Beaucoup d’entraîneurs impressionnent, surprennent, mais peu d’entre eux inspirent. Cette faveur est réservée aux virtuoses de la stratégie, ceux qui ont su s’émanciper des préceptes classiques sans délaisser le résultat. Ceux qui ont transformé le potentiel en qualité, ceux qui n’ont pas attendu pour changer. Ces tacticiens, ce sont aussi ceux qui ont profité de la chance qui leur est tombée dessus, d’une génération de joueurs enclins à adopter leur philosophie. Vittorio Pozzo est un de ceux-là et même le seul à avoir remporté deux Coupes du monde en tant que sélectionneur.
Avant d’être « Il Vecchio Maestro » (le Vieux Maître), Pozzo était un passionné. Un attachement qui l’a logiquement mené à l’épicentre footballistique du début du XXe, l’Angleterre. Des études de langues qu’il commence à Turin puis poursuivies en Suisse et en Grande-Bretagne, une destination qui aura largement son importance pour le reste de sa carrière. En posant ses valises sur le territoire britannique au tout début du XXe siècle, Vittorio Pozzo atterrit au pays du football (où le professionnalisme est déjà autorisé) et tombe amoureux de Manchester United. En attendant la sortie des joueurs mancuniens après leurs matchs, il fait la rencontre du « halfback » (milieu) Charlie Roberts. Se liant d’amitié avec l’international anglais, Pozzo engrange connaissances et expériences (en découvrant notamment la Pyramide ou 2-3-5) qui définiront le style du futur coach italien. Futur puisqu’avant de faire le bonheur de la Squadra Azzura en tant que sélectionneur, le Turinois a chaussé les crampons. Chez les Zurichois du Grassopher-Club entre 1905 et 1906 puis pendant cinq ans pour le club de sa ville natale. En effet après sa pige en Suisse, Vittorio va aider Alfredo Dick, président démissionnaire de la Juventus, à créer le Torino Football Club en fusionnant l’Internazionale Torino (première équipe de football en Italie) et le FC Torinese. De 1906 à 1911 il servira le club piémontais sur le terrain mais se révèle en « maître » lorsqu’il abandonne les crampons pour enfiler un costard. Si bien qu’après six ans de carrière, et à seulement 25 ans, Vittorio Pozzo met un terme à sa carrière de footballeur. Cependant, l’homme n’abandonne ni le football, ni le Torino FC. En parallèle de son poste dans le management de l’entreprise de pneumatique Pirelli, il s’engage en tant que directeur sportif d’Il Toro. Un poste qu’il n’occupera pas longtemps puisque la sélection italienne lui offre la chance de pouvoir diriger la Nazionale à l’occasion des Jeux Olympiques de 1912 à Stockholm. Une première expérience peu prolifique sur le plan des résultats (une seule victoire en trois matchs) mais majeure pour la construction de ce que l’on appellera « Il Metodo ». De fait, l’Italie de Pozzo se hisse en demi-finale du tournoi de consolation contre la sélection autrichienne. Une rencontre qui voit les transalpins s’incliner sur le score de 5 à 1 face à la formation de Hugo Meisl. C’est donc ce nom qu’il faut retenir plutôt que la déroute footballistique. En affrontant ce qui sera plus tard la Wunderteam de Meisl, Vittorio Pozzo fait la connaissance d’un sélectionneur qui sera son ami et rival mais surtout un tacticien qui partage sa vision du jeu.
La Pyramide vue par Pozzo
Vittorio Pozzo était un Italien fier mais assurément anglophile. Lors d’un de ses voyages outre-Manche, il se dirige vers le Nord de l’Angleterre et parallèlement à son travail dans la fabrication de laine à Bradford, Pozzo vagabonde dans les stades britanniques. C’est à cette occasion qu’il découvre la Pyramide, standard tactique en Angleterre depuis les années 1890, et plus particulièrement la ligne de « halfback » (ou milieux) des Red Devils : Dick Duckworth, Charlie Roberts et Alec Bell. En plus de s’inspirer du système mancunien, indubitablement son équipe préférée, le stratège italien reprend, comme beaucoup de coachs de l’époque, le 2-3-5 ou « The Pyramid formation ». Composée de deux centraux (full back), trois milieux (half back) et cinq attaquants (forward), cette formation avait pour objectif d’exercer une défense étouffante tout en pratiquant un football offensif. A titre d’exemple, c’est cette composition qui a permis à l’Uruguay de l’entre-deux guerres de remplir son armoire à trophée, avec des noms tels que Pedro Petrone ou José Leandro Andrade. Pour Vittorio Pozzo, la Pyramide telle qu’elle était à l’origine n’était pas assez défensive. Il réarrange donc le 2-3-5 à sa façon en redescendant deux attaquants pour soutenir ses milieux (en étant toujours un peu plus haut) et ainsi former un 2-3-2-3. Cela crée une supériorité numérique lorsque le milieu de terrain adverse essaie d’organiser une offensive mais permet également de contre-attaquer de façon efficace. Admirant le style de jeu de Charlie Roberts (milieu de Manchester United), le tacticien italien est convaincu que ses « half back » devaient obligatoirement maîtriser le jeu long afin d’alimenter ses ailiers.
