Véritable sous-culture dotée de ses propres codes, de ses symboles et de ses pratiques élaborées autour du match de football mais valant pour elles-mêmes, la culture ultra est souvent mal comprise et par conséquent mal interprétée par les médias. Cette incompréhension des pratiques de jeunes gens remuants et démonstratifs, accolée à la violence prêtée aux supporters radicaux dont font partie les ultras a amené bon nombre de journalistes, dès les années 1980-1990, à adopter une attitude de défiance vis-à-vis de ces derniers. A leur tour, les ultras se méfièrent des journalistes et cette attitude de défiance partagée demeure en grande partie vraie jusqu’à aujourd’hui.
En mai 1985, avec le drame du Heysel, les violences autour du football commencent à trouver un écho dans les médias et à inquiéter. A partir de ce moment, et pour reprendre les mots de Patrick Mignon, on a affaire à une véritable « panique morale » au niveau des médias et des pouvoirs publics. C’est à partir de 1985 que les termes « hooligans » et « hooliganisme » entrent dans le langage commun, en Europe continentale, alors que c’est un phénomène déjà étudié au Royaume-Uni.
Or, cette date coïncide avec l’apparition du mouvement ultra en France. Autre type de supportérisme radical, d’origine italienne, le supportérisme ultra se différencie bien, par ses pratiques, du hooliganisme britannique. En 1984-85, de futurs grands groupes ultras naissent en France. Du côté de Marseille tout d’abord, le 31 août 1984, avec la fondation du Commando Ultra. Puis l’année suivante à Paris et Nice où apparaissent respectivement les Boulogne Boys et la Brigade Sud Nice. Se télescopant avec l’actualité dramatique du Heysel, drame au cours duquel la responsabilité des hooligans britanniques est établie – mais pas exclusive – l’apparition de ces groupes prônant un supportérisme radical sera mal interprétée. C’est le point de départ de décennies d’incompréhension.
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Défiance envers les ultras
Après des débuts timides – les ultras se comptaient en dizaines, au mieux en centaines, dans les années 1980 – le Paysage Ultra Français (le PUF), s’affirme au cours des années 1990. D’une part, les groupes pionniers ont pris en importance – numérique et qualitative – d’autre part ils ont inspiré d’autres jeunes supporters à adopter leurs pratiques et leurs codes, que ça soit au sein de leur propre stade – les grands clubs ayant plusieurs groupes ultras – ou en dehors des frontières de ces grandes villes. En effet, la culture ultra essaime. Chaque ville comptant un club de plus ou moins grande importance tend à avoir son groupe ultra, parfois très modeste. C’est souvent dans ces villes de petite taille que le mouvement a le plus de maille à partir avec la presse locale. Ainsi de Guingamp, ville où est né dès 1993 le Kop Rouge, groupe ultra toujours actif en 2020. Malgré cette longévité, des représentants de la scène supportériste guigampaise déclaraient en 2003 au Douzième Homme, fanzine généraliste, leur difficulté à se revendiquer ultras, tant la défiance envers le mouvement est forte dans la presse locale, principalement par la faute de l’image violente qui pèse sur le mouvement ultra. Ainsi, on apprend qu’un article de la presse locale s’intitulait « Lutter contre les futurs ultras ».
Ce même sentiment de défiance, ou du moins d’incompréhension, se retrouve plus à l’Est, à Sochaux. Nous sommes toujours en 2003 et les Joyriders se plaignent de cette « presse locale qui ne cesse de critiquer nos actes et de déformer nos paroles ». Au sein de leur fanzine – Wurtemberg – ils citent deux articles de presse les concernant. Le premier article est négatif puisqu’il revient sur les incidents survenus en marge d’un Sochaux-Lille, à l’issu duquel des Sochaliens ont attaqué un minibus de supporters lillois après qu’un des leurs ait reçu un coup de poing, plus tôt dans la journée. La journaliste revient donc sur ces incidents qui, regrette-t-elle, « n’honorent pas le ballon rond » . L’autre article reproduit par les Joyriders est en fait un reportage réalisé au sein du groupe – avec l’accord de celui-ci selon toute vraisemblance. Cet article est intéressant puisqu’en quelques lignes et grâce à l’ouverture des ultras locaux, il parvient à faire comprendre à ses lecteurs les principales caractéristiques d’un groupe ultra. Est relevé l’esprit rebelle et contestataire des Joyriders, leur indépendance financière leur permettant de rester critiques vis-à-vis du club. La violence n’est pas cachée puisqu’est révélée l’importance symbolique de la bâche et la pratique du vol de bâches au sein du monde ultra. Ainsi, ce second article, nuancé et sans a priori, prouve que les relations peuvent aussi être bonnes entre ultras et journalistes, à partir du moment où il y a de la bonne volonté des deux côtés.
