Sur les compilations Youtube, l’illusion est parfaite : maillot jaune sur le dos, short bleu sur les cuisses, Jorge González semble porter à merveille la tunique de la Selecão. Ajoutez à cela des dribbles soyeux, une conduite de balle parfaite et le trompe-l’oeil n’en ressort que renforcé. Si l’on prête peu d’attention aux images, sa longue chevelure brune couplée à la facilité technique qu’il dégage pourrait même nous faire penser à Zico. Mais le mirage prend fin dès lors que l’on aperçoit le blason frappant le maillot jaune : celui du Cadiz C.F. Jorge González n’est pas Brésilien mais Salvadorien, ce qui n’enlève rien à sa magie.
Le Salvador a beau, comme chaque pays d’Amérique Latine, considérer le football comme le sport-roi, ce-dernier ne lui a, pendant longtemps, pas bien rendu. D’abord écrasé par ses voisins, le premier match officiel du Salvador ayant été soldé par une défaite 7-0 face au Costa Rica, le plus petit pays d’Amérique centrale doit attendre la fin des années 1960 pour avoir l’occasion d’écrire la plus belle page de son histoire. Le 8 juin 1969 se déroule le match aller du dernier tour de barrage des qualifications pour la Coupe du Monde 1970 entre le Honduras et le Salvador. Mais le contexte politique explosif entre les deux pays prend le dessus sur le spectacle. Depuis la fin des années 1950, l’arrivée de nombreux émigrés Salvadoriens au Honduras exacerbe les tensions entre les deux pays, qui nourrissent une xénophobie réciproque. Quand les joueurs du Salvador arrivent à Tegucicalpa, les supporters adverses sont donc résolus à user de toutes les techniques possibles pour favoriser leur équipe. L’hôtel occupé par les Salvadoriens est visé et la nuit des joueurs est grandement perturbée. Le Honduras remporte ainsi le match aller 1-0 mais s’apprête à subir les mêmes coups bas lors du retour. Alors que le Salvador parvient à prendre sa revanche (3-0), un match d’appui, qui se disputera à Mexico, doit départager les deux nations. Le 27 juin 1979, jour de match, le Honduras rompt ses relations diplomatiques avec le Salvador : le football apparaît déjà secondaire. Si le Salvador remporte le match 3-2 et se qualifie pour la Coupe du Monde pour la première fois de son histoire, c’est le triste spectacle en tribune que l’on retient : des violences éclatent entre les supporters honduriens et salvadoriens, provoquant même quelques morts. Dans les heures qui suivent, plusieurs incidents ont lieu à la frontière entre les deux pays. Quelques semaines plus tard, un avion salvadorien lâche une bombe sur la capitale hondurienne, ouvrant la porte à une guerre extrêmement courte, souvent surnommée “Guerre des cent heures” ou “Guerre du football”. Un an après cette guerre qui aura coûté la vie à près de 3000 personnes, le Salvador est piteusement éliminé du Mondial mexicain après trois défaites (0-3 contre la Belgique, 0-4 contre le Mexique et 0-2 contre l’URSS). On peut alors craindre que pour le Salvador, la potentielle seule participation à une Coupe du Monde de son histoire n’ait été gâchée par ce conflit. Mais heureusement, un gamin de 12 ans s’apprête à changer la tragique destinée footballistique du pays : Jorge Alberto González Barillas.
