Il est des entraîneurs auxquels le football semble sourire. Pour ceux-là, les succès semblent s’enchaîner en leur étant toujours promis, et le travail qu’ils accomplissent est fréquemment couronné de lauriers. De ces coaches, on pense immédiatement à Zinédine Zidane, à qui deux saisons et demie sur le banc du Real Madrid ont suffi pour glaner trois Ligue des Champions, graal ultime de tout joueur et entraîneur. Puis il y a les autres. Plus nombreux, peut-être moins chanceux, et dont le travail, la souffrance et les échecs ne sont parfois récompensés que tardivement, si ce n’est pas du tout. Jürgen Klopp, assurément, est de ceux-là.
Le coach allemand de Liverpool a, cette année, conduit son équipe au bout d’une saison épique et époustouflante, en menant une lutte acharnée pour le titre avec Manchester City, et surtout en offrant aux supporters des Reds le plus prestigieux des triomphes européens. Toutefois, sa carrière dans le football, que ce soit en tant que joueur ou en tant que coach, n’a pas toujours été celle du grand champion. Revenons sur les pas d’une longue carrière pas toujours simple et d’une évolution tactique déterminante, pour faire de Jürgen Klopp le grand entraîneur qu’il est aujourd’hui.
Un joueur limité mais studieux
Si la carrière de joueur de Jürgen Klopp n’est pas des plus mémorables, elle marque néanmoins le début de l’histoire entre l’Allemand et son club du FSV Mainz 05. Après avoir été refusé par le club de sa ville natale, Stuttgart, Klopp se tourne vers des études en business du sport, avant de se voir finalement offrir un contrat professionnel à Mayence, alors qu’il était déjà âgé de 23 ans. Il passe onze saisons au FSV Mainz 05, entre 1990 et 2001, mais ne connaît jamais la Bundesliga, le club restant cantonné en Bundesliga 2. Du joueur Jürgen Klopp, on ne retient pas grand-chose, si ce n’est un certain nombre de reprises de volée spectaculaires dont les supporters se souviennent encore. Jamais un joueur brillant, Klopp préfère observer, comprendre le jeu, le coach allemand s’amuse même : « J’avais le talent d’un joueur de quatrième division, et l’esprit d’un joueur de première division. J’étais donc à ma place en Bundesliga 2 ». Une Bundesliga 2 qui semble coller à la peau du joueur, puisque Klopp est, encore aujourd’hui, le recordman de matchs joués en deuxième division allemande (325 parties). Le FSV Mainz 05 manque plusieurs fois la promotion au cours de la carrière de joueur de Klopp, finissant souvent à la quatrième place, si près mais pourtant si loin de la montée rêvée. Pire encore pour le joueur, il est le triste responsable de l’échec de 1997 lorsque Mainz, alors quatrième de Bundesliga 2, affronte Wolfsburg, troisième, pour le compte de la dernière journée de championnat. Une victoire pour les Nullfünfer aurait alors été synonyme de promotion. La partie résulte en un score fleuve de 5 buts à 4 pour Wolfsburg. Klopp, en toute fin de match, perd la balle qui permet à Wolfsburg de marquer son cinquième but, mettant fin aux espoirs d’une équipe de Mainz déjà réduite à dix.
Jürgen Klopp raccroche les crampons au cours de la saison 2000-2001. Il les troque immédiatement pour une paire de lunettes, et un rôle d’entraîneur. Et quel meilleur endroit pour commencer cette nouvelle carrière que son club de Mainz, où il avait déjà passé tant d’années ?