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La violence, centrale ou marginale ?
Les supporters ultras reprochent souvent aux journalistes de se concentrer sur une partie de leurs activités, la violence – marginale – plutôt que sur les animations – centrales. Ainsi, en 1992, revenant sur un bouillant PSG-PAOK, un rédacteur de Sup’ Mag, fanzine généraliste, revient sur la performance remarquable des tribunes parisiennes ce soir-là et regrette que la presse ne mette pas en valeur ce côté-là des tribunes parisiennes : « un autre visage des supporters parisiens : enthousiastes, fantastiques et pleins de vigueur ». D’ailleurs, quinze jours plus tard, les supporters parisiens ne se déplacèrent pas en Grèce, après deux semaines de tension dans les médias qui préviennent que l’ambiance va être très délétère avec un langage guerrier : « guerre », « combat », « violence », fanatisme ». Le fait est que les supporters grecs feront en effet montre de beaucoup de violence en saccageant leur tribune et en s’en prenant aux forces de l’ordre. Les supporters du PAOK en avaient alors après leurs dirigeants et leurs joueurs et furent sévèrement punis avec la dissolution de l’ensemble des groupes de supporters par la direction.
20 ans plus tard, ce sont des motivations similaires qui poussèrent les Ultras Auxerre, dont le club s’apprêtait à descendre en seconde division, à manifester leur ras-le-bol à l’occasion du choc des extrêmes face au champion montpelliérain à l’Abbé-Deschamps. La méthode utilisée était cependant moins violente que celle de leurs homologues grecs : d’abord une salve de lancées de tomates, kiwis et balles de tennis, ainsi que des banderoles marquant leur déception et leur hostilité envers la direction et les joueurs, le tout suscitant une première interruption du match ; ensuite, un craquage de fumigènes et une nouvelle banderole. Seulement, un fumigène eut le malheur de finir aux pieds de Joffrey Jourdren – le gardien montpelliérain – suscitant une seconde interruption du match. Ce fumigène lancé sur la pelouse n’était pas prévu par la direction des Ultras Auxerre mais il fut l’étincelle qui allait enflammer la presse pour clouer sur le pilori le groupe de supporters pour les incidents qu’ils avaient suscité. Pourtant, ce « happening » avait été annoncé dans L’Equipe dans la semaine, les Ultras déclarant qu’ils préparaient quelque chose pour marquer leur mécontentement après une saison catastrophique des leurs. Perquisition et convocations au commissariat furent le lot des dirigeants du groupe de supporters dans la semaine suivant ces incidents très anecdotiques.
Ainsi, la violence apparaît bien comme le point d’achoppement entre ultras et journalistes. Les journalistes ne manquant pas d’en dénoncer les excès, fantasment parfois aussi son importance au sein du mouvement ultra en surinterprétant certains événements comme ceux de ce Auxerre-Montpellier de 2012. Cependant, cette violence, qui n’est pas l’activité principale des ultras, ceux-ci ne peuvent pas s’en passer. Comme le résume très bien la formule de Nicolas Hourcade – sociologue spécialiste du mouvement ultra – la violence est à la fois centrale et marginale : « Pour les ultras, la violence est autant marginale, car elle est rare et ne concerne que les membres les plus impliqués, que centrale, car elle ne peut être récusée et permet de trancher certains différends. »
La télévision, ennemie honnie
Chez les ultras, un ennemi est identifié à partir de la fin des années 1990 jusqu’à aujourd’hui : la télévision. La cause de cette haine ? L’importance financière prise par les retransmissions télévisées a permis aux chaînes de télévision – souvent payante – de faire pression sur les instances du football dans le but d’obtenir les créneaux horaires qu’elles souhaitaient afin de proposer à leurs abonnés le maximum de football possible dans la semaine. Or, en programmant des matchs des vendredis soirs ou des dimanches soirs, et même depuis peu le lundi soir, les instances pénalisent les supporters actifs – et aussi les autres spectateurs – qui travaillent et préféraient quand les matchs ne se déroulaient qu’en plein weekend. Dans un premier temps, l’ennemi était clairement identifié : Canal+, grand pourvoyeur d’argent dans le football français, était le diffuseur unique du championnat de France. De coups de gueule en lettres ouvertes, la chaîne cryptée en a pris pour son grade. Les Snipers Nancy, dans leur lettre ouverte en 1999, présentent leur combat comme celui des vrais passionnés face aux fossoyeurs du football.