Du “fils de” au “magicien”
La passion de Jorge González pour le football n’a rien de surprenante : son père, Oscar Ernesto, était de son temps une vedette du championnat salvadorien, brillant sous les couleurs du légendaire, CD Hércules, six fois champion dans les années 1930. Les frères aînés de Jorge, huitième enfant d’Oscar Ernesto, se lancent pour beaucoup avec plus ou moins de succès dans le football de haut niveau. Mais le cadet de la famille est bien le plus talentueux : en 1975, alors qu’il a tout juste 17 ans, il se fait détecter, aidé par son frère Miguel, par l’ANTEL, club de première division salvadorienne. Du haut de ses 18 ans, il fait ses débuts en équipe première, au sein de laquelle il évolue avec Norberto Huezo, qu’il côtoiera plus tard en sélection nationale. Dès la saison 1976-77, il impose véritablement sa marque sur le championnat salvadorien. Les supporters locaux ont le plaisir de découvrir une pépite. Positionné le plus souvent au poste d’ailier ou de meneur de jeu, bien que capable d’occuper la pointe de l’attaque, Jorge González dévoile peu à peu toute sa panoplie. Doté d’une pointe de vitesse impressionnante, le gamin surprend surtout par son bagage technique. Balle au pied, rien ne lui semble impossible, et Jorge efface régulièrement les défenses adverses à coup d’elastico ou autres “Cruyff-turns”. Ses prouesses permettent à l’ANTEL d’assurer un maintien loin d’être acquis d’avance et le “fils de” parvient à se forger un surnom : “El Mago”, à traduire par “le magicien”.
Mais une fois ce maintien acquis, le propriétaire de l’ANTEL se retire et le club est disloqué. Il est encore trop tôt pour que Jorge González quitte le pays et El Mago décide de se tourner vers l’Independiente, qui n’est pas un cador du championnat salvadorien. On se rend d’ailleurs vite compte que Jorge González est bien au-dessus du reste de l’effectif. Le club peine à sortir sa tête de l’eau mais son meneur de jeu, lui, s’affirme comme l’un des meilleurs du pays. En récompense, il honore alors ses premières sélections avec le Salvador, dont il portera 62 fois la tunique. Malgré l’arrivée du jeune magicien, la sélection nationale reste trop juste pour arracher une qualification pour la Coupe du Monde 1978 en Argentine. El Mago en profitera tout de même pour briller sous les yeux des observateurs de tout son continent, puisqu’il sera nommé dans l’équipe-type des phases de qualification.
En club, l’Independiante est donc devenu trop petit pour Jorge, qui après un essai au Mexique décide de continuer l’aventure au Salvador, au CD FAS, équipe qui collectionne déjà cinq titres de champion mais qui n’en a plus gagné depuis près de quinze ans. Là-bas, González va se forger un palmarès impressionnant à l’échelle nationale, asseyant un peu plus encore sa domination sur le football salvadorien. Avec trois titres de champion, son objectif devient plus ambitieux : qualifier son pays pour sa seconde Coupe du Monde. Clin d’oeil de l’histoire, la dernière phase qualificative se tient au Honduras. Cette fois-ci, c’est la tête haute que la Selecta se qualifie pour la Coupe du Monde 1982, qui se tiendra en Espagne. El Mago s’apprête ainsi à conquérir l’Europe.
L’Andalousie découvre un génie
Presque inconnu outre-Atlantique, Jorge González veut profiter de ce voyage à Séville pour se faire un nom en Europe, pendant que sa sélection espère simplement limiter la casse. Le premier match des Cuscatlecos témoigne de l’écart de niveau entre El Mago et le reste de ses coéquipiers : la Hongrie inflige un sévère 10-1 au Salvador mais le joueur du FAS est malgré tout nommé homme du match, éblouissant les observateurs européens de son talent. Après deux nouvelles défaites contre la Belgique (0-1) puis l’Argentine (0-2), où Jorge González rencontre pour la première fois un certain Diego Maradona, le Salvador rentre à la maison. Son meneur de jeu, par contre, ne va pas quitter le Vieux Continent. Quelques semaines plus tôt, alors qu’il disputait en Espagne des matchs amicaux avec sa sélection, le PSG tente de l’enrôler et trouve un accord avec son club. Jorge, lui, refuse d’aller au rendez-vous pour signer son contrat et fait capoter le transfert, craignant les contraintes et la pression d’arriver dans un club qui s’apprête à disputer la Coupe des Coupes dès la saison suivante. Mais le Mondial réussi du magicien lui permet d’attiser les convoitises d’autres clubs européens, l’Atlético Madrid et le Cadiz CF en tête. Encore une fois, par peur des exigences des gros clubs, Jorge González refuse l’Atlético pour signer à Cadiz, qui évolue pourtant en seconde division. Si l’Europe a découvert un génie, elle vient aussi de faire connaissance avec un personnage pas forcément conforme aux attentes du plus haut niveau.
