Lors de tous les matchs du Real à domicile, une légende du club voit un chant à sa gloire monter des tribunes à la septième minute. Sept comme son numéro de maillot. Cristiano Ronaldo ? Niet. Raul ? Que nenni. Butragueño ? Pas plus. Puskas ? Kopa ? Di Stefano ? Gento ? Toujours pas… Ce joueur, c’est Juanito. Un taureau furieux dont le style guerrier semble aux antipodes de l’élégance prônée par le madridismo. Et pourtant, Bernabéu l’aima autant que lui aima le Real.
8 Avril 1987. Double tenant de la Coupe de l’UEFA, le Real s’avance sur la pelouse de l’Olympiastadion de Munich pour affronter le grand Bayern en demi-finale de Coupe des clubs champions. Mais le match tourne vite à la démonstration munichoise puisque les Bavarois mènent 3-0 au bout de 35 minutes. La tension monte chez les Madrilènes, les coups discrets sont de sortie. Jusqu’au moment où la star allemande Lothar Matthäus a la mauvaise idée de répondre. Un joueur madrilène lui rend alors la politesse avec un coup de pied dans le dos à terre, avant de lui écraser ses crampons sur le visage. Ce joueur s’appelle Juanito. Il est l’idole des fans du club. Et vient, même s’il l’ignore encore, de sceller la fin de l’idylle avec le club de sa vie.
Juan Gómez González « Juanito » est originaire de la région de Malaga, où il voit le jour en 1954. Il débute le football dans des clubs amateurs de sa région et se fait vite remarquer. Petit, il ne mesure qu’un mètre soixante-neuf. Mais teigneux, c’est un attaquant accrocheur à une époque où les défenseurs espagnols ne font pas dans la dentelle.
Aux antipodes du madridismo
Au début des années 70, il est repéré par les dirigeants de l’Atlético de Madrid qui lui font intégrer les catégories de jeunes du club en 1971. Après une saison chez les jeunes, il doit effectuer ses débuts pros lors de la saison 1972-73. Mais une fracture du tibia met fin à ses rêves de gloire chez les Colchoneros.
Il rebondit alors à Burgos, en deuxième division. Trois saisons au cours desquelles il s’impose dans l’effectif et finit par être un titulaire indiscutable lors de la saison 1975-76 qui voit le CD Burgos remonter en première division.
Auteur de neuf buts en 32 matchs, Juanito permet à son club d’obtenir le maintien. Mais ses performances n’ont laissé personne indifférent en Espagne. L’Atlético lui propose un retour. Le Barça est aussi sur les rangs. Mais c’est le Real qui décroche la timbale. « Jouer au Real, c’est comme toucher le ciel » lance-t-il lors de sa signature en 1977.
Spécialiste des « remontadas » avant qu’elles n’existent
L’attaquant décroche trois titres de champion lors de ses trois premières saisons. Si les performances sont là (il score 38 buts en 117 matchs sur ces trois saisons), Juanito semble pourtant l’antithèse intégrale de la noblesse de comportement que se plaisent à mettre en avant les dirigeants madrilènes.
En 1978, perdant ses nerfs lors d’un match de Coupe des clubs champions perdu face aux Grasshoppers de Zürich, il perd ses nerfs et gifle l’arbitre. Ce qui lui vaut deux ans de suspension.
Pourtant, le public s’attache à ce joueur tenace, qui n’abandonne jamais. « Il y a une sorte de schizophrénie du club entre le fait de prôner le señorio, cette attitude chevaleresque, mélange de fair-play, de bonne éducation, de supériorité morale sur les autres clubs que peu de joueurs peuvent incarner et celui d’adorer des joueurs impétueux qui sont tout le contraire. » dira Eduardo Gonzalez Calleja, historien spécialiste du Real.
Car de cette tenacité va aussi naître, après son retour de suspension, ce qui sera la marque de fabrique de Juanito : les remontées héroïques en coupe d’Europe après un nul ou une défaite au match aller.
Cela commence en 1982-83 lors de la Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe. En seizièmes, Baia Mare, tenant de la Coupe de Roumanie, vole en éclats 5-2 au match retour à Bernabeu après avoir obtenu le nul 0-0 à l’aller. Lors des quarts, c’est l’Inter qui obtient le nul 1-1 avant d’aller perdre 2-1 à Madrid. Enfin, en demies, c’est l’Austria Vienne qui laisser ses illusions à Madrid lors d’une défaite 3-1 après un nul 2-2 à l’aller.
Si le Real de Juanito doit laisser en finale la coupe aux Ecossais d’Aberdeen, entraînés par Alex (pas encore Sir) Ferguson, la légende est née. Il n’abdique jamais tant qu’il y a des raisons d’y croire.
Leader mental de la quinta del buitre
Si en 1983-84, le Real se fait sortir dès le premier tour. En 1984-85, une nouvelle génération de jeunes joueurs talentueux intègre l’effectif du Real. La fameuse Quinta del Buitre (la quinte du vautour), dénommée ainsi en hommage au surnom de son leader technique : Emilio Butragueño. Mais si ce dernier en est le leader footbalistique, Juanito en est l’âme et le leader mental.
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Enfin armé d’une équipe à la dimension de ses ambitions après sept saisons au Real, Juanito peut enfin espérer décrocher le graal européen que sa rage de vaincre mérite.