Et même s’il était un des experts footballistiques les plus réputés de son époque, Vittorio Pozzo n’hésitait pas à faire évoluer sa vision en s’inspirant bien souvent des Anglais. De fait, en observant le rôle d’Herbie Roberts dans la composition en « W-M » (autre dénomination pour le 2-3-2-3) du coach d’Arsenal, Herbert Chapman, l’Italien va adapter sa formation. Numéro 6 avant l’heure, Roberts avait pour consigne de s’occuper des tâches défensives au milieu de terrain en essayant au maximum de priver l’attaquant de pointe adverse de ballons. Mais encore une fois Pozzo ne se contente pas de « copier » un style. En s’appuyant sur l’oriundo (terme qui qualifie l’immigré d’origine italienne revenu en Italie et naturalisé) Luisito Monti, Pozzo va, pour son premier succès en Coupe du Monde en 1934, inventer un milieu dont le rôle est quasi-exclusivement défensif. Si bien que l’Argentin naturalisé italien, qui avait participé à la Coupe du Monde 1930 avec l’Albicéleste, devait aller au marquage sur l’attaquant de pointe adverse. Pour finir, la révolution tactique est aussi offensive. En ayant redescendu ses deux attaquants pour en faire des soutiens au milieu de terrain, Pozzo va également leur donner les clés de l’attaque. Disposant de deux numéro 10 en phase offensive, derrière les trois attaquants, la tactique du Turinois permet de mettre en lumière le duo Giuseppe Meazza-Giovanni Ferrari. Plus que de simples passeurs décisifs, ils embrassaient le statut de buteur, à l’instar du Milanais Giuseppe Meazza (4e meilleur buteur de l’histoire de la Serie A). Vittorio Pozzo s’inspire mais révolutionne, posant les bases de la culture défensive italienne tout en étant cruellement efficace en attaque. Une vision qui étonne mais surtout qui gagne.
L’exigence militaire appliquée au football
Réputé pour sa fermeté, Vittorio Pozzo a largement été influencé par son expérience dans les rangs de l’armée italienne. Lorsqu’en 1915, l’Italie entre en guerre aux côtés de la Triple-Entente, l’entraîneur turinois s’engage. Servant en tant que commandant dans les troupes alpines (en tant que bataillon de chasseurs pour être plus précis) et participant aux batailles de Caporetto et du Piave, Pozzo va enrichir son patriotisme. Son expérience militaire va aussi, et surtout, définir un peu plus le caractère qu’il veut imprégner à la sélection italienne. Premièrement dans sa gestion humaine du groupe qu’il avait entre les mains. Avec les « stars » qui composaient son effectif, Pozzo devenait paternaliste et sévère afin de couper avec cette « idolâtrie » qu’on leur portait lorsqu’ils étaient en club. Dans une Italie où les rivalités étaient importantes, le sélectionneur mettait un point d’honneur à défaire cette animosité. En effet, lorsque deux internationaux étaient connus pour leur relation difficile voire hostile, Vittorio Pozzo les obligeait à dormir dans la même chambre. Dans ce sens, il arbitrait tous les matchs lors des séances d’entraînement et s’il lui semblait qu’un joueur avait refusé de faire une passe à un coéquipier, il l’excluait. Pozzo était donc persuadé que le succès passait par la création d’un groupe de joueurs qui travaille pour un seul écusson. Une valeur presque guerrière qui va caractériser la préparation et les entraînements de la Squadra Azzura. La légende raconte qu’en plus des séances harassantes même parfois fastidieuses, Vittorio Pozzo faisait chanter les chansons des troupes alpines à ses joueurs. Et pour les motiver il allait jusqu’à leur conter les batailles de la Première Guerre Mondiale voire emmener sa sélection sur les champs de batailles ou dans les cimetières militaires.
« S’ils peuvent mourir pour l’Italie, ils peuvent aussi jouer pour l’Italie »
Surtout connu pour son innovation tactique, Pozzo fût également le premier entraîneur à instaurer des mises au vert. Indispensables dans le football actuel, le Turinois a instauré cette tradition avec la sélection italienne. Comparables au fonctionnement d’une base militaire, les joueurs étaient coupés de tout, les divertissements interdis. Appelées « ritiri » ou « retraites », Pozzo n’accorde que très peu de repos à ses hommes entre les séances exténuantes. Cela aurait même poussé certains joueurs à créer une mutinerie pour obtenir une journée de relâchement durant une mise au vert avant la Coupe du Monde 1938. Acharné voire obstiné, mais il est important de souligner que cette exigence poussée à l’extrême a porté ses fruits.