Les dirigeants de Cadiz s’en rendront vite compte : si l’on veut profiter des exploits du Salvadorien, il faut lui accorder certains privilèges. L’un de ses premiers matchs amicaux avec son nouveau club contre le modeste Trebujena en témoigne. Le soir, après le match, les deux clubs organisent un dîner commun entre les joueurs et les staffs des deux camps. En face de Jorge, Rafael Domínguez, défenseur qui a eu la lourde tâche de devoir le marquer toute l’après-midi. El Mago le sait : étant donné les différences d’exigences entre le club amateur et le professionnel, Domínguez a le droit de boire de l’alcool, pas lui. Pour échapper à la surveillance de son entraîneur adjoint, il demande ainsi à son adversaire :
“- Que buvez-vous, mon ami ?
– Du Coca, répondit Rafael.
– Non, vous buvez du rouge.
– Quoi ? Non, je bois du Coca.
– Oui, mais à partir de maintenant, vous demandez du rouge. Alors, tu bois mon Coca et je bois ton rouge.”
L’anecdote illustre bien ce qu’était Jorge González : l’un de ses nombreux talents incroyables pas forcément prêt à accepter certains sacrifices liés aux exigences du haut niveau. Mais le Salvadorien l’assume : “Je sais que je suis irresponsable et non professionnel, et je suis peut-être en train de rater l’occasion de ma vie. Je sais, mais j’ai une chose stupide en tête : je n’aime pas prendre le football comme un travail. Si c’était le cas, ce ne serait pas moi. Je joue juste pour le plaisir”. Heureusement, les déboires du magicien ne lui font pas perdre son talent sous ses nouvelles couleurs. Buteur dès son premier match de championnat, il porte Cadiz sur ses épaules jusqu’à accrocher la promotion en première division. En Espagne, “El Mago” devient “Mágico” González, nom qu’il ne quittera plus. Quelques années plus tôt, aux États-Unis, la NBA découvre “Magic” Johnson, iconique meneur de jeu des Los Angeles Lakers, qui marquera profondément l’histoire de la ligue. Si l’empreinte de Magic sur le basket est nullement comparable à celle de Mágico sur le football, les surnoms collent, dans les deux cas, à la virtuosité avec laquelle ils caressent leurs ballons respectifs.
Pour le retour de Cadiz en Liga, les pieds enchanteurs du Salvadorien font trembler les plus valeureuses défenses d’Espagne. Cependant, ses chevauchées fantastiques, ses dribbles stupéfiants et ses 14 buts ne suffisent pas à maintenir Cadiz en première division. De plus, les dirigeants andalous se lassent des frasques de leur numéro 10, qui enchaîne les soirées interminables et les pannes de réveil. Au dépit des supporters d’El Submarino amarillo, Mágico González doit aller voir ailleurs. Et cela tombe bien car quelques mois plus tôt, il marquait l’un des plus beaux buts de sa carrière face au FC Barcelone, après avoir effacé trois défenseurs catalans. Un homme tombe alors sous le charme du magicien : Diego Maradona.