La campagne de Coupe UEFA 1984-85 sera un modèle du genre. A part les trente-deuxièmes et les quarts, le Real va passer tous les tours jusqu’à la finale après avoir perdu à l’aller. Rijeka gagne 3-1 à l’aller et tient le 0-0 à l’heure de jeu au retour en seizièmes ? Qu’à cela ne tienne, Juanito sonne la charge en ouvrant le score. Santillana et Valdano font le reste. 4-3 pour le Real en score cumulé.
En huitièmes, c’est encore plus impressionnant. Les Belges d’Anderlecht pensent avoir fait le plus dur en gagnant 3-0 à l’aller ? A une époque où le terme de « remontada » n’existe pas encore, le Real attaque le retour pied au plancher avec un but de Sanchis dès la deuxième minute. Suivi d’un hat-trick de Butragueño et d’un doublé de Valdano. Score final, 6-1 et 6-4 en cumulé.
En demie, le Real s’incline 2-0 à San Siro face à l’Inter lors du match aller. Dans le couloir du vestiaire après la rencontre, Juan Gómez González aura ces mots demeurés légendaires envers l’un des joueurs nerrazzuri : « Crois-moi, 90 minutes au Bernabeu, c’est très très long…» L’Inter s’incline 3-0 au retour.
La finale (encore disputée en mode aller-retour à l’époque) fera exception à la règle. Les modestes hongrois de Videoton sont étrillés 3-0 dès le match aller. Et Juanito peut caresser son premier sacre européen.
En 1985-86, quasiment le même scénario. A part les seizièmes et les quarts, le Real de Juanito atteint la finale en ayant perdu tous ses matchs aller.
L’AEK Athènes sort dès les trente-deuxièmes sur un déculottée 5-0 à Madrid après avoir gagné 1-0 à l’aller. En huitièmes, encore plus impensable : alors que Mönchengladbach a gagné 5-1 à l’aller, le Real renverse la vapeur 4-0 au retour au bénéfice de son but à l’extérieur, avec le but vainqueur de Santillana marqué à la 89ème minute.
Et après une victoire sans trop trembler face à Neuchatel Xamax en quarts, le Real arrive en demies pour y retrouver… l’Inter. Nouvelle victoire interiste à l’aller 3-1. Au retour, il faudra en rajouter une couche. Après une victoire 3-1 qui l’envoie en prolongation, le Real rajoute deux buts et retourne en finale.
Finale qui, là encore, sera quasi pliée dès le match aller avec une victoire 5-1. Le Real entre dans le club fermé des clubs ayant conservé leur Coupe UEFA. Triomphe doublé d’un titre de champion d’Espagne.
La fin dans l’anonymat
Pourtant la question se pose : pourquoi la mémoire collective attribue-t-elle une telle part de ces victoires à Juanito ? Il marque rarement lors de ces remontées fantastiques. Il est très bon dribbleur mais pas non plus artiste immanquable. L’attaquant merengue ne porte même pas le brassard de capitaine, attribué à Jose Antonio Camacho. Mais le public lui savait gré de tout donner. Rempli de détermination comme peu d’autres, il était celui qui poussait des coéquipiers peut-être plus talentueux que lui, notamment Santillana et Butragueño, à aller au bout d’eux-mêmes.
Au-delà de ça, Juanito fût peut-être le joueur le plus en phase avec son époque. Fêtard impénitent dans une Espagne qui se découvrait démocratique, il brûla la chandelle par les deux bouts. Le Real le sanctionnera d’ailleurs un jour pour être allé combattre des taureaux dans l’arène. Il n’hésitait pas non plus à glorifier les Ultras Sur madrilènes alors balbutiants. Notamment en expliquant qu’il serait des leurs s’il n’était pas joueur. C’est sans doute tout cela, plus que ses performances pures, qui a contribué à le rendre aussi populaire.
Pourtant, quand la saison 1986-87 débute, Juanito se sait sur la fin. Il a 32 ans, n’est pas le joueur le plus performant de l’effectif et la Quinta del Buitre prend clairement le pouvoir sur l’équipe. Plus encore, si tout le monde lui est reconnaissant du supplément d’âme qu’il a amené sur les dernières saisons, tout le monde voit aussi que ses moyennes statistiques baissent de plus en plus.
Le pétage de plombs face aux Bayern sera son chant du cygne à l’issue d’une saison qu’il bouclera avec un seul but au compteur.
Il se relance alors à Malaga, qu’il contribue à faire remonter en première division, et termine sa carrière en troisième division à Los Boliches lors de la saison 1990-91. Il faut rajouter à cela deux Coupes du monde (1978 et 1982) et un Euro (1980) disputé avec l’équipe nationale d’Espagne.
Sans le sou après avoir passé une vie entière à dépenser sans compter hors des pelouses, il accepte le poste d’entraîneur du club de Merida en troisième division. Le 2 avril 1992, il part en voiture voir jouer « son » Real face au Torino, où évolue son ancien coéquipier Rafael Martin Vazquez. Au retour, il s’endort au volant et se tue contre un arbre, à seulement 37 ans.
Légende du plus grand club du monde sans être une légende du football, Juanito demeure de ces joueurs atypiques dont le public s’entiche parfois sans trop savoir pourquoi, ni comment. Joueur plus volontaire que talentueux, il demeure en tous cas la preuve que le mental comble, parfois, beaucoup de lacunes.
Sources :
- Arthur Jeanne, « La dernière folie de Juanito », So Foot, 19 mai 2020
- « Le Real Madrid veut invoquer l’esprit de Juanito », Eurosport, 30 avril 2013
Crédits photos : Icon Sport