Si l’on devait résumer caricaturalement les huit années passées par Johan Cruyff sur le banc du FC Barcelone entre 1988 et 1996, tel en serait le descriptif : des idées, des buts, du plaisir, des défaites sanglantes et des cravates atypiques. Loin de nous l’idée de restreindre sa seconde vie catalane à cela, et pour rétablir la vérité, il est nécessaire de se remémorer cette époque. Pour ce faire, il faut même remonter à 1974, soit au début de sa première vie blaugrana. Cette année-là, la recrue phare du club barcelonais ramène le premier trophée national depuis 1960. Le prochain n’arrivera qu’en 1985. C’est alors dans une institution précaire et instable que Cruyff pose ses valises à l’été 88.
En plus d’un manque criant de trophée, le Barça connait, la saison précédant l’arrivée du Messie, une véritable crise institutionnelle. Entre échecs sportifs et perte de la dimension catalaniste chère aux Socios, le président Josep Lluís Nuñez est vivement critiqué à un an des nouvelles élections. En avril 1988, la capitaine barcelonais se plaint de la direction du club lors d’une conférence de presse organisée exceptionnellement pour l’occasion. Il n’en faudra pas plus pour assister à une épuration de l’effectif durant l’été à laquelle n’échappera pas Luis Aragones alors entraîneur. Si la légende veut que l’arrivée de Cruyff fut décidée pour instaurer un style de jeu au club, elle semble davantage s’apparenter à un choix politique en vue des élections présidentielles. Le retour d’une ancienne gloire ramènera la paix sociale pour au moins un an afin de permettre à Nuñez d’être réélu.
Une arrivée en demi-teinte
Dès sa prise de fonction, le « Hollandais volant » va énoncer ses idées révolutionnaires. A l’ère des 4-4-2 et 3-5-2, Cruyff va dessiner une formation disposée en 3-4-3 sur son tableau noir. Ce système unique à l’époque, notamment dans une Espagne rustre, est destiné à gagner la bataille du milieu face aux autres, alors majoritaires. L’un des préceptes les plus importants de sa philosophie est bien sûr la possession. Ainsi, avoir quatre milieux de terrain facilite cette confiscation du ballon. Sa déclaration lors de son arrivée montre à quel point il veut procurer du plaisir à la tête du Barça :
« Je ne promets pas de titres, mais du spectacle. Mon but, c’est de remplir un stade qui était vide cette saison. J’ai l’intention de marquer une époque exceptionnelle dans ce club, qui est ma deuxième maison »
Néanmoins, le système utilisé n’est qu’une porte d’entrée vers une conception bien plus complexe de sa philosophie. Entre création de triangles, recherche de l’homme libre et importance de l’espace, Cruyff a besoin de temps pour arriver à ses fins avec un effectif relativement faible. L’idéal voulu par Cruyff est que chaque porteur ait trois solutions de passes : un soutien, un appui et un jeu à l’intérieur afin de faire imploser le bloc adverse. Lors de ses deux premières années, le jeu proposé ne semble être qu’une pâle copie du football total pratiqué par l’Ajax de Rinus Michels -et de lui même- au début des années 70. Il remporte tout de même la Coupe d’Europe des Vainqueurs de Coupe en 1989 et la Copa del Rey l’année suivante. Un match est à souligner dans chacun de ces deux sacres.
Lors de la demi-finale aller de la compétition européenne, le Barça s’impose face au CSKA Sofia (4-2) en passant presque l’intégralité de la rencontre dans le camp adverse. De la même façon, la finale de la coupe nationale, face au Real Madrid, est un succès sportif et idéologique. Les « talentueux » barcelonais s’imposent face aux « endurants » madrilènes. En regardant l’une des premières démonstrations de force de la machine de Cruyff, nous sommes loin d’imaginer que sans cette victoire il aurait pu être limogé. Simple légende ou véritable anecdote ? José María Bakero laisse planer le flou mais assure tout de même que « si on n’avait pas gagné ce jour-là, c’est simple : il n’y aurait jamais eu de Dream Team« .