Le football explosif d’un coach impétueux
Au cours de ses années de joueur à Mayence, Jürgen Klopp fait la rencontre de Željko Buvač, qui a joué au club entre 1992 et 1995. Comme l’Allemand, le Serbo-Croate se dirige vers une carrière d’entraîneur après avoir quitté les terrains. Lorsque Klopp obtient son diplôme en sciences du sport à l’Université Goethe de Francfort, après avoir conduit une thèse sur la marche sur le terrain, il s’associe à Buvač et fait de celui-ci son entraîneur adjoint. Les deux amis prennent, au milieu de la saison 2000-2001, la tête d’un FSV Mainz relégable, mais dont les objectifs n’ont pas changé entre le passage de Klopp du gazon au banc : la promotion en Bundesliga. Klopp gagne six de ses sept premiers matchs, positionnant le club à la quatorzième position, qui le sauve de la relégation.
Mainz finit deux fois à la quatrième place lors des deux premières saisons pleines de Klopp sur son banc, et manque donc à rien d’être promu en première division, comme une malédiction qui semble suivre l’Allemand. Cependant, ces deux premières expériences lui permettent de développer deux éléments qui le définissent encore en tant que coach : son charisme (que cela soit avec les joueurs ou avec les supporters) et son sens tactique.
À la fin de l’édition 2002-2003, sa seconde saison conclue à la quatrième place de Bundesliga 2, Klopp prend le microphone en plein centre-ville de Mayence, et annonce devant 10 000 supporters : « Nous allons prouver qu’il est possible de se relever de tels échecs », avant d’encourager les fans à se rendre au premier entraînement de la prochaine saison aussi nombreux que possible. Là encore, 10 000 personnes se déplacent à la reprise de l’entraînement de l’équipe à l’été 2003. Comme le dit Michael Gallway dans Football Chronicle : « Klopp a transformé une ville dont le principal loisir était le carnaval, et qui ne s’intéressait que peu au football, en une base passionnée sur laquelle le club de Mainz put grandir ». Ces déclarations enthousiasmantes, souvent faites au micro devant des foules de nombreux supporters, sont devenues monnaie courante chez celui que les supporters de Mayence, déjà en 2003, surnomment affectueusement « Kloppo ».
Sur le plan tactique, Klopp et Buvač grandissent ensemble sur le banc de Mainz, et posent les premières pierres d’un édifice important qu’ils construisent au cours de leur longue collaboration. Sur cet aspect, le rôle de l’adjoint serbo-croate n’est pas à négliger. L’Allemand dit lui-même : « De nous deux, Željko est le cerveau. Moi, je suis plus le cœur, celui qui donne de la motivation aux joueurs dans le vestiaire ». Modeste, certes, cette déclaration montre tout de même l’importance de l’adjoint de Klopp, qui gère une bonne partie du recrutement (et le budget de Mainz ne lui laisse pas de droit à l’erreur), et des tactiques sur le terrain. Ensemble, les deux hommes popularisent un style de football agressif baptisé Gegenpressing (contre-pressing), apparu pour la première fois avec le football soviétique et hollandais des années 1960, puis développé dans le football anglais vers la moitié des années 1970. Le Gegenpressing consiste en un harcèlement et un encerclement du porteur de ballon par plusieurs joueurs, laissant volontairement des joueurs adverses démarqués. Ainsi, le joueur attaqué n’aura ni le temps, ni la possibilité d’effectuer une passe correcte à ces joueurs seuls, et perdra le ballon au pressing, permettant la construction d’une attaque rapide sur ce second ballon. Ce style de football demande aux joueurs des efforts répétés et intensifs. Klopp et Buvač n’hésitent pas à employer des méthodes d’entraînement particulières. L’exercice du penalty sur un mur de pierre, par exemple, afin de générer des rebonds aléatoires du ballon que les joueurs doivent jouer au plus vite, comme si le gardien adverse était parvenu à contrer le tir au but et qu’il fallait marquer sur la deuxième tentative. Raphael Honigstein, dans sa biographie de Jürgen Klopp (Klopp, Bring the Noise, Paperback, 2017), cite ce dernier en ces termes : « Nous voulons courir sans cesse, c’est notre crédo. Nous somme l’avant-garde de tous les mecs au pub. Ils veulent nous voir courir et nous battre pour le maillot. Si un gars quitte le stade en pensant ‘Ils auraient dû courir plus et être plus combatifs aujourd’hui’, c’est qu’on a complètement raté ».
