour est anecdotique et Ipswich se qualifie en quart de finale. Une montagne se dresse alors face à eux : Saint-Étienne. Les Verts de Platini, Rep et Battiston apparaissent comme les grands favoris de la compétition. Cependant, devant un Geoffroy-Guichard médusé, Ipswich humilie l’ASSE. Malgré l’ouverture du score de Rep, les Anglais jouent à la perfection chacune de leurs contre-attaques et inscrivent quatre buts, mettant fin à la série de vingt-six ans d’invincibilité des Verts à Geoffroy-Guichard en coupe d’Europe. Ipswich récidive à Portman Road pour se qualifier en demi-finale.
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L’incertitude (1980-1981)
Alors que son équipe marche sur le Royaume et sur l’Europe, Robson va néanmoins être confronté à un énorme problème. En lice sur tous les tableaux, Ipswich fait face à un calendrier dantesque, obligeant les joueurs à jouer tous les trois jours. L’effectif restreint ne permet pas d’effectuer de rotation et la fatigue se fait ressentir. Les défaites s’accumulent à partir du mois de mars, donnant à Aston Villa l’avantage dans cette course au titre effrénée. Le 14 avril, les deux prétendants à la couronne s’affrontent dans un Villa Park incandescent. Les Villans se sabordent et permettent aux Tractor Boys de reprendre la tête du championnat. Mais ce match n’est qu’un simple regain. La fatigue aura finalement raison des hommes de Robson qui s’inclinent à quatre reprises lors des cinq derniers matchs, offrant le titre à Aston Villa.
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Les nuits européennes réservent au club du Suffolk des rencontres d’anthologie. Pour cette demi-finale de Coupe UEFA, Ipswich retrouve Cologne. Les Allemands, tombeur du FC Barcelone, disposent de plusieurs internationaux à l’instar de Schumacher, Bonhoff ou Littbarski. La première confrontation, à Portman Road, est très serrée, les deux équipes faisant jeu égal. Le seul éclair de la rencontre provient de l’inévitable Wark, qui inscrit le but de la victoire d’une tête rageuse. Lors du match retour, les protégés de Robson vont livrer une incroyable performance défensive, repoussant chacune des incursions allemandes. Dominateurs dans les duels, les Anglais remportent même la rencontre, Butcher reprenant victorieusement un centre de Mills pour qualifier son équipe en finale.
Pour l’Histoire (20 mai 1981)
Pour cette grande finale, Ipswich fait face à l’AZ Alkmaar, dans une double confrontation. La première manche, dans la forteresse de Portman Road, va s’avérer décisive. En effet, les Tractor Boys offrent une performance magistrale et s’imposent trois buts à zéro grâce à des buts de Wark, Thijssen et Mariner. Cependant, Robson sait que son équipe reste fragile à l’extérieur et qu’elle n’est pas à l’abri d’un retour des Néerlandais. À Amsterdam, Robson opte pour une tactique osée. Conscient de la force de frappe de son attaque, il décide de ne pas laisser le jeu aux Néerlandais. Ipswich surprend d’entrée son adversaire grâce à une magnifique reprise de volée de Thijssen. Les joueurs de l’AZ Alkmaar réagissent rapidement en inscrivant deux buts. L’espoir renaît alors à Amsterdam.
Wark vient d’abord calmer les ardeurs des Néerlandais, en inscrivant son quatorzième but de la compétition. Mais l’AZ Alkmaar n’abdique pas et reprend l’avantage avant la pause. Au retour des vestiaires, les Anglais paraissent émoussés et sont largement dominés par leurs adversaires. Dans les cages, Cooper réalise quelques arrêts de grande classe pour éviter le retour des Kaaskoppen. Cependant, il ne peut rien sur le somptueux coup-franc de Jonker. Malgré les offensives adverses, les hommes de Robson tiennent bon et remportent la Coupe UEFA. Une consécration pour le manager anglais, mais aussi le fruit de douze ans de travail acharné pour mener son équipe vers les sommets.
Fort de son succès, Robson quittera le Suffolk pour prendre les rênes des Three Lions. L’Anglais parcourt ensuite l’Europe à la recherche de nouveaux challenges. Manager respecté et admiré, il deviendra le mentor d’un certain José Mourinho, qu’il emmènera avec lui du côté du FC Porto et du FC Barcelone. L’édifice bâti par Robson à Ipswich ne survivra pas à son départ, le club du Suffolk tombant petit à petit dans l’oubli. Néanmoins, les Tractor Boys tiennent peut-être, avec leur nouveau manager Kieran McKenna, l’homme providentiel capable de ramener le club vers le succès. Laissons seulement le temps faire son œuvre.
Sources :
-Steve Curry, « Sir Bobby Robson’s Ipswich side brought sophistication to Suffolk« , Daily Mail
-Steven Pye, « When Bobby Robson led Ipswich to UEFA glory 40 years ago« , The Guardian
-Dominic Hougham, « Bobby Robson, Ipswich Town and a brutal quest for the 1981 treble« , These Football Times
-Somnath Sengupta, « Remembering Ipswich Town’s odyssey in Europe under Bobby Robson« , These Football Times
-Bikash Mohapatra, « How the underrated Arnold Muhren became one of Europe’s most decorated footballeurs« , These Football Times
-Jon Townsend « Sir Bobby Robson : Football’s finest man« , These Football Times
-« Good Bye Sir Bobby Robson !!!« , So Foot
Crédits photos : Icon Sport