Des pièces ajoutées à la machine de Cruyff
L’amélioration de l’équipe façonnée par Johan Cruyff va se dérouler en plusieurs étapes. La première s’établit dix ans avant son arrivée sur la banc. En effet, encore joueur du Barça, il suggère à Nuñez de fonder un centre de formation inauguré un an plus tard sous le nom de « La Masia« . Une fois arrivé en tant qu’entraîneur, Cruyff va voir éclore de ce centre un jeune milieu jugé trop frêle par grand nombre de personne de l’organigramme. Il voit en lui son excellent niveau balle au pied. Son créateur, sa figure de proue puis son futur disciple est trouvé en la personne de Pep Guardiola qu’on appelait encore Josep.
A l’été 1989, Ronald Koeman et Michael Laudrup rejoignent l’écurie avant Hristo Stoichkov l’année suivante. L’ailier bulgare complète parfaitement le faux 9 danois notamment dans le jeu entre les lignes. Le stoppeur hollandais, lui, assure le liant entre la défense et le milieu. Dans ce milieu, le rôle de sentinelle va être assuré par Guardiola qui prend définitivement les clés du camion en 1991. « Le milieu défensif était juste un autre défenseur avant que Cruyff ne change cela » dit d’ailleurs Laudrup conscient que l’apport créatif du jeune Masian était bénéfique. Devant Guardiola se trouve également Bakero qui apporte également sa créativité dans le dernier tiers du terrain.
Une colonne vertébrale très attrayante mais peu défensive. Le tacticien batave avouera d’ailleurs que malgré leur rôle au cœur de la défense, Guardiola et Koeman ne savaient pas défendre. Son 3-4-3 était donc fait pour compenser cela en étant étiré avec le ballon mais très resserré sans.
De succès en succès
Entre 1991 et 1994, le Barça de Cruyff va collectionner les trophées. Quatre championnats (de 1991 à 1994), trois Supercoupes d’Espagne (1991, 1992 et 1994), la Coupe d’Europe des Clubs Champions en 1992 et la Supercoupe d’Europe la même année. La première C1 glanée par le club catalan sera le point d’orgue des résultats de Johan Cruyff. Txiki Begiristain voit même plus loin :
« Jusqu’en 1992, le Barça était un petit club. Il a toujours été un grand club de football en raison de sa taille et de ce qu’il représente, en raison de quarante ans de dictature et de cette identité unique. Mais le Bayern, Milan, Liverpool… ils ont eu je ne sais combien de Coupes d’Europe. Madrid ? Vous ne pouvez même pas commencer à compter les leurs. Nous n’en avions pas. Wembley a tout changé. C’était une libération, quelque chose s’est mis en marche »
Des succès sur le plan comptable mais également dans la philosophie de jeu souhaitée. Cependant tout n’est pas parfait. La finale face à la Sampdoria met en lumière le problème récurrent d’utiliser Laudrup en faux 9. Cela empêche le Barça d’avoir un réel avant centre (Stoichkov, pourtant ailier, est le meilleur buteur du club durant trois saisons de suite) voire de n’avoir aucune présence permanente dans la surface adverse. Pour y remédier, Cruyff et son club jetteront leur dévolu sur Romário. Cette arrivée sacrifiera la plupart du temps Michael Laudrup avec la stricte règle des trois étrangers. Romário, Laudrup, Stoichkov et Koeman, problème de riche mais problème quand même.