La saison 2003-2004 est celle de la réussite tant attendue pour « Kloppo ». Il mène son Mainz à la troisième place de Bundesliga 2, et obtient enfin la promotion en première division. Une réussite dont il parle encore aujourd’hui, après son récent sacre en Ligue des Champions avec Liverpool, comme de son plus grand succès en tant que coach : « Nous avions une petite équipe, de puissants adversaires. Ce que j’ai fait à Mainz en 2004 ne peut pas être égalé pour moi ». Bien qu’étant l’équipe au plus petit budget et stade de la Bundesliga, le Mainz de Klopp finit ses deux premières saisons dans l’élite (2004-2005 et 2005-2006) à la onzième place du classement. Mieux encore, le club est qualifié pour la Coupe UEFA (ancêtre de l’actuelle Europa League) 2005-06, via le critère du fair-play alors en place. L’équipe est éliminée lors des tours préliminaires, par un Séville qui s’en va gagner la coupe cette année-là. La saison 2006-2007 est moins heureuse pour Jürgen Klopp et son équipe qui, relégués, se voient reprendre le triste chemin de la Bundesliga 2. À cette occasion, l’entraîneur juge bon de reprendre le microphone, et annonce au stade entier : « Nous reviendrons ! Aucun doute là-dessus ». Le président de Mainz, Christian Heidel, témoigne de cet événement : « La foule commença à célébrer une relégation comme si on venait de gagner le championnat. »
La remontée du club en Bundesliga se fait en 2009, sans Jürgen Klopp, qui quitte le club à la fin de l’exercice 2007-2008, où il n’avait pas réussi à obtenir la promotion. Les adieux entre Klopp et Mainz, amants de longue date, se font dans un stade puis dans une ville pleins à craquer de supporters larmoyants scandant le nom de leur coach adoré.
Klopp prend alors la direction de l’un des plus grands clubs de Bundesliga : le Borussia Dortmund. Il ramène dans ses valises certains de ses joueurs clés à Mayence, notamment Neven Subotić, mais surtout son adjoint Željko Buvač, et bâtit une équipe solide, complètement dévouée à jouer son football. Les lignes de la longue carrière d’entraîneur de Klopp qui suivent sont déjà plus connues. Dès sa première saison, il gagne la Supercoupe d’Allemagne face au Bayern Münich (2-1), avant de gagner le championnat en 2011, laissant ce même Bayern Münich à la troisième place, impuissant devant le football rapide et agressif de Jürgen Klopp, sublimé par des joueurs de classe mondiale tels que Robert Lewandowski, Mats Hummels ou encore Mario Götze. « Kloppo » défend son titre de champion l’année d’après, en finissant encore à la première place de la Bundesliga. Cerise sur le gâteau, Dortmund bat le Bayern Münich dans la finale de la Coupe d’Allemagne (la DFB-Pokal), par un tranchant 5-2. L’Allemand donne au jaune du Borussia Dortmund des teintes dorées. Double champion d’Allemagne, Jürgen Klopp tourne alors son attention vers l’Europe, qui ne lui a pas encore sourit. Moins brillant en championnat au cours de la saison 2012-2013, le Dortmund de Klopp s’illustre en Ligue des Champions, notamment en battant le prestigieux Real Madrid en demi-finale. En finale, au mythique stade de Wembley, son équipe rencontre un Bayern Münich redevenu champion d’Allemagne et revanchard des récents échecs que lui a infligé Klopp. La coupe échappe à ce dernier à la 89e minute, lorsque Arjen Robben assène un coup fatal à son équipe en marquant le but du 2-1. De là, la suite et fin de son aventure à Dortmund est moins belle : plus jamais champion d’Allemagne, Klopp ne connaît plus qu’un succès en gagnant une Supercoupe en 2014, mais enchaîne les échecs décevants, que cela soit en Europe ou sur la scène nationale. A la fin de la saison 2014-2015, Klopp annonce qu’il quitte le club. Même scénario qu’à Mayence : stade en larmes, chants et hommages à l’entraîneur, ému devant un « mur jaune » le remerciant pour tout ce qu’il leur a apporté.