Mágico – Diego, l’impossible duo
Le Barça de César Luis Menotti va donc tout faire pour enrôler le Salvadorien. Sur le papier, le duo que pourrait former Mágico González et Maradona semble inarrêtable, ce qui pousse le club catalan à inviter le protégé de Diego pour une tournée amicale aux Etats-Unis. González jouera deux matchs avec le Barça, face au New-York Cosmos et à Flamengo, mais l’histoire va vite se compliquer la faute à… Maradona. El Pibe de Oro décide de faire une blague à ses coéquipiers en déclenchant l’alarme incendie de leur hôtel. Toute la délégation catalane sort en précipitation mais remarque que quelqu’un manque à l’appel : Jorge González. Ce dernier était resté dans sa chambre, en bonne compagnie. Menotti réalise alors : “Je ne peux pas gérer à la fois Diego et Mágico”. Un crève-cœur pour Maradona, qui ne cessera de répéter son admiration pour le Salvadorien : “Il était extraordinaire, unique. Il est l’un des dix meilleurs joueurs que j’ai vus dans ma vie”. Toujours est-il que Mágico doit rentrer aussitôt à Cadiz, qui doit justement jouer un match amical contre le Barça. Absent en première mi-temps car pas assez réveillé d’une soirée trop arrosée, le magicien renverse la tendance du match (0-1 à la mi-temps, 3-1 au coup de sifflet final), prouvant que s’il ne jouera jamais pour un grand club Européen, ce n’est pas par manque de talent. Le Real Valladolid va alors profiter de la situation pour attirer le Salvadorien en prêt. Mais loin de son Andalousie, Mágico perd la liberté qui lui permettait de libérer toute son ingéniosité. Le club l’oblige à consulter régulièrement un psychologue ainsi qu’un acupuncteur. Contraint, Jorge González qui, à 27 ans, devrait être au sommet de son art, réalise la pire saison de sa carrière. Mágico n’a plus grand chose de magique au point même qu’il passe la majeure partie de son temps sur le banc des remplaçants. Mais à Cadiz, on n’oublie pas les services rendus par le Salvadorien et, pressé par ses supporters, le président Manuel Irigoyen accepte de le garder dans l’effectif à la fin de son prêt.
De retour chez lui, Mágico González retrouve le niveau qu’on lui connaissait. Tant mieux car Cadiz, qui est parvenu à remonter en Liga en son absence, a bien besoin de lui pour se maintenir. Moins décisif statistiquement, celui qui, malgré son positionnement et son style de jeu, porte le numéro 11 en Andalousie, parvient à hisser le niveau de son équipe pour accrocher un maintien difficile. Contre le Racing Santander, il inscrit un but légendaire, illustrant à la perfection l’ensemble de ses qualités. L’été qui suit, il loupe un essai, volontairement pour beaucoup, à l’Atalanta, et reste à Cadiz, qu’il ne quittera que trois ans plus tard en 1991 avec le statut de légende du club. La saison suivante, le Salvadorien joue le meilleur football de sa carrière et guide son club vers la 12ème place, le meilleur classement de son histoire. La trentaine passée, pas aidé par une hygiène de vie incompatible avec le football de haut niveau, Mágico González perd en vitesse et en régularité mais reste tout de même l’un des meilleurs joueurs de son équipe, qu’il s’assure de quitter en héros en la laissant en première division. À l’été 1991, il est temps pour le Salvadorien de rentrer au pays, au CD FAS, avec qui il soulèvera deux nouveaux titres de champion. International jusqu’à ses quarante ans, González prend finalement sa retraite en 1999 pour entamer une seconde vie tout autant mouvementée que la première, prenant le poste d’entraîneur adjoint à Houston et complétant ses fin de mois comme chauffeur de taxi. Témoignant de sa qualité de légende vivante au Salvador, le stade national finira par être renommé à son nom.
Jorge “Mágico” González est donc un 10 assez particulier. Un 10 par le dribble bien plus que par la passe. Un 10 qui restera dans l’ombre des plus grands, préférant largement s’éloigner de la lumière pour conserver un mode de vie collant à celui qu’il est. Pour autant, ses exploits sont immenses et son court palmarès de seulement cinq titres de champion du Salvador ne saurait le résumer. Adoubé par Maradona, Mágico est une légende dans son pays, pour lequel football rimait jusqu’à son arrivée en sélection nationale avec pleurs, désespoir et conflits. Mais Jorge González a aussi conquis hors de ses terres, écrivant les plus belles pages de l’histoire du Cadiz CF. Une carrière pleine, frustrante autant que brillante, qui aura prouvé que Mágico n’a pas volé son surnom.
Sources :
« Dribbleurs »: Jorge « Magico » Gonzalez, le génie du jeu qui préférait la nuit au foot – RMC Sport
- Jorge Mágico González, le génie méconnu – Lucarne Opposée
Las más increíbles anécdotas de Jorge ‘Mágico’ González – As
Mágico González, el genio vago que no quiso ser mejor que Maradona -El Espanol
Portrait rétro – Mágico González, celui pour qui le football n’était qu’un jeu -Furia Liga
- Quand le match Honduras-Salvador déclenchait une guerre – So Foot