Le jeu au centre du projet
L’arrivée du Brésilien, fort de ses cinq ans du côté du PSV Eindhoven, ne va pas changer le fond de jeu blaugrana. Son apport dans la surface adverse sera bénéfique notamment pour le champ plus libre devant Bakero ou le rôle de Stoichkov et Salinas qui pourront se concentrer uniquement sur leur aile respective. L’idée d’être protagoniste du jeu, elle, ne change pas. Cruyff est un idéaliste, s’il le pouvait, il passerait quatre-vingt dix minutes dans le camp adverse et avec une possession proche des 100%. Idéaliste mais loin d’être utopiste puisqu’il arrive toujours à mettre en pratique ses idées.
Nous parlions précédemment de sa philosophie, elle s’établit dans les grandes lignes en adéquation avec celle de Rinus Michels. Il y ajoute néanmoins sa touche personnelle avec particulièrement la création constante de triangle et la recherche perpétuelle de l’homme libre. La notion d’espace est également essentielle dans la compréhension du jeu de l’équipe de Johan Cruyff. Nous avons cité au cours de l’article les quelques individualités composant la « Dream Team » mais il serait réducteur de penser que celle-ci ne gagnait que grâce à elles. Au contraire, elles se fondent dans un collectif cher à leur entraîneur qui disait que « dans [son] équipe, le gardien est le premier attaquant et l’attaquant le premier défenseur ». La défense est également révolutionnaire puisque la « Dream Team » défend en zone et toujours en avançant.
La fin de la « Dream Team »
La saison 1993/94 est sûrement la plus aboutie de l’ère Cruyff au Barça. Quatre matchs sont essentiels à la compréhension de son mandat et de sa philosophie : la victoire 4-1 contre le Dynamo Kiev, la manita 5-0 face au Real, la défaite 4-3 contre l’Atletico et celle 4-0 face au Milan en finale de C1, à Athènes. Les deux premières rencontres sont des exemples de jeu de position et dégagent une sensation de puissance jamais aperçue à Barcelone. La troisième prouve le danger de l’excès d’allant offensif de son équipe. Enfin, le dernier est la représentation du danger de l’excès de confiance.
Le physique milanais supérieur dans l’impact et leur milieu très renforcé (s’apparentant presque à la « no-go zone » du catenaccio) posent problème aux Catalans. La défaite montre les limites de l’équipe lorsque la construction est obstruée par le manque de temps donné à la rampe de lancement Guardiola. Ce dernier manquant de solution aurait aimé trouver Laudrup devant lui du fait que Romário et Stoichkov furent en dedans. Fabio Capello s’exprimera d’ailleurs sur le sacrifice du Danois : « Quand j’ai vu qu’il ne jouait pas, je me suis relaxé. Il était celui qui m’inquiétait ». Une défaite qui signera la fin de la « Dream Team » bien que Cruyff restera encore deux ans sur le banc.
La saison suivante, Laudrup rejoint le Real Madrid infligeant une manita à ses anciens partenaires. En 1995, c’est au tour de Koeman de partir au Feyenoord, de Romário d’aller à Flamengo et de Stoichkov de rejoindre Parme. Plus aucun titre après la finale face au Milan, pire une brouille entre Johan Cruyff et Joan Gaspart, vice président barcelonais, en 1996, marque définitivement la fin de l’histoire d’amour. Le lendemain de cette histoire, alors que le Barça reçoit le Celta Vigo de Jordi Cruyff, celui-ci est ovationné par le Camp Nou ayant choisi son camp. Le mal était néanmoins fait. La plaie était ouverte depuis la finale à Athènes et ne pouvait plus être refermée.
Johan Cruyff était peut-être trop extrême. Davantage tourné vers la parfaite maîtrise de sa philosophie de jeu plutôt que vers les résultats de cette philosophie. Sa « Dream Team » aura néanmoins marqué son époque et révolutionné le monde du ballon rond. Le succès sportif et idéologique est bien sûr louable mais est-ce que la véritable victoire du « Hollandais volant » ne se déroule pas actuellement ? En bon mentor, il a apprécié voir son disciple. Un jeune Masian placé en sentinelle alors qu’il ne savait pas défendre.
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