Vittorio Pozzo : éternel sélectionneur
Si le Vieccho Maestro a entraîné le FC Torino et l’AC Milan, son nom est entré dans la légende grâce à ses prouesses à la tête des Azzuri. Une histoire qui, comme rappelé au début du papier, n’a pas commencé de la meilleure des façons. En appelant Vittorio Pozzo pour lui proposer le poste de sélectionneur pour les Jeux Olympiques de 1912, la fédération de football italienne n’attendait pas grand-chose. De fait, Pozzo ne fit pas miracle et son équipe fut éliminée dès le premier tour contre la Finlande. La Nazionale sauve quand même l’honneur en s’imposant 1 à 0 contre la Suède mais son parcours en tournoi de consolation sera stoppé net par les Autrichiens (5-1) emmenés par Hugo Meisl. Une première décevante conclue par une démission suite à une nouvelle défaite contre l’Autriche plus de six mois après le tournoi international. Douze ans et une guerre mondiale plus tard, l’appel de la sélection résonne de nouveau dans la maison Pozzo. La Squadra Azzura participe aux Jeux Olympiques de 1924 à Paris et lui qui n’est encore qu’un « Giovane Maestro » (jeune maître) accepte de reprendre la Nazionale. À la différence de 1912, les Italiens vont montrer des signes positifs, qui laissent présager que l’équipe a une marge de progression. Une victoire pour commencer le tournoi contre les Espagnols (1-0) en tour préliminaire puis un nouveau succès au Stade Pershing contre le Luxembourg (2-0). Un parcours honorable qui se termine contre la Suisse sur une courte défaite 2 à 1 alors que Giuseppe Della Valle avait remis les Gli Azzuri dans le match. Cependant, la construction de la légende Pozzo avec l’équipe nationale est semée d’embuches. Cette fois-ci ce n’est pas une défaite qui fera démissionner le Turinois. Quelques temps après le tournoi olympique son épouse décède et Vittorio quitte encore une fois la Nazionale et passe cinq ans loin des terrains.
Sans lui, la sélection italienne va remporter une médaille de bronze aux Jeux Olympiques de 1928 à Amsterdam. Mais pour passer un cap supérieur et devenir une nation dominante du football mondial, la Squadra Azzura s’en remet à Pozzo. L’Italie a des ambitions plus élevées pour son équipe nationale dans un contexte où Benito Mussolini veut en faire une nation majeure dans le monde. Durant vingt ans, « Il Vieccho Maestro » aura la main sur la Nazionale et va devenir un des meilleurs sélectionneurs de l’Histoire de son sport. Il rafle deux fois la Coupe internationale européenne, ancêtre du Championnat d’Europe, en 1930 et 1935, obtient la seule médaille d’or olympique de la sélection italienne en 1936 et surtout, est le seul à avoir remporté deux Coupe du monde sur le banc d’une équipe nationale. La première est la plus belle puisqu’il va la soulever à Rome, devant 50 000 spectateurs, en défaisant les Tchécoslovaques (2-1). La seconde est la plus historique. Une préparation intense qui colle au style Pozzo et qui permettra à l’Italie de se débarrasser de la Norvège, de la France, du Brésil puis, finalement, de la Hongrie. Ce jour-là, Vittorio Pozzo est déjà le seul sélectionneur à remporter deux Coupe du monde alors que la troisième édition s’achève.
Le 2-3-2-3, une formation désuète ?
Jonathan Wilson, auteur de La Pyramide Inversée, un des plus célèbres ouvrages parlant de football, a fait en 2010 le lien entre le Barça de Guardiola, peut-être une des meilleures équipes de l’histoire, et le 2-3-2-3 ou W-W. En scrutant de plus près les mouvements de l’équipe de Guardiola, on s’aperçoit qu’en effet, Vittorio Pozzo et beaucoup d’autres tacticiens des années 30 (Hugo Meisl, Herbert Chapman…) ont un héritage bien plus important que des titres. Le coach turinois laisse derrière lui un héritage de travail, de don de soi et de rigueur défensive et physique qui caractériseront le style italien plus tard. Mais Pozzo a aussi eu un rôle d’innovateur qui perdure presque 90 ans après ses succès.
Vittorio Pozzo n’est peut-être pas le nom le plus connu quand on fait un classement des meilleurs sélectionneurs de l’Histoire du football mais il fait partie de ces personnes qui ont changé ce sport. D’étudiant en langues à sélectionneur de la Nazionale, « Il Vieccho Maestro » est un personnage sévère mais juste, exigeant mais victorieux.