Avec le temps, loin de se résorber, le problème s’aggrave. Des matchs sont reprogrammés à la dernière minute, rendant difficile les locations de bus pour les déplacements, les gros clubs se voient attribuer la case du dimanche soir même lorsque l’affiche n’est pas alléchante, rendant difficile la vie des supporters à distance. En 2005, la Ligue va jusqu’à programmer des rencontres de Coupe de la Ligue le mercredi à 17h, provoquant les foudres du Collectif Virage Sud de Bordeaux : « MERCREDI 17H : TV + LIGUE TUENT LE FOOT ! CVS ».
En 2007, plusieurs groupes ultras français s’allient au sein de la Coordination Nationale des Ultras (CNU). Entre autres chevaux de bataille, la question des horaires de match : dans un communiqué, la CNU dénonce « la toute-puissance des télévisions » qui « décident du jour et de l’heure d’un match de football au détriment des spectateurs ». Une action commune est décidée, détournant un slogan de la LFP (« Allez au stade, ça change tout ») avec des banderoles « Aller au stade ça change… Tout le temps! ». Quelques années plus tard, un autre collectif voit le jour, SOS Ligue 2, qui lutte contre la programmation de matchs le vendredi à 18h45.
On le voit, les relations entre médias et ultras n’ont jamais été très bonnes. Le contexte de l’apparition du supportérisme ultra en France, coïncidant avec le traumatisme du Heysel, fut un point important puisque la question de la violence allait devenir le point d’achoppement entre journalistes et ultras. Cette défiance commune eut plusieurs conséquences. En effet, se coupant des médias, les ultras entrèrent encore plus dans la marginalité et participèrent indirectement à la dégradation de leur image dans l’opinion publique, en refusant par principe toute relation avec les journalistes. Ils en vinrent à créer leurs propres organes de communication, les fameux fanzines, auto-produits, qui leur permirent de s’exprimer sans intermédiaires.
Il conviendrait tout de même de modérer ce conflit ultras-journalistes, deux institutions qui apparaissent irréconciliables. Cet article revient sur des tendances de fond qui parcourent cette relation depuis des décennies mais les exceptions, fort heureusement, existent. Le monde des ultras est loin d’être un bloc monolithique et certains groupes ou bien certains individus se sont à l’occasion ouverts aux journalistes, comme le prouve le petit reportage évoqué plus haut, effectué au sein des Joyriders. De la même manière, tous les journalistes ne sont pas hostiles par principe aux ultras et aveuglés par leurs préjugés. De nombreux journalistes, au cours des dernières décennies, se sont intéressés au mouvement ultra. Parmi eux, citons Philippe Broussard, auteur, dès 1990 (!) d’un livre devenu mythique, Génération Supporter.
Sources :
- Bérangère Ginhoux, « « Liberté pour les ultras » : analyse sociologique des réseaux de compétence des supporters de football en France », dans Aux frontières du football et du politique, Thomas Busset, William Gasparini (dir.), Peter Lang, 2016.
- Nicolas Hourcade, Ludovic Lestrelin, Patrick Mignon, Livre vert du supportérisme. Etat des lieux et propositions d’actions pour le développement du volet préventif de la politique de gestion du supportérisme, Secrétariat d’Etat aux sports, 2010.
- Nicolas Hourcade, « Principes et problèmes de la politique de lutte contre le hooliganisme en France », Archives de politique criminelle, n°32, 2010.
- Patrick Mignon, La passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998.
- Le Douzième Homme, n°9, août 2003.
- Wurtemberg, n°3, avril 2003.
- Anthony Cerveaux et Nicolas Hourcade, « Des « incidents » auxerrois si prévisibles », So Foot, 24 mai 2012.
- La Gazzetta, n°15, janvier-février 1999.
- L’avocat du diable, n°38, novembre 2005.
- Le Figaro, « Foot : les ultras dénoncent la télé », 7 novembre 2008.
- Pierre-Yves Rochecongar, « SOS Ligue 2 », La Nouvelle République, 30 juillet 2012.
- Philippe Broussard, Génération Supporter, Robert Lafont, 1990.
Crédit photos : Icon Sport