Lors de ses années à Dortmund, Klopp joue son football Gegenpressing le plus impressionnant et le plus explosif. Il en fait son style propre, et encore aujourd’hui on associe cette tactique au tacticien allemand, qui n’en est pourtant pas l’inventeur. Lors d’une conférence de presse tenue en 2013 avant un match de C1 opposant son équipe à l’Arsenal d’Arsène Wenger, Klopp compare le football joué par le coach français à de la musique classique : « Il aime avoir le ballon, jouer au football, faire des passes… c’est comme un orchestre. Mais c’est une chanson silencieuse. Moi, j’aime le Heavy Metal ». Ce football « heavy metal » devient typique de Klopp. Un football intense, pensé pour le plaisir du public et pour la réalisation de prouesses tactiques mais aussi physiques, donnant lieu à des matchs spectaculaires, et légendaires.
Le point commun entre Dortmund et Liverpool ? Un certain chant, propre au club anglais, résonne chaque semaine dans les travées du stade jaune et noir. Voir aussi : https://lecorner.blog/2019/07/16/lorigine-et-lhistoire-des-chants-danfield/
La suite, on la connaît. Klopp débarque à Liverpool en 2015, toujours accompagné de Željko Buvač (qui quitte le club en 2018 pour des raisons personnelles), atteint la finale de l’Europa League sans pouvoir se défaire de Séville, développe une équipe rapide et explosive semblable à celle de son Dortmund, lutte sans succès (pour l’instant) pour le titre face à un Manchester City pantagruélique, mais atteint la finale de la Ligue des Champions pour la deuxième et troisième fois de sa carrière en 2018 et en 2019, finissant par soulever le trophée, après avoir vaincu Tottenham à Madrid. Une belle façon pour le coach de briser une réputation de « loser magnifique », habitué à atteindre les finales européennes sans jamais parvenir à les gagner. L’évolution tactique du Liverpool de Klopp demande à être étudiée avec plus de recul que les quelques semaines qui nous séparent du sacre européen des Reds. Cependant, on constate que, si lors des premières saisons de l’Allemand sur le banc du club de la Mersey, le football proposé était dans la continuité de ce football « heavy metal » si particulier et plaisant à voir jouer, la saison 2018-2019 a vu Jürgen Klopp plus pragmatique, proposant parfois moins de spectacle, mais allant chercher des résultats plus réguliers, plus sérieux. Peut-être que le coach « heavy metal » du football s’assagira avec le temps et développera un nouveau football, différent de ce qu’il a pu faire en Allemagne ou même en Angleterre, afin de glaner de nouveaux titres qui porteront plus haut encore son zénith.
Jürgen Klopp a connu une longue et difficile carrière d’entraîneur, à l’image des années qu’il a passées sur le terrain, dans son club de Mainz. Il a, avec l’aide précieuse d’un intelligent et fidèle adjoint en la personne de Željko Buvač, développé l’un des styles de football les plus attractifs et les plus spectaculaires qui soit, remportant successivement les titres les plus prestigieux d’Allemagne puis d’Europe. Mais Jürgen Klopp n’est pas qu’un homme au palmarès bien garni. Il est aussi un fier représentant d’un football populaire, proche des supporters et de leurs différentes sensibilités, qui n’oublie pas que le sport doit avant tout être un spectacle, et une joie pour quiconque le regarde et le vit, ne serait-ce qu’avec la moitié de sa propre passion.